Je voudrais croire que les manifestations de masse, les grèves et les boycotts soient plus efficaces que la violence pour libérer les colonisés. Pourtant, combien de mouvements de libération ont été obligés de constater que la violence était leur seule voie vers la liberté ? Je voudrais bien qu’il en soit autrement.
Le discours dominant, tant américain qu’israélien, s’obstine à nier l’histoire, les structures et le pouvoir coloniaux d’Israël. Cela n’a pas toujours été le cas. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, à l’apogée des empires coloniaux européens, de nombreux sionistes ont ouvertement proclamé leurs ambitions coloniales en « Eretz Israël x, en créant des institutions telles que l’Association juive de colonisation et en s’inspirant des techniques coloniales de l’Algérie française (comme les vignobles côtiers du baron Rothschild) et de la colonisation prussienne de la Pologne occidentale (comme le mouvement des kibboutz exclusivement juifs).
À l’époque, être un colonisateur, insister sur son besoin d’un État-nation exclusif pour son « peuple x, c’était affirmer son droit d’être membre de la communauté européenne des nations, de faire partie du « monde civilisé ».
Dans le sillage des mouvements mondiaux de décolonisation qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, le soutien ouvert au colonialisme est devenu moins acceptable socialement, mais la structure de pouvoir créée par le colonialisme, tant aux États-Unis qu’en Israël, a néanmoins survécu. Cette structure a été violemment confrontée il y a plus de deux semaines à l’attaque surprise du Hamas contre les avant-postes civils et militaires israéliens ; elle est réaffirmée par la contre-offensive israélienne de bombardements intensifs qui ciblent le Hamas et des infrastructures civiles dans la bande de Gaza.
Ces bombardements ont tué des centaines de soldats et de militants, ainsi que des milliers de civils (dont un nombre disproportionné de Palestiniens). En réponse, nous (et je parle ici en tant qu’Américain aux Américains) devons trouver la meilleure manière de répondre à la violence coloniale et contre-coloniale et comprendre le rôle que joue notre pays dans sa perpétuation.
Le terme « terroriste » a essentiellement supplanté le mot « sauvage » dans le discours occidental.
L’usage de ces termes permet aux colonisateurs de se draper de moralité. Alors que le colonisateur a des « règles d’engagement » (règles qui, d’une manière ou d’une autre, conduisent toujours à tuer un grand nombre de civils), le « terroriste » et le « sauvage » sont perçus comme n’ayant aucun scrupule moral quant aux personnes qu’ils ciblent, cherchant uniquement à causer un maximum de morts et de destructions de la manière la moins prévisible qui soit.
Il suffit de penser à la manière dont les raids des autochtones étaient décrits dans le discours américain comme étant d’une sauvagerie irrationnelle, inhumaine et sanguinaire – le symbole du scalp incarnant l’incapacité du « sauvage » à exercer le type de violence polie que les colonisateurs exigent de leurs victimes.
Mais aucune violence n’est polie. Même pendant la Seconde Guerre mondiale, notre guerre la plus « juste », le personnel militaire américain a jugé qu’il était nécessaire de brûler vifs des civils allemands à Dresde pour mettre fin au nazisme et de réduire des civils japonais à des flaques humaines à Hiroshima et Nagasaki pour mettre fin à l’impérialisme japonais.
Si seulement il en était autrement ! Si seulement on avait pu conclure l’accord du Vendredi saint sans les bombardements de l’IRA, si on avait pu mener la Rébellion de Sepoy (1) sans massacrer des femmes et des enfants britanniques, si on avait pu libérer l’Algérie sans le bombardement des cafés et des restaurants Pied-Noir, si on avait pu libérer la Pologne sans le viol massif des femmes allemandes, si on avait pu sauver le Kosovo du nettoyage ethnique sans le bombardement des enfants serbes, et si on avait pu libérer le Viêt Nam sans tuer tous ces conscrits américains qui ne voulaient pas y aller.
La liste est longue. Combien de mouvements de libération ont été obligés de recourir à la violence car c’était le seul chemin vers la liberté ? Combien ont vu cette même violence, une fois déchaînée, se poursuivre, sans contrôle, après la libération ?
Le monde est rempli d’élites militaires indigènes qui, à la suite d’un mouvement d’indépendance violent, se sont mis à exploiter leurs populations d’une façon différente mais tout aussi efficace que celle employée par les anciens colonisateurs.
La violence n’est jamais convenable, n’est jamais propre, n’est jamais, ne peut jamais être complètement morale. De toutes les attaques des militants du Hamas, celle du festival de musique NOVA, au cours de laquelle plus de 200 civils israéliens auraient été tués, a été régulièrement présentée comme la preuve la plus évidente de la sauvagerie du Hamas, de son incapacité à coopérer avec les autorités israéliennes, son incapacité à exercer une violence morale, la preuve qu’Israël ne peut pas négocier avec le Hamas et qu’il doit donc chercher à les détruire par la violence.
En Israël, il semble qu’il y ait une volonté constante de considérer que la colonisation est réglée, terminée, du passé, que les colonisés sont désormais soumis et qu’on peut vivre sa vie comme dans n’importe quel pays « normal ».
On peut donc considérer l’attaque du festival comme une des plus violentes formes de refus anticolonial – le refus de laisser les enfants d’une nation, qui a procédé au nettoyage ethnique de votre propre famille, faire tranquillement la fête sur une terre volée.
Un refus qui réaffirme violemment que cette terre est volée et que, sans un bain de sang, elle ne sera jamais rendue à ses propriétaires légitimes.
J’aimerais qu’il en soit autrement. Considérer ces attaques comme une réponse compréhensible aux abus de toutes sortes du régime colonial ne signifie pas qu’on les trouve morales ou inévitables.
Il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle dans lequel la perte d’une vie israélienne est un gain pour la liberté palestinienne, et la perte d’une vie palestinienne est un gain pour la paix et la sécurité israéliennes.
Hélas, les dirigeants politiques d’Israël et des États-Unis ont, plus que quiconque, provoqué cette situation.
Il existe une alternative. Il doit y en avoir une car ce qui doit primer, c’est notre intérêt général supérieur en tant qu’êtres humains vivant en société. C’est juste que même penser à une alternative nous a été interdit.
Les humains ne sont pas intrinsèquement mauvais ou intrinsèquement cruels. Bien au contraire. Tout au long de ces dernières semaines, j’ai regardé d’innombrables vidéos de Palestiniens et d’Israéliens risquant leur vie pour sauver des membres de leur propre communauté, offrant de la nourriture, un abri et des médicaments à ceux qui sont dans le besoin.
La compassion pourrait franchir le mur de séparation – et de fait, certains des Israéliens les plus courageux le demandent à leur gouvernement, malgré les violentes condamnations de leurs concitoyens -, mais c’est interdit.
Au lieu de cela, Israël prépare sa population à entériner le génocide des Palestiniens de Gaza, en qualifiant ces derniers d’ « animaux humains », en divisant le monde entre « les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres, entre les humains et ceux qui vivent sous la loi de la jungle ».
Nous avons oublié que le génocide est souvent perçu, dans l’esprit de ceux qui y procèdent, comme un acte défensif, que ceux qui commettent des actes de violence disproportionnée considèrent ces actes comme une « juste réponse » à un premier acte de violence – une « mesure de protection » contre les violences auxquelles pourraient se livrer les communautés qu’ils veulent détruire.
Ce langage permet le colonialisme : Israël n’est pas le seul à qualifier son armée coloniale de « force de défense » – elle défend la suprématie juive tout comme l’Ulster Defense Force défendait la suprématie protestante en Irlande du Nord et la South African Defense Force défendait la suprématie blanche sous l’apartheid.
Ce langage permet le génocide : Les Ottomans ont justifié le massacre des Arméniens comme une défense contre une supposée « cinquième colonne » de chrétiens qui étaient secrètement loyaux à leurs adversaires russes pendant la Première Guerre mondiale ; de même, les nazis considéraient les juifs comme faisant partie d’une plus large conspiration « judéo-Bolchévique » qui voulait détruire la nation allemande ; les dirigeants hutus ont justifié le massacre des Tutsis dans le cadre de la défense contre le Front patriotique rwandais dirigé par les Tutsis ; les dirigeants serbes ont justifié le massacre de Srebrenica en tant que mesure prophylactique contre le nettoyage ethnique des Serbes mené par les Bosniaques.
Dans chaque cas, le fait d’ôter la vie a été justifié par la « protection de la vie ». Il en va de même aujourd’hui pour les responsables israéliens et leurs soutiens américains.
J’aimerais qu’il en soit autrement. Je veux croire qu’il existe une autre voie, que les manifestations de masse, les grèves et les boycotts seront plus efficaces que la violence pour libérer les colonisés et créer une société post-coloniale juste.
Les Palestiniens ont essayé, encore et encore, de gagner leur liberté par des protestations non violentes : lors des grèves et des marches organisées en Galilée en 1976 pour protester contre la confiscation des terres par Israël ; lors de la première Intifada de 1987-1993, elle-même déclenchée par la mort de quatre Palestiniens dans la bande de Gaza ; lors de la Grande Marche du retour de 2018-2019, au cours de laquelle les habitants de Gaza qui marchaient pacifiquement sur la clôture qui les enferme et les sépare des maisons de leurs grands-parents ont été accueillis par des gaz lacrymogènes et des balles de snipers ; les manifestations de mai 2021 à Shiekh Jarrah et la grève générale des citoyens palestiniens d’Israël qui s’en est suivie ; le mouvement de boycott, de désinvestissement et de sanctions qui a tenté d’exercer sur l’économie israélienne la même pression non violente que celle que les militants anti-apartheid avaient exercée avec tant de succès en Afrique du sud ; et par les nombreuses petites manifestations pacifiques quotidiennes en Israël, en Palestine et dans le monde, menées par les Palestiniens, les Juifs et leurs alliés internationaux.
Si les dirigeants des États-Unis, d’Israël ou du reste du monde riche avaient été à l’écoute, nous aurions peut-être pu éviter l’effusion de sang qu’il semble aujourd’hui impossible d’arrêter.
Oui, la triste vérité est que, malgré tous les discours sur la « complexité » du conflit, toutes ces morts et ces destructions (dans tous les camps) auraient pu être évitées, et pourraient encore l’être, si les colonisateurs étaient prêts à vivre avec les colonisés sur un pied d’égalité.
Dans mes moments les plus optimistes, je me demande si la plupart des Israéliens, si on leur présentait honnêtement la situation, ne choisiraient pas de vivre avec les Palestiniens – dans un seul État, avec une capitale commune, des droits égaux et le droit d’entrée pour tous les Juifs et les Palestiniens vivant dans leurs diasporas respectives – mettant ainsi fin à l’effusion de sang.
Plus de service militaire, plus de murs de séparation, plus de points de contrôle, plus de police secrète, plus de torture, plus de roquettes, plus d’attentats suicides, plus de peur d’être tué en pleine nuit avec ses enfants.
Il est évident que les Israéliens ont plus à perdre et moins à gagner que les Palestiniens dans cette affaire. Mais cela n’en vaut-il pas la peine ? Peut-être que la seule bonne chose qui ressortira de tous ces derniers massacres, c’est que l’égalité commencera à apparaître comme une bonne alternative, même pour les occupants.
L’État israélien préfère la mort à l’égalité. Cette mort n’est pas seulement celle des civils palestiniens, les parents, les enfants, les médecins, les journalistes et tous les autres innocents dont la vie a été ignorée par l’Amérique, l’Europe et leurs médias, mais dont la mort fait la Une des journaux depuis deux semaines.
En poursuivant la guerre et en rassemblant des troupes en vue d’une invasion terrestre de la bande de Gaza, le gouvernement israélien choisit également la mort pour les Israéliens – pour les otages qui auraient pu être libérés dans le cadre d’un échange de prisonniers, pour les civils qui mourront dans de nouveaux tirs de roquettes, pour les soldats qui mourront en se battant pour éradiquer une résistance qui ne peut pas être éradiquée.
Si Israël détruit le Hamas, un nouveau groupe prendra sa place, en s’appuyant sur cette nouvelle génération de jeunes Palestiniens qui subissent actuellement le traumatisme des bombardements israéliens qui en font des orphelins.
Le choix n’est donc pas entre la rébellion et la soumission palestiniennes ; il est entre une décolonisation violente et une décolonisation non violente.
Les Palestiniens ont montré au monde entier, encore et encore, qu’ils ne renonceront jamais à leur rêve de libération, à leur retour sur les terres d’où ils ont été ethniquement nettoyés en 1948. Les États-Unis, s’ils le voulaient, pourraient forcer Israël à accepter une décolonisation pacifique. En envoyant des armes et des navires de guerre, ils apportent leur soutien au nettoyage ethnique, au génocide et à la résistance violente.
Nous, le peuple américain, devons faire en sorte qu’il en soit autrement.
Certains d’entre nous se battent déjà pour cela. Des manifestations de masse sont actuellement organisées dans toutes les villes du pays, dont beaucoup, comme la marche sur Washington de la semaine dernière, sont menées par des juifs américains qui refusent de laisser Israël et les États-Unis tuer des civils en leur nom.
Des hauts fonctionnaires du département d’État ont déjà démissionné pour s’opposer à la réaction unilatérale des États-Unis face à la violence.
Les députées Rashida Tlaib et Cori Bush – deux femmes dont les nombreux électeurs noirs connaissent parfaitement les effets de la violence coloniale – ont présenté un projet de loi appelant à un cessez-le-feu immédiat et à l’entrée d’aide humanitaire étrangère à Gaza.
De nombreux députés libéraux, comme Jimmy Gomez, de mon district, n’ont pas encore signé le projet de loi, mais pourraient être poussés à le faire.
La décolonisation n’est jamais facile, mais elle pourrait se passer sans autant de violence et de désespoir, si nous pouvons prouver aux colonisés, en Palestine et dans le monde entier, que nous sommes là pour soutenir activement, matériellement et politiquement leurs droits à la liberté.
Note :
[1] Mutinerie indienne, rébellion généralisée mais infructueuse déclenchée en 1857 contre la domination britannique en Inde. Elle a débuté lorsque les troupes indiennes (sepoys) au service de la Compagnie britannique des Indes orientales ont refusé d’utiliser des armes prétendument contaminées. L’une des conséquences de la mutinerie a été l’instauration d’une gouvernance britannique directe de l’Inde.
Auteur : Robert Hildebrandt
24 octobre 2023 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet