Par Dalia
Je fais partie de ceux/celles qui ont évacué vers le sud et sont revenu.e.s dans le Nord de Gaza, à Al-Rimal où je suis restée.
Al-Rimal est un quartier résidentiel huppé dynamique, débordant de vie. Il incarne l’esprit de Gaza et en est le moteur. Il se distingue par son développement urbain, économique et éducatif avancé, et comprend de charmants restaurants offrant une vue époustouflante sur la mer, ce qui nous fait toujours oublier que nous vivons dans une ville assiégée.
J’y ai grandi, puis ma famille est allée s’installer dans un charmant quartier voisin, Tal Al-Hawa.
Mais Al-Rimal et Tal Al-Hawa sont devenues des villes fantômes, leurs rues jadis animées résonnent d’un silence troublant.
Décision d’évacuer
Au sixième jour de la guerre, ma famille décida d’évacuer Tal Al-Hawa pour aller à Khan Younis dans le sud de Gaza, après avoir appris que d’autres résidents de notre quartier y étaient partis.
Ma mère ne voulait pas, convaincue qu’il n’y avait pas d’endroit soi-disant sûrs. Nous n’avons pas oublié les tromperies antérieures propagées par l’occupation. Aucun de nous à Gaza ne s’est encore remis de la guerre de 2021 ni des précédentes, qui restent gravées dans notre mémoire ou, comme je le ressens parfois, dont les souvenirs nous submergent comme une vague.
Osprey V, le groupe rock basé à Gaza, rend fort bien ces émotions dans les paroles puissantes de sa chanson « Home » : « Détruire chaque brique de chaque mur/ Puiser au plus profond de mon âme. »
Nous ne nous sommes pas, non plus, remis de la guerre de 2014. Je m’en souviens parfaitement même si je n’avais que 12 ans.
La guerre prend de court la jeunesse comme nous disons à Gaza. C’est comme une maladie qui récidive après que les médecins vous ont déclaré guéri.
Ma mère m’a informée des pièges et crimes commis par l’occupant dans ces guerres – la notion d’endroits sûrs n’est pas le premier tour qu’il nous joue pour apaiser nos peurs ! Il conseille aussi aux citoyens de rentrer chez eux, leur assurant que c’est sans danger après l’évacuation. Et lorsque d’innocents civils rentrent chez eux, ils trouvent la mort qui les attend.
Ma famille était pétrifiée à l’idée d’évacuer mais nous nous sommes aussi demandé si rester c’était la mort assurée. Nous avons décidé qu’il valait mieux partir avec d’autres personnes afin de ne pas devoir faire face à la mort seuls. Mon père nous a regardé d’un air triste et nous a dit, « La mort avec d’autres personnes est une miséricorde en soi. » Les Gazaouis ne connaissent que trop bien cette citation. Et donc, nous sommes partis.
Cette décision m’a à la fois choquée et fait de la peine. J’étais perdue, un instant inquiète pour la survie de ma famille et l’instant d’après pour ma maison chérie qu’il fallait quitter J’ai pleuré jusqu’à ne plus avoir de larmes.
En faisant nos bagages je regardais les photos que ma mère avait encadrées avec fierté, en particulier celles de la famille lorsque nous étions enfants et d’autres lorsque nous étions plus grands. Ces souvenirs joyeux du passé me transperçaient le cœur. C’était comme si le monde avait changé d’axe, et le fait de dire adieu était un choc qui me donnait l’impression de perdre une partie de moi-même, et qui balayait le bien-être et la sécurité que je tenais pour acquis.
Tandis que nous nous précipitions affolés dans la rue, la peur résonnait dans nos cœurs à tous. Pendant un instant, je me suis demandé si ce que je vivais était bien la réalité ou si c’était un cauchemar.
Les voisins se disaient adieu comme si c’était la dernière fois qu’ils se voyaient. Je me souviens de la tristesse et de la résignation qu’affichait leur visage et à quel point je me sentis abandonnée en cet instant.
Je vis mon père étreindre son ami désespérément, et une fois de plus je fondis en larmes. Mais en tant qu’aînée de la famille, je m’efforce de montrer l’exemple pour mes frères et sœurs. ZaÏd, enfant de caractère joyeux, me serrait fort la main. Âgé de neuf ans seulement, il ne comprenait pas très bien ce qu’il se passait et son visage paraissait las.
Danger immédiat dans la « zone sûre »
Ma mère avait raison. En l’espace de trois heures après notre arrivée à Khan Younis, une maison proche de celle où nous nous étions installés a été bombardée.
Je priais avec ma sœur dans notre chambre, pendant que ma famille regardait les informations à la télévision dans le salon. Un violent bombardement nous secoua, et l’électricité fut coupée.
Mes pensées se figèrent et je ne comprenais pas ce qu’il se passait autour de moi. Mais les guerres précédentes sont de précieuses leçons de survie aussi nous savions qu’il fallait se précipiter dans le salon pour nous blottir les uns contre les autres.
En quittant notre chambre ma sœur Farah et moi-même avons vu des débris sur le sol, qui n’ont que renforcé notre peur. Les voix des membres de la famille s’étaient tues et l’idée qu’ils aient pu périr nous plongea dans un désespoir immédiat.
Le hall menant au salon était plongé dans l’obscurité et nous avons rejoint à tâtons l’endroit le plus sûr de l’appartement.
Un silence de mort régnait puis nous avons entendu ma mère murmurer ses prières pour nous. Je remerciai Dieu de pouvoir entendre sa voix malgré la peur qui me tenaillait. J’étais rassurée de la savoir encore en vie, mais ses prières firent battre mon cœur encore plus vite.
Maman récite constamment des versets coraniques pour rassurer nos cœurs, implorant Dieu avec ferveur du fond du cœur de nous protéger de peur qu’un désarroi ne nous cause de a souffrance. Mais cette fois sa voix la trahissait, et je savais que quelque chose de très grave était arrivé.
Tout d’abord, il m’était impossible de voir ce qu’il s’était produit parce que la maison était plongée dans la poussière. Ma sœur et moi-même avons désespérément cherché une lampe.
ZaÏd sanglotait de façon incontrôlée, hurlant « Papa, est-ce que ça va ? » Mon père que la poussière suffoquait ne parvenait plus à respirer. ZaÏd se pressait contre lui, refusant de le quitter, mais au moins ses sanglots indiquaient qu’il était vivant pendant que je continuais à chercher le reste de la famille.
J’ai crié à l’aide et ma mère me demanda paniquée : « Pourquoi cries-tu ainsi, Dalia ? De sa question j’ai déduit qu’elle ne voyait pas bien, j’ai donc dirigé le faisceau de ma lampe vers elle et remarqué que son visage avait été lacéré par des bris de verre et était tellement ensanglanté qu’elle n’y voyait rien.
Voir ma magnifique maman, sa peau douce déchirée et couverte de sang me paralysa.
En urgence à l’hôpital
Mais le pire était encore à venir. Nous n’avions pas entendu la voix de mon frère Mohammed. Ma sœur s’est mise à crier à pleins poumons pour l’appeler. Nous l’avons finalement trouvé sur le sol inconscient, baignant dans son sang.
Je n’oublierai jamais la réaction de ma mère à la vue de son enfant gravement blessé et inconscient en raison d’une blessure à la tête. Quand Zaïd a vu Mohammed, son idole, il fut accablé de chagrin et cria de plus belle. Nous avons appelé à l’aide jusqu’à en avoir la voix rauque.
La poussière s’infiltrait dans nos poumons, et mon pauvre père s’effondra. Nous étions tous secoués par des quintes de toux, à peine pouvions nous voir la lumière alors que nous essayions de trouver le chemin pour sortir de la maison.
L’ambulance est vite arrivée et transporta Mohammed d’urgence à l’hôpital, emmenant ma mère avec lui. Mon père les a ensuite rejoints, et il pria au chevet de mon frère blessé tout en lui serrant les mains dans les siennes.
Je n’oublierai jamais cette nuit-là, marchant dans les ténèbres inquiétantes seule avec mon autre frère et ma sœur jusque la maison des voisins où nous sommes restés jusqu’au matin, en attendant que la famille soit réunie.
Je me sentais perdue et faible sans mes parents et mon frère. Je prétendais être forte devant mon petit frère, parce qu’il n’arrêtait pas de pleurer. Mais moi aussi, j’avais envie de pleurer.
Cette nuit-là a été incroyablement tendue et épuisante. A peine m’étais-je endormie épuisée que je me réveillais en sursaut, l’esprit tourmenté et désorienté.
Le matin suivant, j’ai appelé ma mère pour prendre des nouvelles de Mohammad. Elle m’a appris que les fractures de la boite crânienne prendraient beaucoup de temps pour se consolider mais qu’elles se consolideraient lentement, et que les médecins avaient traité toutes ses blessures. Il ne pourrait pas remarcher avant une semaine.
Mes larmes coulèrent en écoutant ma mère décrire les blessures au visage de Mohammad, mais savoir qu’il allait s’en remettre nous réconfortait un peu.
Retour à la maison
Après avoir quitté l’hôpital ma famille a décidé de prendre le risque de retourner chez nous à Tal Al-Hawa, malgré le danger que représentent les tireurs isolés qui prennent les civils pour cible dans la rue Salah El-Din.
Nous avions vu les occupants prendre pour cibles des voitures de civils et les risques d’être les victimes de leurs plaisirs sadiques nous effrayaient.
Nous sommes arrivés sains et saufs heureusement, mais nous n’avons pas pu rejoindre notre maison car tout alentour était détruit.
La seule option qui s’offrait à nous était la maison de mon grand-père à Al-Rimal. Nous pensions qu’il valait mieux aller nous installer chez lui, mais l’armée israélienne nous a fait obstacle trois fois avant que nous puissions arriver chez mon grand-père.
Destruction de Al-Shifa
Des jours plus sombres étaient encore à venir.
Comment puis-je oublier que l’armée israélienne s’est vantée sur les réseaux sociaux que nous avons vus par la suite, qu’elle avait « réussi à oblitérer le quartier riche » ? Elle a écrasé mes espoirs et mes rêves en détruisant mon université et ma maison ainsi que les endroits pleins de souvenirs et de rires qui m’avaient apporté tant de plaisir en compagnie de mes ami.es.
Je n’avais jamais imaginé que j’entendrais des soldats (l’armée la plus immorale au monde !) ordonner à tout le monde d’évacuer l’hôpital Al-Shifa.
L’hôpital se trouve dans la zone d’Al-Rimal, et nous les entendions de nos fenêtres. Les forces armées stationnaient leurs tanks dans notre rue et bouclaient les rues voisines et l’hôpital. Nous pouvions les entendre mais pas les voir et avons fermé nos fenêtres avec précaution avant qu’ils ne nous remarquent.
S’ils nous avaient vus, ils nous auraient sûrement tués.
Des femmes se sont mises à crier frénétiquement, car il leur était impossible de pénétrer dans l’hôpital pour secourir leur enfant. Je n’oublierai jamais les cris de ces mères désespérées qui priaient pour que la vie de leur enfant soit épargnée.
Je n’oublierai pas non plus la vue de tant de corps sans vie gisant à l’abandon dans la rue autour de moi. Nous ne pouvions offrir des obsèques décentes à nos martyrs ni ne pouvions aider les blessés qui nécessitaient notre aide de peur que l’armée israélienne ne nous tire dessus également.
Malgré les obus qui frappaient notre maison, nous sommes restés chez mon grand-père et vivons aujourd’hui avec le souvenir de ces moments si douloureux. Oublierons-nous les voix que nous avons entendues ? Oublierons-nous les cadavres que nous avons vus ?
Les paroles de la chanson « Home » d’Osprey V résonne toujours : « Nous crierons dans notre douleur ; Entendez-vous notre appel ? Toc, Toc écoutez-vous au moins ? » Leur profond chagrin et leur anxiété saturent chaque recoin de Gaza et expriment notre souffrance. Mais y a-t-il une âme ici-bas pour répondre à cet appel ?
Avant de m’endormir, je prie pour me réveiller de ce cauchemar. Mais je prie aussi pour que le monde se réveille également.
Auteur : Dalia
* Dalia est en dernière année d'études à l'Université islamique. Elle vit à Al-Rimal, une ville du nord de Gaza qui a été assiégée et coupée du sud. Elle survit grâce à l'espoir et à la foi. Elle espère que le récit de ses expériences dans le nord de la bande de Gaza ouvrira une fenêtre sur les souffrances des habitants des régions les plus abandonnées et les plus dangereuses de la bande de Gaza. Le nom de famille de Dalia n'est pas divulgué pour des raisons de sécurité.
4 octobre 2024 – We are not numbers – Traduction: Chronique de Palestine – MJB