Par Belen Fernandez
Le 15 avril, alors que se répandait la nouvelle de l’incendie qui ravageait l’emblématique cathédrale Notre-Dame de Paris, un déchaînement de hashtags d’expression de peine a enflammé les réseaux sociaux.
Le président Emmanuel Macron a déclaré que la nation française entière était submergée par l’ “émotion”, tandis que la maire de Paris Anne Hidalgo ne trouvait pas de “mots assez forts pour exprimer la douleur” qu’elle ressentait.
Le premier ministre canadien, Justin Trudeau, et le maire de Londres, Sadiq Khan, parmi des milliards d’autres, ont tweeté que l’incident était “déchirant”. Le président états-unien Donald Trump l’a qualifié d’ “horrible” et a fait la suggestion utile que “peut-être des canadairs pourraient être utilisés” pour éteindre les flammes.
Entre-temps, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a déploré le “triste spectacle” et “l’horreur” de l’incendie de Notre-Dame, institution qui appartiendrait à “l’humanité entière”.
Certes, mais les êtres humains victimes de l’oppression coloniale française ou de la longue histoire de crimes de l’Église catholique pourraient ne pas y percevoir une cause commune.
Déchirement international
Je ne dirai pas qu’il est inadmissible de déplorer la disparition d’une architecture d’importance historique et mondiale – ou que quiconque verse des larmes virtuelles sur Notre-Dame n’a forcement cure d’autres causes mondiales.
Mais l’ampleur de la peine causée par l’incendie est néanmoins troublante, étant donné que les tragédies humaines beaucoup plus graves suscitent rarement un tel “déchirement” au niveau international.
Où sont les appels aux canadairs ou le désespoir généralisé quand, par exemple, Israël entreprend périodiquement de mettre la Bande de Gaza à feu et à sang? Au cours de l’opération “Bordure Protectrice” de 50 jours menée par Israël en 2014, l’ONU a calculé que l’armée israélienne avait tué pas moins de 2251 Palestiniens, dont 299 femmes et 551 enfants.
L’ambassadeur d’Israël aux États-Unis a vaillamment défendu le “droit” d’Israël à bombarder les hôpitaux – et pourtant l’ “horreur” littérale de cet objectivement “triste spectacle” n’a guère attiré une foule de pleureuses sur Twitter.
Il en va de même pour la frénésie meurtrière et mutilatrice à laquelle se livrent les soldats israéliens depuis un an contre des manifestants pacifiques près de la clôture de Gaza, qui a fait à ce jour plus de 260 morts et près de 30 000 blessés.
Le Yémen ne s’est pas non plus avéré être particulièrement déchirant sur la scène internationale, bien que continuellement sous attaque d’une coalition dirigée par les Saoudiens. Bien que le pays puisse attirer une attention fugace ici et là – comme lors du massacre de 40 enfants yéménites dans un bus scolaire l’année dernière par une bombe fournie par les États-Unis – les informations selon lesquelles, depuis le début des attaques saoudiennes en 2015, 85 000 enfants sont peut-être morts de faim ne suscitent pas de pleurs collectifs durables.
Et il n’a guère semblé y avoir de réaction lorsque, le 7 avril, la coalition dirigée par les Saoudiens a de nouveau bombardé une autre école à Sanaa, tuant 14 enfants, quelques jours seulement après que le ministre britannique des Affaires étrangères Jeremy Hunt eut publié un éditorial dans Politico affirmant que le Royaume-Uni ne devait pas cesser ses exportations d’armes en Arabie saoudite.
Un “but supérieur ” ?
Certes, il est assez simple sur le plan émotionnel d’exprimer son peine – solidairement sur les réseaux sociaux – pour un bâtiment très symbolique, fermement ancré dans la conscience internationale et visité par une foule d’êtres humains, en particulier ceux qui appartiennent à des classes sociales qui possèdent les moyens économiques nécessaires pour voyager.
Pour les citoyens américains comme moi, du moins, c’est certainement plus facile que d’envisager comment pleurer le sort des Palestiniens ou des Yéménites lorsque mon propre gouvernement est fortement impliqué dans leur meurtre.
Et si l’ancien président américain Barack Obama a tristement médité sur Notre-Dame en ces termes :”il est dans notre nature de pleurer la perte de l’histoire”, il n’est apparemment pas dans notre nature de pleurer quand nous larguons 26 171 bombes sur le monde en une seule année – ce que M. Obama a fait en 2016 et qui semble constituer une destruction de l’histoire à part entière.
L’ancienne secrétaire d’État Hillary Clinton, quand à elle, s‘est également mise en mode deuil avec le tweet suivant : “Mon cœur va à Paris. Notre-Dame est un symbole de notre capacité, en tant qu’êtres humains, à nous unir dans un but supérieur.”
C’est la même Clinton, bien sûr, qui se vantait autrefois de vouloir “anéantir totalement” la nation iranienne.
Déchaînement de compassion
Le New York Times observe que l’incendie qui a dévasté Notre-Dame “a engendré des torrents de larmes en France et dans le monde, tandis que le symbole de la culture et de l’histoire françaises était en feu”.
Cependant, comme il a déjà été mentionné auparavant, l’ “histoire” française n’a pas été vraiment inclusive, mais a plutôt été marquée par des aventures coloniales sanglantes fondées sur la torture systématique et d’autres formes de brutalité.
De nos jours, les héritages coloniaux et impériaux occidentaux continuent d’affecter de façon pernicieuse les moyens de subsistance d’une grande partie de la population mondiale, et – vous savez – les réfugiés fuyant des contextes de violence et de pauvreté de l’Afrique à l’Amérique centrale sont souvent mortellement empêchés d’adhérer à ce concept si gai d’ “humanité”, car les gouvernements de plus en plus à droite en Europe et aux États-Unis s’efforcent de criminaliser leur existence même.
D’où l’actuel panorama cruel, dans lequel meurent des enfants guatémaltèques placés en détention par les autorités états-uniennes, et des migrants se noient par centaines dans la Méditerranée.
Quel que soit votre attachement à Notre-Dame, le fait que de telles réalités tragiques ne suscitent pas le même déchaînement de compassion qu’un incendie de cathédrale est une tragédie en soi.
Auteur : Belen Fernandez
* Belen Fernandez est l'auteur de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work, publié par Verso. Elle est rédactrice en chef du Jacobin Magazine. Il est possible de la suivre sur Twitter: @MariaBelen_Fdez
16 avril 2019 – Al Jazeera – Traduction: Chronique de Palestine – MJB