Par Ramzy Baroud
Les Palestiniens qui se tournent vers l’Afrique du Sud post-apartheid doivent procéder à un examen critique de ses nombreux échecs.
Aujourd’hui, la comparaison entre l’apartheid israélien et l’apartheid sud-africain est aussi dominante qu’évidente. Tout comme l’Afrique du Sud et de nombreuses autres colonies de peuplement l’ont fait par le passé, Israël applique désormais des politiques de ségrégation raciale et de nettoyage ethnique pour protéger les intérêts des colons tout en réprimant et en marginalisant la population colonisée.
Bien naturellement, le discours palestinien pour la libération a adopté des références à la lutte populaire contre l’apartheid en Afrique du Sud, tandis que le mouvement palestinien pour le Boycott, le Désinvestissement et les Sanctions (BDS) est également largement inspiré de l’ancien mouvement de boycott contre l’Afrique du Sud.
La résistance acharnée et les sacrifices terribles des Sud-Africains pour surmonter les années de colonialisme hollandais et britannique et d’apartheid racial sont exceptionnels et louables. Défier puis vaincre les forces puissantes et sinistres qui perpétuaient une telle injustice historique a été un exploit extraordinaire. Il met l’accent sur le pouvoir insurmontable des mouvements populaires et constitue un exemple encourageant pour les Palestiniens.
Cependant, dans l’empressement à souligner les similitudes entre les deux expériences – qui découle du désir ardent et tout à fait justifié des Palestiniens de connaître leur “moment de l’Afrique du Sud” – deux erreurs majeures sont commises
Premièrement, les Palestiniens ont souvent mal interprété et romancé le parcours de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud. Deuxièmement, il existe une conviction largement partagée parmi les Palestiniens et ceux qui les soutiennent, que l’abrogation officielle des lois sur l’apartheid a automatiquement marqué le début d’un nouvel âge de démocratie et d’égalité en Afrique du Sud.
De telles perceptions mènent à la fausse hypothèse qu’une victoire similaire et traduite sur le plan juridique en Israël peut résoudre tous les problèmes de la Palestine et ouvrir la voie à la solution tant convoitée d’un État unique.
Cette question m’a préoccupé lors d’une récente visite en Afrique du Sud. Lors de conférences sur la Palestine et la lutte des deux nations, j’ai eu l’occasion de mieux connaître l’expérience sud-africaine grâce à un certain nombre d’intellectuels, d’ex-combattants anti-apartheid et de militants qui luttent aujourd’hui pour les droits de l’homme et l’égalité dans leur pays.
Dans mon opinion, les Palestiniens doivent entendre et examiner de près le point de vue des Sud-Africains qui ont appris à se battre pour une véritable égalité et une démocratie réelle, afin de mieux comprendre ce que doit être l’après-apartheid.
Nation, démocratie et marginalisation
L’un des principaux défis auxquels l’Afrique du Sud post-apartheid a été confrontée est la construction d’une nation sur les cendres d’un régime fondé sur la discrimination raciale, la marginalisation et l’oppression.
Comme l’ont expliqué les universitaires sud-africains Na’eem Jeenah et Salim Vally dans leur essai, Beyond Ethnic Nationalism: Lessons from South Africa, un avenir commun pour les colonisateurs et les colonisés ne peut être construit “que lorsqu’il est convenu qu’une nouvelle nation doit être forgée dans un nouvel État”.
“Il serait peut-être tentant de parler du nouvel État maintenant et de laisser la question de la nouvelle nation pour une phase de l’après-libération, mais ce serait une grave erreur. Cela a été reporté en Afrique du Sud et les Sud-Africains en subissent les conséquences”, écrivent Jeenah et Vally.
En effet, alors que les gouvernements post-apartheid d’Afrique du Sud mettent l’accent sur les symboles de l’unité et célébrent la diversité – par exemple dans le drapeau arc-en-ciel – le symbolisme n’a pas suffit à réunir une nation.
Comme l’a souligné Enver Motala, chercheur associé à la Chaire pour l’Éducation Communautaire, des Adultes et des Travailleurs à l’Université de Johannesburg : “L’approche de la constitution de la nation dans [l’Afrique du Sud post-apartheid] a favorisé les revendications démocratiques libérales et ambitieuses pour des droits inscrits dans une constitution, ses symboles, ses drapeaux et hymnes d’appel à l’unification, sans toucher aux arrangements structurels et aux caractéristiques durables d’un pouvoir historiquement enraciné, ni à la fragmentation sociale”.
M. Motala a ajouté que la formation d’un État et d’une nation véritablement unifiés ne serait possible que par “la démobilisation de toutes les formes imaginables de privilège social”.
On pouvait s’attendre à ce que le démantèlement des structures politiques issues de l’apartheid et l’instauration de la démocratie faciliteraient le processus de construction de la nation. Mais comme me l’a dit Karima Brown, éminente journaliste et analyste politique, la percée démocratique de 1994 n’a été que “le début de l’approfondissement de la démocratie et de la construction d’un ordre plus égal, non sexiste et antiraciste”.
Elle a souligné aussi l’importance de ne pas permettre que le colonialisme d’apartheid soit remplacé par un projet néo-colonial qui continue de marginaliser divers groupes et sape les tentatives d’édification d’une nation.
Inégalité et droits fonciers
Selon une étude récente de la Banque mondiale, l’Afrique du Sud “reste le pays le plus inégalitaire au monde sur le plan économique”, une triste réalité qui a beaucoup à voir avec le modèle économique néo-libéral que le gouvernement sud-africain démocratiquement élu a adopté après 1994 et qui est étroitement associé avec les puissantes forces néo-coloniales qui restent actives en Afrique du Sud.
Vally m’a expliqué que “les failles du système d’inégalité actuel en Afrique du Sud peuvent être attribuées à la nature de l’accord négocié entre l’ancien mouvement de libération et le régime d’apartheid”.
En conséquence, la fin de la loi d’apartheid n’a pas changé la formation des classes sociales et les relations de pouvoir en Afrique du Sud, car la période post-apartheid a été marquée par “la persistance du caractère de classe de l’État [malgré le discours sur les droits de l’homme, la démocratie bourgeoise libérale et le développement] et l’intégration de l’Afrique du Sud dans une économie de marché mondiale”.
“En un sens, bien que les lois discriminatoires fondées sur la couleur aient été supprimées, les bases de l’inégalité sont encore plus fortes qu’avant 1994. Les capitalistes blancs traditionnels, le capital mondial, une couche de la classe moyenne noire et quelques capitalistes noirs sont aujourd’hui les bénéficiaires du système, au détriment de la grande majorité”, a ajouté Vally.
Cette inégalité qui persiste se manifeste de multiples façons, notamment dans la question des droits fonciers et de la redistribution. Comme dans le cas des Palestiniens, les Sud-Africains perçoivent la terre comme une valeur beaucoup plus profonde que son prix du marché; elle est étroitement liée à l’identité et aux racines culturelles.
Mahlatse Mpya, chercheur au Centre Afro-Moyen-Orient, m’a dit de son côté que le gouvernement sud-africain était toujours incapable de “comprendre ce que la terre signifiait pour les Noirs”. Pour les Sud-Africains noirs, “la terre fait partie de leur identité, de leur patrimoine, un moyen pour beaucoup d’entre eux de se connecter avec leurs racines et leurs ancêtres”, m’a-t-elle expliqué.
Les Sud-Africains noirs s’attendaient à ce que les terres leur soient rendues après l’apartheid, mais pendant des années, le Congrès national africain (ANC) est resté réticent à confisquer les terres des Blancs. Craignant qu’une telle démarche ne fasse perdre au pays des investissements et du soutien de la part de l’étranger, le gouvernement a plutôt cherché à acquérir des terres en les achetant aux anciens colons.
L’ANC a récemment adopté une résolution visant à faire avancer le projet de loi pour exproprier des terres sans indemnisation. Alors que certains ont célébré cette évolution, d’autres sont méfiants.
“La terre continue à être une question litigieuse et ne sera pas résolue par un gouvernement qui donne la priorité aux investissements étrangers avant la volonté du peuple”, a déclaré Mpya.
Violence et justice populaire
Ensuite, il y a le problème de la violence. L’expérience de l’Afrique du Sud a montré que la fin officielle de l’apartheid ne signifie pas nécessairement la fin de la répression et de la contrainte exercées par l’État. Alors que la violence exercée par l’appareil de sécurité sud-africain s’exerce différemment en comparaison de l’époque de l’apartheid, son impact traumatisant est essentiellement le même.
Tokelo Nhlapo, chercheur auprès de Ekurhuleni Municipality for the Economic Freedom Fighters, m’a dit que le gouvernement sud-africain avait eu recours à la répression pour maintenir le même système de contrôle que celui utilisé par les dirigeants coloniaux du pays. Il a pu le faire en partie parce que la justice de transition sud-africaine n’a pas réussi à traiter et à résoudre bon nombre des effets de la violence de l’apartheid sur la population en général.
“La mise en place du processus judiciaire de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) devait permettre de soigner l’Afrique du Sud et de parvenir à la réconciliation dans un pays autrefois profondément divisé”, a-t-il déclaré. “Alors que la communauté internationale considérait généralement que la CVR était un moyen pacifique de surmonter un passé violent, en réalité, la criminalisation de l’histoire du conflit en Afrique du Sud individualisait la violence parrainée par l’État et qui visait des communautés entières, occultant ainsi le lien qui les reliaient à leurs auteurs.”
Il a en outre expliqué : “Par ‘judiciarisation’, je me réfère à la trop grande confiance en des moyens légaux [pour résoudre] la situation morale fondamentale de la violence de l’apartheid, refusant à la majorité noire le droit de vote, limitant sa liberté de mouvement par le biais de lois de circulation, de retraits forcés de ses terres, d’un accès limité à l’éducation et à des opportunités de travail, ce que la CVR n’a pas questionné.
En l’absence d’une véritable réconciliation et d’efforts sérieux de la part de l’ANC pour s’attaquer à la brutalité de l’apartheid dans toutes ses manifestations et ses structures, la violence s’est répandue au sein de communautés anciennement opprimées.
Mphutlane wa Bofelo, une travailleuse dans le domaine culturel et critique sociale sud-africaine, a expliqué que la violence populaire actuelle dans la société sud-africaine avait de profondes racines liées à l’apartheid.
“Il y a eu des associations de citoyens, des comités de rue, des comités de quartier, des comités de bloc, des unités de défense et des tribunaux populaires qui ont tenté de renforcer le pouvoir du peuple”, a déclaré Bofelo.
“Une combinaison de facteurs – tels que la détention massive, les arrestations et l’exil de dirigeants socio-politiques expérimentés et matures, le manque de compétences, le sectarisme d’organisation, l’infiltration d’agents du régime [postérieur à 1994], les règlements de comptes personnels, etc… – a mené à plusieurs échecs de la démocratie et a réduit les activités de certaines associations civiques comme les comités de rue, les comités de blocs, les unités de défense et les tribunaux populaires.”
En effet, comme mes interlocuteurs sud-africains l’ont souligné à plusieurs reprises au cours de notre conversation, l’expérience sud-africaine est semée d’embûches et de revers. De nombreux intellectuels du pays estiment que la trajectoire post-apartheid n’est guère prometteuse.
Les Palestiniens doivent donc prêter attention à ce qui se passe en Afrique du Sud aujourd’hui, plutôt que de simplement célébrer et louer aveuglément son passé de lutte anti-apartheid. Toutes ces questions – l’édification de la nation post-apartheid, l’oppression économique et la violence endémique – doivent être examinées de près et intégrées à la stratégie de libération de la Palestine.
Si nous voulons réussir à abattre l’apartheid de Tel Aviv et à bâtir un avenir meilleur dans lequel les Arabes palestiniens et les Juifs israéliens partageront la terre et ses ressources sur un pied d’égalité, nous devons tirer les leçons des erreurs de l’Afrique du Sud.
Auteur : Ramzy Baroud
* Dr Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Il est l'auteur de six ouvrages. Son dernier livre, coédité avec Ilan Pappé, s'intitule « Our Vision for Liberation : Engaged Palestinian Leaders and Intellectuals Speak out » (version française). Parmi ses autres livres figurent « These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons », « My Father was a Freedom Fighter » (version française), « The Last Earth » et « The Second Palestinian Intifada » (version française) Dr Ramzy Baroud est chercheur principal non résident au Centre for Islam and Global Affairs (CIGA). Son site web.
4 octobre 2019 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah