Le titre même que l’on attribue à un phénomène détermine souvent la façon dont il est compris et ce que l’on peut faire pour l’aborder. Depuis 1948, on parle du « conflit israélo-arabe, » ce qui est juste dans la mesure où ce titre fait référence aux guerres importantes, aux rivalités diplomatiques, et aux « guerres sales » plus petites entre les états arabes et Israël. Mais cette notion de « conflit » régional masque la nature d’un type de lutte différent, qui est un catalyseur clé de conflits plus larges ainsi que d’un phénomène politique en soi.
L’un des volets de cette lutte est la colonisation de la Palestine par le mouvement sioniste, qui a finalement mené à l’état d’Israël, à la division politique de la Palestine, à une gigantesque crise de réfugiés, et, depuis 1967, à l’occupation ; l’autre volet est la résistance palestinienne par des moyens à la fois politiques et militaires. Bien que vue, depuis des décennies, comme simplement un des éléments des jeux de pouvoir régionaux, depuis la Première Intifada de 1987 on s’est mis à en parler plus spécifiquement comme du « conflit israélo-palestinien. »
La lutte coloniale, cependant, ne peut guère être qualifiée de « conflit. » Certes, elle génère un conflit entre les usurpateurs colonialistes et la population autochtone, cependant le colonialisme est un processus unilatéral. Il ne s’agit pas de deux « camps » qui s’engagent dans une confrontation violente à propos d’intérêts ou de programmes divergents, mais de l’invasion par un acteur puissant du territoire d’un autre peuple afin soit de l’exploiter soit de l’annexer. Il n’existe pas de symétrie, ni de pouvoir, ni de responsabilité.
Pour ce qui les concerne, les autochtones sont les victimes qui n’avaient aucune raison de se battre avant l’invasion coloniale ; ils sont dépourvus de pertinence eu égard à l’objectif des colonisateurs. Les autochtones peuvent être exploités comme main d’œuvre forcée, mais ne sont pas indispensables ; d’autres sources de main d’œuvre, esclaves, travailleurs salariés, ou d’autres colons peuvent facilement les remplacer.
Dans le colonialisme de peuplement, qu’incarne le sionisme, les autochtones sont voués à être éliminés soit physiquement soit par déplacement et marginalisation. Il est donc plus juste de qualifier une situation coloniale d’invasion asymétrique qui inévitablement se heurte à une résistance.
Pourquoi est-ce important ? La sémantique peut sembler futile, mais les mots que nous utilisons déterminent la façon dont nous voyons les choses. Le concept de conflit transforme une situation coloniale pré-existante englobant tout en une simple lutte pour « mettre fin à l’occupation. » En effet, le paradigme juridique qui sous-tend la résolution 242 de l’ONU – le droit de l’occupation – réduit un projet de colonisation de peuplement à un problème limité de contrôle militaire sur quelques 22% de la Palestine historique. Que l’on cherche à aboutir à une solution à deux états ; à une confédération, ou à un seul état « juif » sur l’ensemble de la terre d’Israël, une approche de « résolution de conflit » ne répond pas à la nécessité plus vaste de décolonisation.
Une optique de colonialisme de peuplement rétablit le problème original et sous-jacent de la colonisation de peuplement qui débuta à la fin du 19 siècle, et qui affirme sa revendication sur l’ensemble du territoire de la Palestine. Ce qui ne veut pas dire que les territoires palestiniens occupés ne le soient pas en vertu du droit international, mais que l’occupation est un sous problème qui doit être traité dans le cadre d’un processus plus large de décolonisation, englobant le droit des réfugiés palestiniens au retour.
Leçons tirées du colonialisme de peuplement
Comme le paradigme de conflit invoque la notion de « camps, » les résolutions ont tendance à se concentrer sur des négociations techniques dans lesquelles chaque camp, par compromis ou capitulation, tente d’obtenir le meilleur arrangement possible dans des litiges portant sur la souveraineté, les frontières, les réfugiés, les ressources, et. Ce n’est pas le cas dans une situation de colonialisme. Un peuple ne peut pas faire de compromis en ce qui concerne le vol de sa terre, son déplacement, la perte de sa liberté, et son mode de vie. Les colonisateurs peuvent essayer d’étouffer et de pacifier les colonisés – parfois avec succès – mais la colonisation ne peut jamais être banalisée ou acceptée par les opprimés, et la soif de libération ne peut jamais être assouvie.
Dans des situations coloniales classiques où une puissance externe prend le contrôle d’un pays pour en extraire les ressources de valeur, la décolonisation est une affaire simple : la puissance coloniale quitte le pays avec les agents et la population qu’elle avait importés, et le pouvoir politique est transféré au nouveau gouvernement de l’état post colonial gouverné par la population autochtone.
La décolonisation d’une société coloniale de peuplement est beaucoup difficile et complexe. Dans certains scénarios, la population des colons quitte le pays et le rend à sa population autochtone (bien que souvent dans la violence), comme ce fut le cas en Algérie, au Kenya, au Mozambique, au Zimbabwe, en Angola, et en Irlande. Dans d’autres scénarios, la population autochtone est virtuellement éliminée, ce qui rend la décolonisation non pertinente, comme au Brésil. Dans la plupart des situations coloniales de peuplement, toutefois, les colons restent et s’enracinent tellement que la décolonisation demeure incomplète, comme en Afrique du Sud, aux États-Unis, au Canada, en Australie, Nouvelle Zélande ou Aotearoa, en Ukraine, et en Amérique latine post coloniale.
En Palestine et en Afrique du Sud, les colons se sont avérés suffisamment forts politiquement, économiquement, démographiquement, et militairement pour y installer leur propre état viable, mais furent en fin de compte incapables d’éliminer, de vaincre, ou de marginaliser la population autochtone. L’Afrique du Sud s’est finalement engagée dans un processus de décolonisation, quoique incomplète. Israël, au contraire, a obstinément refusé d’envisager la perspective d’une décolonisation.
Une des raisons qui explique la résilience du colonialisme de peuplement et la difficulté d’y mettre fin, c’est son degré d’ancrage dans la terre colonisée. Les colons viennent avec l’intention non pas seulement de vivre dans un autre territoire, mais d’en prendre possession, de complètement remplacer la société existante et de la supplanter par un état colon normalisé. Par le truchement de mythes leur conférant le droit à la terre inventé pour légitimer sa saisie, les colons visent à devenir les autochtones, c’est-à-dire qu’ils affirment leur autochtonie, tout en rendant invisible les véritables autochtones. Ces derniers sont au mieux des éléments de folklore pittoresques, «exotiques», inoffensifs, et au pire des menaces à la sécurité qui doivent être maîtrisées, sous contrôle, ou éliminées. Les autochtones sont progressivement effacés des récit et paysage nationaux, qui sont reconfigurés pour être conformes aux prétentions des colons usurpateurs.
Processus de décolonisation
Qu’impliquerait donc la décolonisation de la Palestine ? Comme dans la plupart des situations de colonialisme de peuplement, les colons sionistes dans ce qui est devenu Israël sont maintenant trop nombreux et intégrés en Palestine pour en être délogés ; ils ne vont pas partir. Néanmoins, la décolonisation doit être fondée sur la libération – dans ce cas, des Palestiniens autochtones ainsi que des colons israéliens.
Ce processus nécessite des mesures spécifiques. D’abord, il nécessite d’abroger le droit des colons et leur hégémonie sur cette terre et ses ressources, sur les sources du pouvoir économique et politique, sur la culture et le récit national, et de favoriser l’émergence d’une nouvelle organisation de la société inclusive et partagée. Deuxièmement, il exige le rétablissement de la souveraineté des peuples autochtones – leur capacité à définir leur propre place en tant qu’égaux dans la nouvelle société, et de mener une vie autochtone durable. Et troisièmement, il présage l’intégration de la population des colons dans une société d’égaux. Une fois que les colonisés et les colonisateurs atteindront une certaine parité, alors la normalisation, et même la réconciliation deviendront possibles. Et avec l’accord des autochtones, les colons pourront finalement devenir eux-mêmes des autochtones.
Afin de parvenir à un post-colonialisme – la fin ultime du colonialisme de peuplement – le processus de décolonisation doit se dérouler parallèlement à un programme détaillé de reconstruction du pays d’une manière inclusive. Ce programme repose sur six conditions indispensables qui constituent le socle du programme du One Democratic State Campaign (ODSC) Campagne pour un état démocratique, projet pour un seul état dont les deux auteurs sont des membres actifs.
1. Remplacement du nationalisme ethno-religieux par une démocratie constitutionnelle fondée sur une citoyenneté commune, permettant et favorisant l’émergence d’une société civile partagée ;
2. Mise en œuvre pleine et entière du droit des réfugiés et de leurs descendants de retourner dans leur mère patrie dans des conditions qui facilitent leur pleine réintégration dans la société ;
3. Offre de garanties constitutionnelles aux communautés nationales, ethniques, religieuses et autres afin de protéger leur droit à leur identité collective, associations, culture et institutions collectives.
4. Restitution des droits, biens immobiliers (réels ou par le biais d’une indemnisation), de l’identité et de la position sociale, aux personnes expulsées, exclues et opprimées suivie d’une réconciliation ;
5. Création d’une économie inclusive offrant une sécurité financière, une durabilité, un emploi significatif, et une juste rémunération ; et
6. Reconnaissance d’une appartenance au monde arabe et à la communauté internationale en créant de nouvelles structures régionales et mondiales d’égalité et de durabilité.
Pour un programme politique
Donc, quel est le programme ? Beaucoup de travail a été déjà fait pour comprendre la nature du sionisme/colonialisme de peuplement israélien et la décolonisation, mais il demeure en grande partie confiné au domaine universitaire. Cette colossale littérature universitaire doit être « traduite » en des formes accessibles et classées par ordre de priorité pour les militants et stratèges politiques, et l’opinion publique.
Le programme d’ODSC est une première étape dans cette direction et fournit à la fois une base conceptuelle et opérationnelle pour intégrer l’analyse universitaire dans un programme politique. D’autres pas dans cette direction pourraient consister à produire une vision détaillée sur le modèle de la Charte de la Liberté du Congrès National africain (ANC), et de convoquer un groupe de travail pour rédiger une constitution. Un plan d’action est aussi nécessaire pour faire naître cette nouvelle société, et pour promouvoir une forme de co-résistance stratégique qui puisse surmonter la puissance disciplinaire d’Israël et qui élargisse la participation des Palestiniens et des partenaires israéliens critiques.
Une deuxième étape implique l’adoption d’un cadre commun qui non seulement contrecarre la hasbarra israélienne (propagande d’état), mais offre une autre logique tout aussi convaincante pour la lutte politique. Celui-ci devrait être fondé sur trois éléments ; diagnostiquer le problème comme étant celui de la décolonisation d’un état colonial de peuplement, plutôt que celui de la résolution technique d’un « conflit » entre deux rivaux symétriques ; déplacer le discours ancré sur la « sécurité » israélienne pour le centrer sur les relations coloniales structurelles de domination et de subordination ; et renverser la vision d’Israël en tant que victime qui nécessite un état exclusivement juif, pour faire comprendre qu’Israël est la partie en position de force, l’architecte, et l’exécutant d’un régime d’apartheid qui s’exerce sur la réalité d’un seul état, qui doit être transformé en une démocratie unique.
Une troisième étape consiste à formuler la stratégie politique elle-même. Elle doit commencer par la prise en compte que, comme les blancs en Afrique du Sud au cours de la lutte anti-apartheid, la majorité des juifs israéliens ne seront jamais des partenaires actifs dans une lutte pour la décolonisation de la Palestine. En tant que colons ils n’ont aucune motivation à la décolonisation, qu’ils voient comme une forme de suicide national. Le mieux que l’on puisse viser d’un point de vue stratégique c’est de les « infléchir » par le biais d’un plan de décolonisation inclusif jusqu’à obtenir que, comme en Afrique du Sud, ils ne s’opposent pas activement à la nécessaire transition vers le post-colonialisme.
Prendre exemple sur la stratégie de l’ANC, signifie forger une alliance de la société civile internationale et palestinienne dans laquelle des alliés juifs israéliens jouent un rôle clé. L’objectif d’une telle alliance est de générer un large soutien au sein de l’opinion publique internationale – syndicats, églises, intellectuels, universitaires, étudiants, militants, et la population en générale – qui « par ricochet » transformera graduellement des politiques gouvernementales défavorables en soutien à un seul état démocratique.
Un seul état n’est pas une utopie
Est-ce une chimère ? Cela aurait pu l’être, s’il restait une tout autre option viable. Mais en l’occurrence, l’autre option, hormis l’apartheid – une forme de solution à deux états ou une confédération – a été enterrée sous les énormes colonies de peuplement qu’Israël a utilisées pour intégrer les territoires occupés à Israël même. Les Israéliens doivent accepter la pilule amère de leurs ambitions expansionnistes : il ne peut y avoir d’état juif sans apartheid, et l’apartheid est moralement et politiquement inacceptable, et en fin de compte insoutenable. De même, les Palestiniens doivent accepter que leur aspiration à un état palestinien, même minuscule dans les territoires occupés, se soit évanouie.
Une vision qui dépasse ces réalités intimidantes, est, toutefois, une perspective réalisable et un programme qui est bon pour les deux peuples : un seul état démocratique avec une société civile partagée, une économie florissante, la paix et la sécurité, dans laquelle les deux peuples peuvent trouver un degré significatif d’auto-détermination et d’expression.
L’heure de l’état unique n’est peut-être pas encore venue ; mais les plaques tectoniques bougent. A un moment donné dans un avenir pas trop lointain, tandis que la communauté internationale s’efforcera de trouver une solution, celle de l’état unique se révèlera inévitablement être la plus logique, mais seulement si la société civile – emmenée par les Palestiniens et soutenue par des Israéliens critiques – s’emploie maintenant à en faire une véritable option politique.
Un seul état démocratique. Élégant, simple, juste, et faisable. C’est une vision qui mérite d’être prise en considération et une vision pour laquelle il vaut la peine de se battre.
* Awad Abdelfattah est le coordinateur de la Campagne pour un Seul État Démocratique (ODSC) et l’ancien secrétaire général du parti Balad.
* Jeff Halper est un anthropologue israélien et le dirigeant du Comité israélien contre les démolitions de maisons (ICAHD). On peut le contacter à jeff@icahd.org.
10 décembre 2019- 972mag.com – Traduction: Chronique de Palestine – MJB