Par Amna Shabana
Tala Dallul, âgée de 10 ans, a vu et survécu à tant de choses pendant le génocide de Gaza. Elle raconte ici son histoire.
« Il est parti. Il est parti. »
Juin 2024. Deir Al Balah. Des tentes. Un cercle de petites filles qui jouent. Parmi elles, je vois une fille aux cheveux blonds, au teint brûlé par le soleil et au sourire généreux. En m’approchant du cercle, je remarque que je n’avais jamais rencontré cette enfant auparavant.
Elle semblait courageuse, attachante et sociable.
« Il est parti. Il est parti », chantait-elle d’une voix angélique, me tirant des larmes et me faisant me demander quel destin avait pu rendre sa voix aussi triste.
Tala Salama Dallul, âgé de 10 ans, venait d’entamer un nouveau chapitre de son déplacement.
« Tala vit avec son oncle paternel. Son père a été tué. Sa mère et ses frères et sœurs sont toujours dans le nord de la bande de Gaza », m’ont dit les enfants du camp, en racontant ce que Tala leur avait révélé.
« Comment pourrais-je vivre sans lui ? »
Août 2024. Deux mois plus tard, je me suis liée d’amitié avec Tala. Un jour, elle vient dans notre tente pour jouer avec les filles.
Lorsque je lui parle, elle me ramène à l’une des journées les plus difficiles qu’elle ait vécues au cours de ce génocide en cours contre Gaza.
C’était le 5 décembre 2023. Elle se trouve dans le quartier d’Al Zaitoun, à l’entrée d’une école de l’UNRWA.
Il y a des nouvelles qui arrivent.
Une voiture s’approche et les gens sont affolés. « C’est le corps de Salama Dallul. Éloignez-vous ! » crient les oncles de Tala. « Ma mère, qui sortait de l’école en courant, a entendu leur voix et s’est mise à pleurer », raconte Tala. « Puis elle a reçu les vraies nouvelles. »
« Ils avaient dit qu’il était blessé. Ma mère nous alors dit qu’il se rétablirait bientôt. Ils avaient dit qu’il était emprisonné. Elle nous avait alors dit qu’il serait bientôt libre. »
Tala voulut faire un dernier adieu à son père, mais elle n’osa pas regarder. « Je l’ai vu de dos. J’ai vu son pantalon et son pull. J’ai eu peur et j’ai reculé… J’ai trébuché sur une pierre et je suis tombée. »
Des larmes commencent à couler de ses yeux et j’essaie de lui faire penser à autre chose.
Je lui demande comment elle passe son temps : « À réfléchir », dit-elle, et mon cœur est encore plus touché.
« Comment allons-nous vivre sans lui ? À quoi ressemblera notre vie après la fin de la guerre ? Comment comprendre cela ? »
Seule, mais « chanceuse »
La mort de son père n’a pas été la seule tragédie à laquelle Tala a dû faire face. Les bombardements israéliens incessants sur Gaza l’ont également obligée à vivre loin de sa mère, Mai, âgée de 27 ans, et de ses frères et sœurs, Yara, 8 ans, Lana, 7 ans, Obaida, 3 ans, et Inaam, 2 ans.
Ils ont dû être déplacés de force à plusieurs reprises et, comme des centaines de milliers de familles de Gaza, ils luttent contre la famine.
« Ma mère a un visage pluôt rond. Comment son visage est-il devenu rectangulaire ? Elle a perdu beaucoup de poids », m’a dit Tala après que sa mère lui a envoyé une photo lorsqu’elles ont enfin réussi à se connecter au réseau.
Un jour, Tala a parlé à sa mère au téléphone et lui a demandé d’expliquer la photo qu’elle avait vue. « J’ai peur que tu nourrisses mes frères et sœurs et que tu restes toi-même affamée », lui a-t-elle dit.
En plaisantant, je dis à Tala qu’elle est la plus chanceuse de ses frères et sœurs parce qu’elle vit dans le Sud, un endroit plus sûr où l’on peut trouver de quoi manger. « C’est le destin », répond-elle avec une sérénité inattendue.
Des histoires non racontées
Plus récemment, lorsque j’ai passé du temps avec Tala, nous avons appelé sa mère. Je pensais que Tala souhaitait fortement raconter à sa mère d’autres histoires de son déplacement forcé vers le sud de la bande de Gaza.
Mais lorsqu’elle a tenu le téléphone, il est apparu clairement qu’elle avait avant tout besoin d’entendre la voix de sa mère. « Les histoires doivent être racontées face à face », m’a-t-elle dit. « Je lui dirai quand je rentrerai chez moi et que je la verrai. »
Mais elle me fait le récit de son déplacement et de sa séparation, qui est hasardeuse, tragique et terrifiante, comme tant d’autres histoires durant le génocide.
« Début février, je suis restée quatre jours dans la maison de mes grands-parents dans le quartier d’Al Zaitoun, à quelques mètres de la maison de mes parents ». La mémoire de Tala me surprend toujours.
Le dernier jour, sa mère est venue s’assurer qu’elle allait bien et voulu la ramener chez elle. Mais ses cousins ont insisté pour que Tala reste, juste un jour de plus.
Qui aurait pu imaginer qu’une fillette de dix ans rendant visite à ses grands-parents en temps de guerre dans le même quartier, serait séparée de sa mère et de ses frères et sœurs pendant plus de six mois ?
« La nuit où ma mère est rentrée à la maison sans me ramener a été la plus dure. Des fusées ont explosé l’une après l’autre jusqu’à ce que l’aube se lève », raconte Tala en tremblant, se souvenant de la nuit où elle a vu sa mère pour la dernière fois.
Toute une nuit tenue éveillée
Les chars israéliens tirent des obus en direction de la maison de Hajj Abul Abed Tutah. Un incendie s’est déclaré, transformant la nuit en jour. « Le feu ! » Les oncles de Tala appellent à l’aide.
« L’obus est tombé dans la cour de la maison après avoir touché la fenêtre. Nous avons essayé de nous rendormir explosions mais d’autres ont envahi notre sommeil ». Tala m’explique la terreur de la nuit.
Pas de sommeil. Le bruit tirs à des balles réelles a effrayé les femmes et les enfants de la maison de Hajj, ainsi que tous les habitants du quartier.
« Je me souviens avoir voulu aller aux toilettes. Lorsque je m’en suis approchée, j’ai remarqué que la fenêtre brisée, qui était recouverte d’un drap, était déjà ouverte. La poussière blanche remplissait l’endroit. J’ai décidé de ne plus aller dans cet endroit ».
« Mon grand-père nous a dit de porter des masques et nous a tous emmenés au rez-de-chaussée, où nous étions plus en sécurité, en essayant de nous distraire de notre peur jusqu’à ce que le soleil se lève. »
« Au Sud ! »
Le matin. En descendant dans la cour, Tala remarqua que son oncle avait déjà préparé le thé et un petit déjeuner.
« SDes soldats ! », sécria son oncle quelques instants après avoir préparé le repas dans la précipitation.
« Abul Abed Tutah ! » Les soldats appellent le grand-père de Tala par son nom et lui ordonnent de quitter sa maison. Le Hajj appelle tous ses petits-fils et les rassemble hors de la maison. « Nous resterons ensemble et tout ce qui doit arriver arrivera », lui aurait dit Tala.
Les yeux de la fillette effrayée ont vu une vingtaine de soldats. Ses oreilles ont entendu des voix hébraïques. « Ils nous ont encerclées et ont compté les hommes qui se trouvaient dans la maison avec des chiffres que je n’ai pas appris à l’école », a raconté Tala, ajoutant que les soldats étaient entrés dans la maison pour la fouiller.
Des dizaines de personnes fatiguées d’une nuit sans sommeil se sont rassemblées devant leurs maisons. Des tracts ont été déposés sur le sol. La peur régnait. Personne n’était autorisé à lire ce qui était écrit.
« Les habitants du quartier d’Al Zaitoun doivent évacuer la région et se diriger vers la bande sud », ordonnaient les tracts, comme l’une des femmes présentes dans la foule était autorisée à le lire.
Les petits yeux de Tala ne pouvaient que pleurer. Les yeux brouillés ne voient rien d’autre que des soldats.
« Il n’y a pas de cœur ici », dit Tala, en reprenant les paroles de l’un des soldats, qui montrait sa poitrine du doigt. Il répondait ainsi à quelqu’un qui demandait à récupérer ses affaires avant de partir.
Ils n’ont entendu que le bruit des tirs à balles réelles et l’ordre brutal des soldats : « Au sud ! ».
Tala me raconte qu’ils ont réussi à emporter quelques affaires malgré l’interdiction des Israéliens. « Ma grand-mère a réussi à prendre ses médicaments et ma tante a pris des couches pour son nouveau-né. »
Des débris de verre éparpillés… Une foule, immobile. Rompant le silence, « Marchez ! » ordonne un soldat. Des hommes, des femmes et des enfants pieds nus. La destination était le rond-point du Koweït à Gaza.
« Il semble que j’ai eu de la chance. Je portais un T-shirt rose et une veste que j’avais empruntée à mon cousin. Et je portais mon pantalon en jean et les pantoufles que ma mère m’avait achetées à l’époque ».
La petite fille, Tala, ne savait pas combien de temps il lui faudrait pour atteindre ce point, mais c’était suffisamment long pour qu’elle réclame une gorgée d’eau ou un morceau de pain.
« Les tireurs d’élite se sont rapprochés de nous. Nous avons tous couru jusqu’à ce que des charrettes tirées par des animaux nous transportent. Elles nous ont emmenés dans une école voisine. »
Le camp de réfugiés de Nuseirat. Une douzaine d’enfants et de femmes ont trouvé refuge dans une école de l’UNRWA. Ils avaient soif, faim et étaient couverts de poussière.
« Nourrissez vos enfants », nous a dit une personne bienveillante, sortie de nulle part, alors que nous étions sur le chariot et qu’elle nous jetait du pain et des tomates. Je n’ai pas mangé. Je me suis couvert d’une couverture et j’ai pleuré. Je pensais à ma mère ».
Déracinés
Je n’en croyais pas mes oreilles lorsque Tala m’a raconté le voyage qu’elle a fait, les parents qu’elle a visités et les endroits où elle a séjourné dans toute la bande de Gaza après avoir quitté le camp de réfugiés de Nuseirat.
« J’ai passé un mois avec mes tantes maternelles Hiyam et Rania à Rafah. Ensuite, j’ai séjourné pendant trois mois chez mes grands-parents qui ont trouvé refuge dans une mosquée à Khan Younis. J’ai également rendu visite à mon oncle maternel qui est resté quelques jours dans une caserne à Khan Younis ».
Puis, en juin, Tala arrive à Deir Al Balah. Elle se trouve dans la rue Al Hikr, dans un camp où les oliviers ombragent les tentes. Un cercle d’hommes, de femmes et d’enfants se réunit autour d’un feu paisiblement allumé. Tala s’approche, se demandant où elle est et qui elle va rencontrer maintenant.
Lorsqu’ils arrivent sur place, Yousef, le cousin de Tala, avec qui elle a voyagé jusqu’ici, crie d’une voix forte : « Ahmad Dallul ! ».
Tala réalise enfin qu’ils ont trouvé son oncle paternel Ahmad. « C’est lui que j’aime le plus et qui me manquait le plus », m’a dit Tala, expliquant qu’elle ne l’avait pas rencontré depuis le début du génocide.
Tala court vers son oncle Ahmad, qui la prend dans ses bras et l’embrasse sur le front.
« ‘Salama, vas-y ! Beau travail ! Bravo !’ J’ai entendu la voix de ma mère qui encourageait mon père alors que nous regardions une vidéo de mon père jouant au football », me raconte Tala. Elle a retrouvé sa famille et a pleuré lorsque son oncle Ahmad lui a montré une vidéo qu’elle n’avait jamais vue de son défunt père.
Une fois que la fillette s’est assurée que son oncle et sa femme étaient en sécurité, ses yeux se sont mis à briller et elle s’est sentie réconfortée.
Elle était entourée d’oliviers, disposait d’une protection et d’un nouveau cercle d’amis : Razan, Tulin, Somaya, Rahaf, Roaa, Ghina, Ritaj, Zain et Bisan.
« Lorsque j’ai vu les oliviers pour la première fois, mon cœur a dansé de joie en me rappelant ma maison à Gaza. En rencontrant ces charmantes fillettes, j’ai senti que nous allions nous entendre. J’ai décidé que j’aimerais rester avec elles ».
Tala a trouvé sa nouvelle maison pour le moment.
« J’ai hâte de rtrouver ma mère pour lui raconter toutes ces histoires ! »
Auteur : Amna Shabana
* Amna Shabana est une écrivaine palestinienne originaire de la bande de Gaza. Elle est titulaire d'une licence en langues et littératures anglaises de l'université islamique de Gaza (IUG). Elle a travaillé comme assistante d'enseignement et poursuit sa maîtrise en traduction à l'IUG. Elle est également formatrice indépendante en traduction et en rédaction de contenu, et elle contribue à We Are Not Numbers. Son compte Twitter/X.
1er septembre 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine