Par Jonathan Cook
Le Premier ministre a autant à perdre qu’à gagner en déclenchant les hostilités. Mais avec les extrémistes religieux qui dictent son agenda, il aura du mal à ne pas enflammer la région.
La tactique favorite des premiers ministres israéliens en difficulté consiste à provoquer une confrontation, ou, du moins, à réagir de manière disproportionnée pour qu’une confrontation se produise, puis à envoyer l’armée.
Les guerres ont en général comme effet d’unir les Israéliens derrière un gouvernement en difficulté et de réduire l’opposition au silence, tout en gagnant le soutien inconditionnel des Juifs de l’étranger et la sympathie des États occidentaux.
Gaza a été utilisé dans ce but à plusieurs reprises au cours des 15 dernières années. Ehud Olmert, lui, a choisi de s’en prendre au Liban – une arène beaucoup plus difficile sur le plan militaire – pour faire ses preuves en 2006 et rallier la population israélienne à son fragile gouvernement. Cela ne lui a pas réussi.
Benjamin Netanyahu est un dirigeant israélien dont les problèmes – tant personnels que politiques – sont bien plus profonds que ceux de ses prédécesseurs.
Il est au cœur d’un procès pour corruption qu’il n’est pas en train de gagner. Il a désespérément besoin de se maintenir au pouvoir et de faire passer des lois pour affaiblir les tribunaux s’il ne veut pas risquer de finir en prison.
Mais sa soi-disant « refonte judiciaire », destinée à donner à ses alliés extrémistes religieux un réel contrôle sur les tribunaux, a déclenché des manifestations sans précédent dans tout le pays. La cote de popularité de Netanyahu s’est effondrée. S’il y avait des élections aujourd’hui, il est presque certain qu’il les perdrait.
Parallèlement, il est confronté à une quasi-mutinerie inédite parmi les élites militaires, notamment les pilotes et les réservistes expérimentés, qui s’opposent à son ingérence dans le système judiciaire, en partie par intérêt personnel. Le prétendu « contrôle » de leurs crimes de guerre par la Cour suprême israélienne est le principal obstacle à leur comparution devant la Cour pénale internationale.
Des ministres pyromanes
Mais la rébellion dans l’armée que Netanyahu a provoquée est également de plus en plus perçue comme une atteinte à la dissuasion tant prisée d’Israël dans une région “hostile”.
Comme si cela ne suffisait pas, Netanyahu doit sans cesse se plier aux exigences de ses partenaires fascistes, les colons religieux de la coalition, faute de quoi son gouvernement tombera presque à coup sûr.
Mais les ministres d’extrême droite qui supervisent la police et l’administration militaire qui dictent la vie des Palestiniens ne sont rien d’autre que des pyromanes, déterminés à mettre le feu aux territoires occupés.
Tout cela donne aux colons et à l’armée un prétexte pour accélérer le processus d’expulsion des Palestiniens de leurs terres et les regrouper dans une poignée de ghettos urbains.
Du coup, pour la première fois, le vigoureux lobby pro-israélien, en particulier aux États-Unis, commence à douter de la légitimité d’un gouvernement israélien.
Les apologistes d’Israël ont été frappés par un double coup dur : Netanyahu a invité des partis fascistes ouvertement religieux dans sa coalition, puis a voulu leur donner le contrôle des tribunaux.
Le lobby avait déjà du mal à discréditer la communauté internationale des droits humains, qui qualifiait Israël d’État d’apartheid. Désormais, elle hésite à défendre les efforts de Netanyahu pour transformer Israël en une dictature théocratique.
Et de plus, l’administration Biden est mécontente que Netanyahu donne d’Israël une image si manifestement antidémocratique que les sermons de Washington sur les « valeurs partagées » et les « liens éternels » sonnent de plus en plus creux.
Allumer des feux
Jongler avec tous ces problèmes met à l’épreuve l’habileté de Netanyahu, le Premier ministre israélien qui est resté le plus longtemps au pouvoir, et un homme politique auquel on attribue généralement un talent quasi-mythique pour s’accrocher à son poste.
Dans ces conditions, la perspective d’une guerre dans les prochaines semaines peut sembler attrayante – et les commentateurs israéliens n’ont pas manqué de signaler le danger. Le gouvernement de Netanyahu a déjà allumé des feux sur les fronts palestinien, libanais et syrien.
La semaine dernière, Israël a envoyé à deux reprises ses forces de police à l’intérieur de la mosquée Al-Aqsa, dans la partie occupée de Jérusalem, pour tabasser et humilier des fidèles pacifiques pendant le mois de jeûne du Ramadan.
La profanation par un État juif autoproclamé d’Al-Aqsa, un lieu saint d’une importance capitale non seulement pour les Palestiniens mais aussi pour tous les musulmans, était le meilleur moyen d’offenser le monde arabe.
Presque immédiatement, les attaques de « loups solitaires » palestiniens ont repris. En Cisjordanie occupée, des Palestiniens ont tiré sur une voiture, tuant trois Juifs israéliens – une mère et ses deux filles qui avaient quitté la Grande-Bretagne pour vivre dans une colonie illégale.
Un membre de la minorité palestinienne, qui vit à l’intérieur d’Israël et qui est très maltraitée, a été abattu après avoir foncé sur des passants sur le front de mer de Tel Aviv et tué un touriste italien.
Plus largement, une pluie de roquettes a été tirée depuis Gaza, le Liban et la Syrie, ce qui a conduit Israël à lancer des frappes aériennes limitées contre ses voisins.
Cependant, malgré les tensions accrues, toutes les parties – y compris Israël – ont semblé désireuses de s’écarter du gouffre.
Murmures de mutineries
Les choses se sont calmées pour le moment, apparemment sur l’insistance de Netanyahu. Ce dernier aurait passé outre son ministre de la police d’extrême droite, Itamar Ben-Gvir, et refusé aux colons juifs l’accès à Al-Aqsa pendant les derniers jours du Ramadan, sans doute pour éviter que ne se reproduisent les scènes de violence policière de la semaine dernière.
Toutefois, la question demeure : Netanyahu pourrait-il se dire, dans les semaines à venir, qu’il a intérêt à attiser à nouveau les tensions ?
Les pressions qui pèsent sur lui ne se sont pas allégées. Il doit mener à bien sa réforme judiciaire, à la fois pour sauver sa peau et celle de son gouvernement. Cette semaine, il s’est engagé à mettre en oeuvre ce qu’il a appelé un « mandat clair pour réparer le système judiciaire ».
Mais le cœur du mouvement de protestation, des classes moyennes laïques d’Israël aux réservistes, ne recule pas. Ils continuent de se masser dans les rues pour arrêter Netanyahu.
Il pourrait être tentant d’entraîner Israël dans une confrontation avec les Palestiniens, ou dans une guerre civile. Cela forcerait l’armée israélienne à renoncer à ses velléités de mutinerie et à rentrer dans le rang, même à contrecœur.
Cela pourrait aussi diviser le mouvement de protestation, dont certaines parties exigeraient l’unité en période de crise nationale. Le lobby israélien à l’étranger serait également contraint de revenir à son attitude habituelle de soumission.
Étant donné que les éléments clés de la réforme judiciaire de Netanyahu pourraient être adoptés dès le retour du parlement israélien de la Pâque, à la fin du mois d’avril, Netanyahu pourrait tenter d’utiliser la guerre pour faire passer les modifications.
C’est peut-être la raison pour laquelle, au cours du week-end, des sources gouvernementales ont déclaré aux médias israéliens qu’Israël serait obligé de lancer une opération militaire de grande envergure après les vacances du Ramadan et de Pâque.
Netanyahu a donné un aperçu des raisons qu’il a de déclencher les hostilités. Dans de récents discours, il a affirmé que le gouvernement précédent, dirigé par Yair Lapid, avait sapé la dissuasion régionale israélienne en signant un « accord de reddition » avec le Hezbollah.
Il a, selon Netanyahu, établi des frontières maritimes avec le Liban, qui auraient remis des réserves de gaz « à l’ennemi sans rien recevoir en retour ».
Netanyahu s’est également attaqué aux réservistes rebelles, en les accusant d’éroder la sécurité israélienne. « Lorsque nos ennemis voient votre appel à refuser de servir, ils l’interprètent comme une faiblesse de notre résistance nationale ». Il a averti que les ennemis d’Israël pourraient prendre cela comme une invitation à frapper le pays.
Netanyahu a suggéré qu’il pourrait devancer une attaque arabe et ajouté : « Nous rétablirons la dissuasion. Cela prendra du temps, mais nous le ferons. J’ai dit au gouvernement précédent de ne pas faire trop de dégâts, car c’est nous qui serions obligés de les réparer ».
Une force dissuasion qui se fragilise
Mais si attiser la guerre semble simple sur le papier, la mise en œuvre d’un pareil plan pourrait s’avérer bien plus délicate.
Il est vrai que les réservistes israéliens ne resteraient probablement pas chez eux en cas d’appel. L’esprit de révolte, cependant, perdurerait et exploserait à nouveau dès qu’une confrontation stérile prendrait fin.
En outre, les généraux israéliens à la retraite empêcheraient le gouvernement de tirer profit de la confrontation. Ils feraient la Une des journaux pendant les combats pour dire que Netanyahu a provoqué une crise militaire pour résoudre ses problèmes intérieurs.
Moshe Ya’alon, ancien ministre de la défense de Netanyahu et ancien chef de l’armée, a déclaré aux manifestants à Tel-Aviv le week-end dernier : « J’ai servi dans l’armée pendant des décennies et je n’ai jamais vu quelqu’un se comporter de manière aussi dangereuse que le fait l’accusé Netanyahu aujourd’hui ».
En cas d’hostilités, le blâme retomberait directement sur Netanyahu. Il est déjà accusé d’affaiblir la position d’Israël aux yeux de ses alliés à cause des divisions internes qu’il a attisées avec ses projets de réforme judiciaire.
Ya’alon a insisté sur ce point. Il a déclaré à propos de Netanyahu : « Son projet obsessionnel de renverser la démocratie israélienne représente une menace immédiate pour la sécurité d’Israël… Nos ennemis nous observent et notre force de dissuasion s’amoindrit ».
Les dirigeants arabes ont déclaré publiquement la même chose. Cette semaine, Saleh al-Arouri, chef adjoint de la branche politique du Hamas, a fait remarquer qu’Israël traversait une « crise sans précédent » et était confronté à une « désintégration interne ».
Arouri, qui faisait partie d’une délégation du Hamas ayant rencontré le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, pour discuter des récents échanges de tirs, a ajouté : « L’axe de la résistance prend de l’ampleur, et les développements dans la région jouent en sa faveur ».
Si Netanyahu déclenche une confrontation militaire, les conséquences seront pires que celles auxquelles Olmert a dû faire face après son désastreux face-à-face de 34 jours avec le Hezbollah en 2006.
L’amour de la guerre
Non seulement Netanyahu aura probablement du mal à mobiliser les Israéliens malgré leur amour habituel pour la guerre, mais il devra également faire face à l’exceptionnelle unité de toute la région – contre lui.
Netanyahu aime se vanter d’avoir réussi à conclure les accords d’Abraham en 2020, une déclaration officielle de normalisation entre Israël et les États du Golfe, à savoir les Émirats arabes unis et Bahreïn.
Son dernier espoir était de faire d’Israël un membre honoraire du groupe « sunnite », d’inciter l’Arabie saoudite à signer également les accords et d’intensifier ainsi la coordination régionale contre l’Iran.
Mais ces derniers jours, l’Arabie saoudite, la puissance du monde arabe sunnite, s’est montrée étonnamment disposée à faire des ouvertures de paix à ses rivaux chiites historiques, en particulier l’Iran et la Syrie, les principaux adversaires régionaux d’Israël.
Riyad est à la tête d’une initiative visant à réintégrer la Syrie au sein de la Ligue arabe et il vient de signer un accord – malgré l’opposition des États-Unis – pour enterrer la hache de guerre avec l’Iran. Une déclaration commune, publiée à Pékin, indique que les deux pays se mettront ensemble au service de la sécurité régionale.
Ces nouveaux liens entre Riyad et Téhéran pourraient limiter encore plus la marge de manœuvre de l’armée israélienne au Liban, où l’Iran opère et a aidé le Hezbollah à renforcer sa puissance militaire pour dissuader une attaque israélienne.
Cela pourrait également compliquer l’approche d’Israël à Gaza, où le Hamas reçoit également l’aide de l’Iran.
Et comme le protecteur américain d’Israël donne la priorité à l’ « affaiblissement » de la Russie en Ukraine et à la lutte contre la Chine, Israël a de bonnes raisons de se sentir plus isolé que jamais dans la région.
Si l’on en juge rationnellement, Israël aurait tort de déclencher une guerre. Mais la rationalité n’est sans doute pas l’étoile qui guide Israël, au moment où Netanyahu s’acoquine avec des extrémistes religieux comme son ministre de la police, Itamar Ben-Gvir, et le ministre des finances (et de l’occupation officieuse), Bezalel Smotrich.
Ce couple de pyromanes veut une conflagration avec les Palestiniens pour galvaniser l’opinion publique israélienne en faveur de l’annexion des territoires occupés. Ils ont la volonté et les moyens de continuer à mettre le feu à l’arène palestinienne en attisant les tensions à Al-Aqsa, avec le risque constant que la confrontation s’élargisse à d’autres fronts.
Netanyahu pourrait arriver à la conclusion qu’il a plus à perdre qu’à gagner dans une guerre. Mais cela ne l’empêchera peut-être pas de se retrouver dans une guerre.
Auteur : Jonathan Cook
14 avril 2023 – Middle East Eye – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet