Par Hurriyah Ziada
Pour Hurriyah Ziada, les soulèvements arabes et les mouvements de jeunesse palestiniens ont révélé le meilleur et le pire de la société.
En mai 2021, une Intifada de l’Unité a éclaté en Palestine. Elle s’est étendue à travers les terres auxquelles nous appartenons, et nous avons repris conscience de notre force en surmontant la peur que la répression coloniale avait instillé en nous. Presque un an plus tard, le 11 mai de cette année, Shireen Abu Akleh a été assassinée.
Toute la Palestine l’a pleurée.
La rue palestinienne s’est accordée un moment de deuil. Juste un moment pour pleurer et laisser nos corps ressentir toutes les blessures – celles que nous avons vécues et celles de nos anciens. C’était comme si, pendant un instant, nous nous étions collectivement libérés de la soumission et de la répression.
C’est dans ce bref moment que j’ai réalisé que, si les régimes coloniaux et les puissances oppressives sont passées maîtres dans l’art de gouverner par la peur et l’emprisonnement, elles ne sont pas capables de comprendre ni de contrôler l’éruption d’une révolte collective.
En 2011, les révolutions arabes en Tunisie et en Égypte ont occupé une place particulière dans nos esprits. Après 29 ans de règne de Husni Moubarak sur la République arabe d’Égypte, le peuple égyptien s’est soulevé contre son dirigeant et ses méthodes despotiques et a exigé, sur la place Tahrir, la chute du régime.
Après des années où l’on avait peur de se lancer dans la politique parce que l’opposition au régime était interdite, le peuple tunisien s’est mis lui aussi à protester pour mettre fin au règne de Ben Ali. Tous ces manifestants étaient quelque part « sous le boisseau », comme on disait dans les milieux tunisiens avant la révolution.
La révolution s’est étendue à l’ensemble du monde arabe comme par contagion. Ce fut un choc de voir les manifestants dans les rues. Ce spectacle a arraché la jeunesse à des décennies de désespoir et d’indifférence.
En Palestine, nous sommes aussi descendus dans la rue. Nous avons exigé des élections pour un nouveau Conseil national palestinien, en brandissant le slogan « Un nouveau Conseil national, représentant les Palestiniens du monde entier. »
Nous avons fait grève et manifesté dans les principales villes palestiniennes, où nous avons été confrontés aux forces de sécurité palestiniennes. Parfois, elles essayaient de nous contenir, et à d’autres moments, elles nous réprimaient avec violence.
Cette situation m’a fait prendre conscience qu’en temps de révolte, nous faisons l’expérience du meilleur et du pire de la société. Nous avons été témoins de la solidarité et de l’amour collectif pour notre terre et notre peuple, mais nous avons souffert du mépris de nos amis et camarades masculins, qui se considéraient comme plus intelligents et plus rationnels que nous, les militantes.
La propagation des révoltes arabes dans le monde nous a incités à rejoindre la vague de révolte pour combattre le régime colonial. Nous avons élevé la voix pour provoquer un changement dans la société palestinienne, au nom de l’unité.
La réalité coloniale en Palestine nous a également poussés à protester contre les colonies dans des zones où la résistance était particulièrement efficace, comme Nabi Saleh et Bi’lin.
Nous ne voulions pas laisser le désir de réagir nous dicter notre comportement. Nous avons observé les développements sociaux et politiques dans toute la région. Les slogans qui résonnaient dans le monde arabe se répondaient entre eux, avec seulement de subtils changements de dialectes et d’accents.
Après que Moubarak a déclaré qu’il allait quitter le pouvoir, différents groupes et individus ont commencé à organiser des manifestations sur la place Manara, pour célébrer son départ avec l’Égypte et son peuple. Nous sommes sortis dans les rues spontanément dans une forme de chaos organisé.
Notre joie était éclatante et nous scandions tous « Le peuple d’Égypte a fait tomber le régime ».
L’excitation est progressivement retombée au fil des revers que nous avons subis. Les révoltes ont donné lieu à des arrestations, des harcèlements, des blessures et des meurtres.
Au niveau de la mobilisation interne, des polémiques, des déceptions et des pratiques patriarcales ont créé des scissions. Une révolte implique un renversement complet qui commence nécessairement par la prise de conscience des communautés, des groupes et des individus.
Il faudra peut-être de nombreuses autres révoltes, pour résoudre les problèmes que posent chacun de ces conflits.
Les opinions concernant l’efficacité et les résultats concrets des révoltes peuvent varier, mais je vois maintenant que, malgré l’incertitude de l’issue des révolutions arabes, la vision des Egyptiens et des Tunisiens sur eux-mêmes a changé ainsi que leurs comportements.
Après le soulèvement, l’imaginaire collectif égyptien ne voyait plus l’Égypte comme une dictature contre laquelle il était impossible de se révolter. En Tunisie, les gens ont cessé d’éteindre leur téléphone par crainte de voir leurs conversations politiques écoutées et surveillées par la police secrète.
La révolution est devenue le symbole de l’impossible devenu possible.
Nous avons réalisé que l’oppression a toujours une fin mais pas la révolution. Les preuves que cette prise de conscience est profonde, ce sont les cicatrices sur nos corps blessés ; les années de prison ; la douleur de la perte de nos proches qui habite nos cœurs et les traumatismes causés par la perpétuelle profanation de nos corps et de nos esprits.
Ces douleurs sont la preuve que notre vision s’élargit et s’approfondit mais elles témoignent aussi de la manière dont le sentiment de défaite s’est insinué en nous. Quant aux oppresseurs coloniaux, ils sont de plus en plus vigilants et prêts à nous affronter avec des armes et des matraques, dans l’espoir d’écraser un peuple qui sait, même inconsciemment, que son réveil est inévitable, même s’il met du temps à arriver.
L’assassinat de Nizar Banat par la police palestinienne le 24 juin 2021 a été un moment critique dans notre relation avec l’Autorité palestinienne. Nous avons ressenti de la rage lorsque la police a réprimé les manifestants à Ramallah, et que les femmes ont été harcelées sexuellement pendant les manifestations.
Cette fois-là, la police a été plus brutale, tirant des gaz lacrymogènes et arrêtant les manifestants avant même le début des manifestations. Néanmoins, nous leur avons demandé des comptes.
C’est qu’aujourd’hui, près d’une décennie après les révolutions arabes, nous comprenons la nécessité de rendre des comptes à la société. Il incombe au peuple de remettre constamment en question les détenteurs du pouvoir et de jouer un rôle dissuasif face à l’oppression.
Les révolutions arabes ont mis en lumière les conséquences terribles du silence des nations. Le silence face à la corruption et à l’oppression entraîne nécessairement la pauvreté, l’effondrement économique et la mise en place d’un ordre oppressif pour les générations futures.
Peut-être que nos révoltes et nos soulèvements dans les rues et sur les places publiques sont notre façon de nous libérer des traumatismes collectifs engendrés par des décennies de répression implacable, de dictature, de violence, de colonialisme et de patriarcat.
Lors de chaque soulèvement, nous nous débarrassons d’une partie de ces peurs. Quelle que soit l’ampleur et la force de chacune de nos révoltes, elles contribuent à augmenter en nous la certitude que nous devons nous révolter chaque jour contre le colonialisme, l’expansion des colonies, l’oppression, le patriarcat et la corruption.
Nous devons libérer nos corps et cette libération passe par la libération de nos esprits et de notre conscience.
Auteur : Hurriyah Ziada
22 novembre 2022 – MondoWeiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet