Par Ramzy Baroud
Des années avant l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, les médias américains ont introduit auprès de leur public beaucoup de nouvelles personnes qu’ils ont présentées comme des « experts ». Ces « experts » ont contribué à renforcer la propagande qui a finalement permis au gouvernement américain d’obtenir un soutien populaire suffisant pour la guerre.
Bien que l’enthousiasme pour la guerre en Irak ait diminué au cours des années suivantes, l’invasion a bénéficié d’une adhésion populaire assez forte pour que le président George W. Bush puisse revendiquer les titres de libérateur de l’Irak, de combattant du « terrorisme » et de champion des intérêts des États-Unis dans le monde.
Selon un sondage réalisé le 24 mars 2003 – quelques jours après l’invasion – 72 % des Américains étaient en faveur de la guerre.
C’est seulement au cours des dernières années que nous avons commencé à prendre la pleine mesure de l’énorme édifice de mensonges, de tromperies et de falsifications qui a servi à façonner le récit de la guerre, et du rôle sinistre joué par les grands médias dans la diabolisation de l’Irak et la déshumanisation de son peuple.
Il faudra encore des années aux historiens pour démêler la conspiration.
Par conséquent, il est également important de reconnaître le rôle joué par les « informateurs autochtones » d’Irak, comme disait Edward Said. Un informateur autochtone est « quelqu’un qui se met volontairement au service de l’impérialisme », selon le regretté intellectuel palestinien.
Du fait des diverses invasions et interventions militaires américaines, ces informateurs sont devenus si nombreux et si indispensables que, dans divers cercles intellectuels et médiatiques occidentaux, ce sont eux qui décident de ce qui doit être considéré, à tort, comme la réalité de ce qui se passe dans plupart des pays arabes et musulmans.
De l’Afghanistan à l’Iran, en passant par la Syrie, la Palestine, la Libye et l’Irak, entre autres, ces soi-disant experts ne cessent de relayer comme des perroquets la propagande qui soutient les agendas américano-occidentaux.
Ce phénomène est désormais largement connu – surtout depuis que ses conséquences dangereuses sont devenues trop évidentes dans les cas de l’Irak et de l’Afghanistan – mais un autre phénomène reçoit rarement l’attention nécessaire.
Dans le second scénario, l’ « intellectuel » n’est pas nécessairement un informateur, mais une victime qui ne fait que transmettre sa souffrance et son impuissance de victime. Cet intellectuel fait énormément de tort à son peuple en le présentant comme un collectif de malheureuses victimes sans ressources et sans capacité d’action.
La Palestine en est un bon exemple. L’ « intellectuel victime » palestinien n’est pas un intellectuel selon la définition classique. Saïd a défini l’intellectuel comme « un individu doté d’une faculté de représenter, d’incarner, d’articuler un message, une vision, une position, une philosophie ou une opinion ».
Gramsci a affirmé que les intellectuels sont ceux « qui soutiennent, influencent et modifient les modes de pensée et de comportement des masses ». Il les qualifiait d’ « éclaireurs de conscience ».
L’intellectuel victime n’est rien de tout cela.
Dans le cas de la Palestine, ce phénomène n’est pas accidentel. En raison de l’espace limité dont disposent les penseurs palestiniens pour parler ouvertement et honnêtement des crimes israéliens et de la résistance palestinienne à l’occupation militaire et à l’apartheid, certains ont stratégiquement choisi de profiter de toutes les opportunités et de transmettre tous les types de message susceptibles d’être acceptés par les médias et les publics occidentaux.
En d’autres termes, si les intellectuels palestiniens veulent respecter les normes de la société occidentale dominante – ou même de certains groupes pro-palestiniens – ils ne peuvent raconter que des histoires de victimes. Rien d’autre.
Ceux qui se sont intéressés au discours intellectuel palestinien, en particulier d’après la première grande guerre israélienne contre Gaza en 2008-2009, ont sûrement remarqué que les récits palestiniens sur la guerre, considérés comme acceptables, s’écartent rarement du discours décontextualisé et dépolitisé de la victime palestinienne.
Alors qu’il est de la première importance de mettre en lumière la scélératesse d’Israël et l’horreur de ses crimes de guerre, les voix palestiniennes qui se voient accorder une tribune pour aborder ces crimes se voient souvent refuser la possibilité de présenter leurs récits sous la forme d’analyses politiques ou géopolitiques fortes, sans parler de dénoncer l’idéologie sioniste d’Israël ou de défendre fièrement la résistance palestinienne.
On pourrait dire que les Palestiniens adaptent leur langage pour s’adapter aux espaces politiques et médiatiques qui leur sont offerts. Toutefois, cela n’explique guère pourquoi de nombreux Palestiniens, même au sein d’environnements politiques et universitaires « amis », ne peuvent voir leur peuple que comme un collectif de victimes et jamais autrement.
Ce n’est pas un phénomène nouveau. Il remonte aux premières années de la guerre israélienne contre le peuple palestinien. L’intellectuel palestinien de gauche Ghassan Kanafani était conscient, comme d’autres, de cette dichotomie.
Kanafani a contribué à la prise de conscience intellectuelle de diverses sociétés révolutionnaires du sud global pendant une période critique pour les luttes de libération nationale partout dans le monde.
Il a reçu à titre posthume le prix Lotus de littérature de l’Association des écrivains afro-asiatiques en 1975, trois ans après avoir été assassiné par Israël à Beyrouth.
Comme d’autres de sa génération, Kanafani s’est attaché à montrer que la victimisation des Palestiniens faisait partie intégrante de la réalité politique complexe de l’occupation militaire israélienne, du colonialisme occidental et de l’impérialisme dirigé par les États-Unis.
Une histoire célèbre est souvent racontée sur la façon dont il a rencontré sa femme, Anni, au Sud-Liban. Lorsqu’Anni, une journaliste danoise, est arrivée au Liban en 1961, elle a demandé à Kanafani si elle pouvait visiter les camps de réfugiés palestiniens. « Mes compatriotes ne sont pas des animaux dans un zoo », a répondu Kanafani, ajoutant : « Vous avez besoin de savoir tout ce qui les concerne avant d’aller les visiter ».
La même logique peut être appliquée à Gaza, à Sheikh Jarrah et à Jénine.
La lutte palestinienne ne peut se réduire à des discours sur la pauvreté ou les horreurs de la guerre. Il faut élargir le débat au contexte politique plus large qui a conduit aux tragédies actuelles.
Le rôle de l’intellectuel palestinien ne peut pas se limiter à présenter le peuple de Palestine comme une victime, en laissant à d’autres, dont certains parlent souvent au nom des Palestiniens, le rôle beaucoup plus important – et intellectuellement exigeant – de décortiquer les faits historiques, politiques et géopolitiques.
Il est assez réjouissant et gratifiant de voir que davantage de voix palestiniennes sont incluses dans le débat sur la Palestine. Dans certains cas, les Palestiniens occupent même le devant de la scène dans ces échanges.
Cependant, pour que le récit palestinien soit vraiment pertinent, les Palestiniens doivent s’emparer du rôle d’éclaireur de conscience de l’intellectuel gramscien et abandonner complètement le rôle de l’intellectuel victime.
En effet, les Palestiniens ne sont pas des animaux dans un zoo. Ils forment une nation qui a un agenda politique et qui le met en œuvre, une nation composée de personnes capables de s’exprimer, de résister et d’obtenir finalement leur liberté dans le cadre d’un combat bien plus important, un combat mondial pour la justice et la liberté.
Auteur : Ramzy Baroud
* Dr Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Il est l'auteur de six ouvrages. Son dernier livre, coédité avec Ilan Pappé, s'intitule « Our Vision for Liberation : Engaged Palestinian Leaders and Intellectuals Speak out » (version française). Parmi ses autres livres figurent « These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons », « My Father was a Freedom Fighter » (version française), « The Last Earth » et « The Second Palestinian Intifada » (version française) Dr Ramzy Baroud est chercheur principal non résident au Centre for Islam and Global Affairs (CIGA). Son site web.
27 juin 2022 – Arab News – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet