Par Jonathan Cook
Près d’un an après l’entrée de la Russie en Ukraine, le récit occidental d’une attaque « non provoquée » est devenu impossible à soutenir.
Le recul est un outil particulièrement puissant pour analyser la guerre en Ukraine, près d’un an après l’invasion russe.
En février dernier, il semblait vraisemblable, au moins d’un point de vue superficiel, de qualifier la décision du président russe Vladimir Poutine d’envoyer des troupes et des chars chez son voisin de rien moins qu’un « acte d’agression non provoqué ».
Poutine était soit un fou, soit un mégalomane, tentant de remettre au goût du jour le programme impérial et expansionniste de l’Union soviétique. Si son invasion n’était pas endiguée, il constituerait une menace pour le reste de l’Europe.
La courageuse et démocratique Ukraine avait besoin du soutien sans réserve de l’Occident – et d’un approvisionnement quasi illimité en armes – pour résister à ce dictateur sans foi ni loi.
Mais ce récit semble de plus en plus manquer de sens, du moins si l’on ne se contente pas d’écouter les médias de l’establishment – des médias qui n’ont jamais semblé aussi soumis aux puissants, aussi déterminés à battre le tambour de la guerre, aussi amnésiques et aussi irresponsables.
Toute personne qui prend ses distances avec les efforts incessants déployés au cours des 11 derniers mois pour intensifier un conflit qui entraîne d’innombrables morts et souffrances, fait monter en flèche les prix de l’énergie, cause des pénuries alimentaires mondiales et risque de dégénérer en affrontement nucléaire – est accusée de trahir l’Ukraine et de soutenir Poutine.
Aucune dissidence n’est tolérée.
Poutine est Hitler, nous sommes en 1938, et toute personne cherchant à faire baisser la tension ne vaut pas mieux que le premier ministre britannique Neville Chamberlain.
C’est du moins ce qu’on nous a dit et répété, en oblitérant soigneusement le contexte qui est pourtant la clé pour comprendre ce qui se passe.
La fin des « guerres éternelles »
Six mois à peine avant que Poutine n’envahisse l’Ukraine, le président Joe Biden a rapatrié l’armée américaine d’Afghanistan après deux décennies d’occupation. Soi-disant pour mettre fin aux « guerres éternelles » de Washington qui, a-t-il souligné, « ont fait couler des flots de sang et d’argent étasuniens ».
La promesse implicite était que l’administration Biden allait non seulement sortir les troupes américaines des « bourbiers » du Moyen-Orient que sont l’Afghanistan et l’Irak, mais aussi s’assurer que les impôts américains cessent de remplir les poches d’entrepreneurs militaires, de fabricants d’armes et des fonctionnaires étrangers corrompus. L’argent américain serait dépensé chez nous, pour résoudre nos propres problèmes.
Mais depuis l’invasion de la Russie, on voit le contraire se produire. Dix mois plus tard, il semble ridicule de s’être imaginé que Biden ait jamais eu l’intention de le faire.
Le mois dernier, le Congrès américain a approuvé une augmentation colossale du « soutien » essentiellement militaire à l’Ukraine, portant le total officiel à quelque 100 milliards de dollars en moins d’un an, à quoi s’ajoutent sans doute beaucoup d’autres dépenses cachées au public. Ce montant dépasse de loin le budget militaire annuel de la Russie, qui s’élève à 65 milliards de livres sterling.
Washington et l’Europe ont déversé des armes, et des armes toujours plus offensives, en Ukraine. Enhardi, Kiev a étendu le champ de bataille toujours plus profondément à l’intérieur du territoire russe.
Les responsables américains, comme leurs homologues ukrainiens, parlent d’une guerre contre la Russie qui se poursuivra jusqu’à ce que Moscou soit « vaincu » ou que Poutine soit renversé, et qui prendra inévitablement la forme d’une nouvelle « guerre éternelle » identique à celles auxquelles Biden vient prétendument de renoncer, à ceci près qu’elle se passe en Europe et pas au Moyen-Orient.
Ce week-end, dans le Washington Post, Condoleezza Rice et Robert Gates, deux anciens secrétaires d’État américains, ont appelé Biden à « augmenter d’urgence la fourniture d’armes et de capacités militaires à l’Ukraine (…) Il vaut mieux arrêter [Poutine] maintenant, avant que l’on n’exige davantage des États-Unis et de l’OTAN ».
Le mois dernier, le chef de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a averti qu’une guerre directe entre l’alliance militaire occidentale et la Russie était une « vraie possibilité ».
Quelques jours plus tard, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a été accueilli en héros lors d’une visite « surprise » à Washington. La vice-présidente américaine Kamala Harris et la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi ont déployé un grand drapeau ukrainien derrière leur invité, comme deux pom-pom girls en mal de notoriété, pendant qu’il s’adressait au Congrès.
Les législateurs américains ont salué Zelensky par une ovation de trois minutes, plus longue encore que celle accordée à l’Israélien Benjamin Netanyahu, lui aussi un célèbre « homme de paix », grand défenseur de la démocratie. Le président ukrainien a appelé à la « victoire absolue », en reprenant les mots du président américain Franklin D. Roosevelt, lors de la seconde guerre mondiale.
Tout cela n’a fait que souligner le fait que Biden s’est rapidement approprié la guerre en Ukraine, en exploitant l’ « invasion non provoquée » de la Russie pour mener une guerre étasunienne par procuration. L’Ukraine a fourni le champ de bataille sur lequel Washington peut terminer le travail de sape entrepris pendant la guerre froide.
Étant donné le timing, on est en droit de se demander, sans être cynique, si Biden ne s’est pas retiré de l’Afghanistan non pas pour se concentrer enfin sur le redressement des États-Unis, mais pour se préparer à une autre confrontation, pour donner un nouveau souffle au même vieux scénario américain de domination militaire totale sur le monde.
Était-il nécessaire d’ « abandonner » l’Afghanistan pour que Washington puisse investir ses deniers dans une guerre contre la Russie, sans le risque de voir ses enfants rentrer au pays dans des sacs mortuaires ?
Des intentions hostiles
La réponse convenue à cette question est que Biden et ses collaborateurs ne pouvaient pas savoir que Poutine était sur le point d’envahir l’Ukraine. C’était la décision du dirigeant russe, pas celle de Washington. Sauf que…
De hauts responsables politiques américains et des experts des relations entre les États-Unis et la Russie – de George Kennan à William Burns, actuellement directeur de la CIA de Biden, en passant par John Mearsheimer et le regretté Stephen Cohen – préviennent depuis des années que l’expansion de l’OTAN aux portes de la Russie sous l’égide des États-Unis finirait par provoquer une réponse militaire russe.
Poutine avait mis en garde contre les dangereuses conséquences d’une telle expansion, en 2008, lorsque l’OTAN a annoncé que l’Ukraine et la Géorgie – deux anciens États soviétiques situés à la frontière de la Russie – se proposaient d’adhérer à l’OTAN. Poutine n’a laissé aucune place au doute en envahissant presque immédiatement, bien que brièvement, la Géorgie.
C’est cette première réaction « non provoquée » qui a vraisemblablement retardé l’exécution du plan de l’Otan. Néanmoins, en juin 2021, l’Alliance a réaffirmé son intention d’accueillir l’Ukraine dans l’OTAN. Quelques semaines plus tard, les États-Unis ont signé des pactes distincts sur la défense et le partenariat stratégique avec Kiev, accordant à l’Ukraine de nombreux avantages liés à l’appartenance à l’OTAN sans la déclarer officiellement membre.
Entre les deux annonces d’imminente adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, en 2008 et en 2021, les États-Unis n’ont pas caché leurs intentions hostiles à l’égard de Moscou, ni la manière dont l’Ukraine pouvait contribuer à leur progression géostratégique agressive dans la région.
En 2001, peu après que l’OTAN a commencé à s’étendre vers les frontières de la Russie, les États-Unis se sont unilatéralement retirés du traité de 1972 sur les missiles antibalistiques (ABM, ou Anti-Ballistic Missile), destiné à éviter une course aux armements entre les deux ennemis historiques.
N’étant plus liés par le traité, les États-Unis ont alors construit des sites ABM dans la zone élargie de l’OTAN, en Roumanie en 2016 et en Pologne en 2022. Ils ont prétendu qu’il s’agissait de sites purement défensifs, destinés à intercepter des missiles tirés par l’Iran.
Mais Moscou ne pouvait ignorer que ces systèmes d’armes étaient également capables de fonctionner de manière offensive et que des missiles de croisière à charge nucléaire pouvaient pour la première fois être lancés vers la Russie sans qu’elle ait le temps de les intercepter.
Pour aggraver les préoccupations de Moscou, en 2019, le président Donald Trump s’est retiré unilatéralement du traité de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire. Cela a donné aux États-Unis la possibilité de lancer une première frappe sur la Russie, en utilisant des missiles stationnés chez les nouveaux membres de l’Otan.
Pendant que l’OTAN flirtait une nouvelle fois avec l’Ukraine au cours de l’été 2021, le risque que les États-Unis lancent, avec l’aide de Kiev, une frappe préventive à laquelle Moscou ne pourrait pas riposter et qui réduirait à néant sa force de dissuasion nucléaire, devait hanter les décideurs russes.
Les empreintes digitales des États-Unis
Les choses ne se sont pas arrêtées là. L’Ukraine post-soviétique était profondément divisée géographiquement et électoralement sur la question de savoir si elle devait se tourner vers la Russie pour sa sécurité et son commerce ou vers l’OTAN et l’Union européenne. Cette question a été au centre d’élections très serrées. L’Ukraine est un pays en proie à une crise politique permanente et à une corruption profonde.
C’est dans ce contexte que s’est produit en 2014 un coup d’État/une révolution qui a renversé à Kiev un gouvernement élu pour préserver de bonnes relations avec Moscou. Un gouvernement ouvertement anti-russe a été installé à sa place. Les empreinte digitales de Washington – déguisées en « promotion de la démocratie » – étaient partout visibles sur le changement soudain de gouvernement au profit d’un gouvernement étroitement aligné sur les objectifs géostratégiques américains dans la région.
De nombreuses communautés russophones d’Ukraine – concentrées dans l’est, le sud et la péninsule de Crimée – ont été choquées par ce coup d’état. Craignant que le nouveau gouvernement de Kiev, qui lui était profondément hostile, ne tente de mettre fin à son contrôle historique sur la Crimée et sur le seul port maritime d’eau chaude de la Russie, Moscou a annexé la péninsule.
Selon un référendum organisé par la suite, la population locale a massivement soutenu cette décision. Les médias occidentaux ont prétendu que le référendum était frauduleux, mais des sondages ultérieurs ont montré qu’il reflétait fidèlement la volonté des habitants de la Crimée.
Mais c’était la région du Donbass, à l’est, qui devait servir de prétexte pour l’invasion de la Russie en février dernier. La guerre civile qui a rapidement éclaté en 2014, opposait les communautés russophones de la région à des combattants ultra-nationalistes et anti-russes, originaires pour la plupart de l’ouest de l’Ukraine, dont des néo-nazis sans complexe. Plusieurs milliers de personnes sont mortes au cours des huit années de combats.
Alors que l’Allemagne et la France négociaient les accords dits de Minsk, avec l’aide de la Russie, pour mettre fin au massacre dans le Donbass en promettant à la région une plus grande autonomie, Washington encourageait l’effusion de sang.
Washington a déversé d’énormes quantités d’argent et d’armes en Ukraine. Il a formé les forces ultranationalistes ukrainiennes et s’est efforcé d’intégrer l’armée ukrainienne dans l’OTAN par le biais de ce qu’il a appelé « l’interopérabilité ». En juillet 2021, alors que les tensions s’intensifiaient, les États-Unis ont organisé un exercice naval conjoint avec l’Ukraine en mer Noire, l’opération Sea Breeze, au cours duquel la Russie a tiré des coups de semonce vers un destroyer de la marine britannique qui était entré dans les eaux territoriales de la Crimée.
À l’hiver 2021, comme l’a noté le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, Moscou avait « atteint le point d’ébullition ». Les troupes russes se sont massées à la frontière de l’Ukraine, pour donner le signal que les provocations orchestrées par les États-Unis en Ukraine commençaient à dépasser les bornes.
Le président Zelensky, qui semblait incapable de maîtriser les éléments d’extrême droite au sein de sa propre armée, a fait exactement le contraire de ce qu’il avait promis de faire s’il était élu, à savoir la paix dans le Donbass.
Les forces ukrainiennes ultra-nationalistes ont intensifié le bombardement du Donbass dans les semaines précédant l’invasion.
Dans le même temps, Zelensky a suspendu des médias critiques, avant d’interdire les partis politiques d’opposition et d’exiger des médias ukrainiens qu’ils mettent en œuvre une « politique d’information unifiée ». Alors que les tensions montaient, le président ukrainien a agité la menace de développer des armes nucléaires et de demander une adhésion accélérée à l’OTAN, ce qui aurait pour conséquence d’impliquer davantage l’Occident dans le massacre perpétré dans le Donbass (par le gouvernement ukrainien, ndt) et de lui faire courir le risque d’une confrontation directe avec la Russie.
Éteindre les lumières
C’est alors, après 14 ans d’ingérence américaine aux frontières de la Russie, que « sans avoir été le moins du monde provoqué », Moscou a envoyé ses soldats dans le Donbass.
L’objectif initial de Poutine, quoi qu’en disent les médias occidentaux, semblait être d’en faire le moins possible, étant donné que la Russie lançait une invasion illégale. Dès le départ, la Russie aurait pu mener ses attaques actuelles et dévastatrices contre l’infrastructure civile ukrainienne, fermer les voies de communication et éteindre les lumières dans une grande partie du pays.
Mais la Russie semble avoir délibérément évité de se lancer dans une campagne de choc et d’effroi à la manière des États-Unis.
Au lieu de cela, elle s’est d’abord concentrée sur une démonstration de force. Moscou semble avoir supposé, à tort, que Zelensky reconnaîtrait que Kiev avait exagéré, qu’il se rendrait compte que les États-Unis – situés à des milliers de kilomètres – ne pouvaient pas assurer sa sécurité, et qu’il serait contraint de désarmer les ultranationalistes qui s’en prennent aux communautés russes de l’Est depuis huit ans.
Ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Du point de vue de Moscou, l’erreur de Poutine n’est pas d’avoir lancé une guerre non provoquée contre l’Ukraine mais d’avoir trop tardé à l’envahir. L’ « interopérabilité » militaire de l’Ukraine avec l’OTAN était bien plus avancée que ce que croyaient les planificateurs russes.
Dans une récente interview, l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel, qui a supervisé les négociations de Minsk visant à mettre fin au massacre du Donbass, a semblé – bien que par inadvertance – faire écho à ce point de vue : les pourparlers ont servi de couverture pendant que l’OTAN préparait l’Ukraine à une guerre contre la Russie.
Au lieu d’une victoire rapide et d’un accord sur de nouvelles dispositions en matière de sécurité régionale, la Russie est désormais engagée dans une longue guerre par procuration contre les États-Unis et l’OTAN, les Ukrainiens servant de chair à canon. Les combats, et les morts pourraient se multiplier indéfiniment.
L’Occident étant résolu à ne pas rétablir la paix et à expédier des armes aussi vite qu’ils peuvent les fabriquer, l’avenir semble sombre : il y aura soit une nouvelle division territoriale sanglante de l’Ukraine en blocs pro-russes et anti-russes par la force des armes, soit une escalade vers une confrontation nucléaire.
Sans l’intervention incessante des États-Unis, l’Ukraine aurait, depuis longtemps, été obligée de trouver un arrangement avec son voisin beaucoup plus grand et plus fort, tout comme le Mexique et le Canada ont dû le faire avec les États-Unis. L’invasion aurait été évitée. Aujourd’hui, le destin de l’Ukraine n’est plus dans ses mains. Elle est devenue un pion sur l’échiquier des superpuissances.
Ce qui est important aux yeux de Washington, ce n’est pas l’Ukraine, c’est d’anéantir la force militaire de la Russie et de l’isoler de la Chine, apparemment la prochaine cible dans la ligne de mire des États-Unis qui veulent dominer totalement la planète.
En attendant, Washington a atteint un objectif plus large, en réduisant à néant tout espoir de compromis en matière de sécurité entre l’Europe et la Russie, en renforçant la dépendance européenne à l’égard des États-Unis, tant sur le plan militaire qu’économique, et en poussant l’Europe à s’associer à ses nouvelles « guerres éternelles » contre la Russie et la Chine.
Beaucoup plus d’argent sera dépensé et plus de sang sera versé. Il n’y aura pas de gagnants, à part les faucons néoconservateurs de la politique étrangère qui dominent Washington et les lobbyistes de l’industrie de la guerre qui tirent profit des aventures militaires sans fin de l’Occident.
Auteur : Jonathan Cook
10 janvier 2023 – Middle-East-Eye – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet