Par Mouin Rabbani
La polio avait été éradiquée dans la bande de Gaza, mais elle a été détectée la semaine dernière. Si l’on ne sait pas comment elle est soudainement réapparue, il ne fait aucun doute qu’elle se propage.
La semaine dernière, le poliovirus a été identifié dans des échantillons d’eaux usées dans la bande de Gaza.
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la poliomyélite est une « maladie hautement infectieuse » qui « envahit le système nerveux et peut provoquer une paralysie totale en quelques heures ».
Comme bien d’autres choses dans la bande de Gaza ces jours-ci, la polio, selon l’OMS, « touche principalement les enfants de moins de 5 ans » mais peut infecter « toute personne de tout âge qui n’est pas vaccinée ».
En outre, « une infection sur 200 entraîne une paralysie irréversible (généralement au niveau des jambes). Parmi les personnes paralysées, 5 à 10 % meurent lorsque leurs muscles respiratoires deviennent inopérants ».
On peut s’attendre à ce qu’Israël et ses apologistes accusent le Hamas d’être responsable de cet état de fait, en racontant que les autorités sanitaires de Gaza donnent la priorité à la construction de tunnels plutôt qu’à la vaccination des personnes soumises à leur autorité, que les Arabes sont corrompus, etc.
La réalité est que non seulement la polio n’est pas endémique dans la bande de Gaza, mais qu’elle a été éradiquée du territoire il y a plusieurs décennies.
Ce résultat avait été publiquement vanté par nul autre que Ted Tulchinksy, qui, de 1978 à 1994, a occupé le poste de coordinateur pour la santé en Cisjordanie et dans la bande de Gaza au sein du ministère israélien de la santé.
Le témoignage de M. Tulchinsky est important car, pendant son mandat, il a supervisé les départements de la santé des gouvernements militaires qu’Israël a établis en 1967 en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
Dans un article publié en 2011 sur le site web des Instituts nationaux américains de la santé (NIH), Tulchinsky écrit que, dans les années 1970, des épidémies de polio se sont déclarées périodiquement en Israël et dans les territoires palestiniens qu’il était en train d’annexer, et ce « malgré des niveaux élevés de couverture [vaccinale] » dans la bande de Gaza en particulier, en raison de la dégradation de ses infrastructures sanitaires.
Ulchinsky raconte qu’en 1978, Israël a consulté Natan Goldblum et Joseph Melnick, deux épidémiologistes réputés de l’université Baylor, afin de mettre au point des stratégies anti-polio plus efficaces.
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Leur recommandation, qui consistait à augmenter les quatre doses traditionnellement administrées aux nourrissons au cours de leur première année par trois doses supplémentaires d’une variété différente, a été appliquée pour la première fois dans la bande de Gaza. Elle s’est avérée si efficace que la maladie a été éradiquée du territoire en quelques années.
Ulchinsky ne le dit pas, mais il semble probable que, comme pour beaucoup d’autres choses, la bande de Gaza ait également servi de laboratoire humain pour les nouvelles méthodes israéliennes.
En effet, la séquence de vaccination Goldblum-Melnick a été, selon Tulchinsky, « surnommée le système de Gaza » et appliquée par la suite en Israël pour juguler une épidémie de polio en 1988.
À la suite de cet épisode », écrit Tulchinsky, « Israël a adopté le système de Gaza et l’éradication totale de la polio a été rapidement réalisée ».
On ne sait pas exactement comment la polio est soudainement réapparue dans la bande de Gaza. Ce qui ne fait aucun doute, c’est la manière dont elle se propage. Israël a systématiquement détruit les infrastructures sanitaires, de traitement de l’eau et d’électricité de la bande de Gaza, en particulier depuis octobre 2023, entraînant l’effondrement de systèmes qui étaient déjà précaires.
L’eau contaminée, les eaux usées non traitées et les ordures non collectées, en particulier lorsqu’elles sont associées à la grave surpopulation résultant de la campagne génocidaire d’Israël et des déplacements forcés répétés de la population civile, représentent des conditions idéales pour la propagation de la maladie.
Comme l’a dit le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, en décembre dernier, « la population de Gaza est obligée de se déplacer comme des boules à facettes humaines :
Les habitants de Gaza sont contraints de se déplacer comme des boules à facettes humaines – ricochant entre des parcelles de plus en plus petites du sud, sans aucun des éléments de base nécessaires à la survie… Les abris sont surpeuplées et insalubres. Les gens soignent des plaies ouvertes. Des centaines de personnes font la queue pendant des heures pour utiliser une douche ou des toilettes … portant des vêtements qui n’ont pas changés depuis deux mois.
Ces conditions ont également créé un terrain propice à d’autres maladies infectieuses. Au 30 juin, l’OMS signalait près d’un million de cas d’infections respiratoires aiguës (touchant près de la moitié de la population), plus d’un demi-million de cas de diarrhée (dont près de 200 000 cas de « diarrhée aqueuse aiguë »), plus de 100 000 cas de jaunisse aiguë (suggérant que l’hépatite est répandue), et ainsi de suite.
L’OMS note que ces chiffres « doivent être interprétés avec prudence, en raison de la communication tardive et incomplète des données ». Alors que l’été entre dans sa phase la plus chaude, de nombreuses alertes ont été lancées concernant une épidémie de choléra.
À quelques rares exceptions près, Israël empêche l’entrée de carburant, de vaccins, de fournitures médicales et d’eau potable dans la bande de Gaza. Comme l’a annoncé publiquement le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, le 9 octobre, « nous imposons un siège complet à Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant. Tout sera fermé ».
Cette politique de sadisme collectif ne se résume pas à une simple vengeance. Giora Eiland est un général de division à la retraite qui a été à la tête du Conseil national de sécurité d’Israël et qui est conseiller du gouvernement actuel. Il publie également une chronique régulière dans le journal israélien Yedioth Ahronoth.
Le 29 octobre, il a exhorté Israël à infliger « non seulement la destruction de la ville de Gaza, mais un désastre humanitaire et un chaos gouvernemental absolu … Seul ce résultat – la destruction complète de tous les systèmes à Gaza et une détresse désespérée », permettrait, selon lui, de remporter la victoire.
Le 19 novembre, il a exhorté le gouvernement à poursuivre le siège de la bande de Gaza, soulignant que « de graves épidémies dans le sud de la bande de Gaza rapprocheraient la victoire et réduiraient le nombre de victimes des FDI ».
L’identification enthousiaste d’une société entière comme cible militaire et la détermination d’infliger un maximum de souffrances pour compenser les échecs militaires d’Israël ont été un refrain commun à tous les hauts responsables politiques et militaires israéliens.
L’éradication de l’infrastructure sanitaire de Gaza est au cœur de cette campagne. L’OMS parle de « démantèlement continu du système de santé ».
Fin mai, Médecins sans frontières (MSF) a présenté la situation comme suit: « Au cours des sept derniers mois, le système de santé dans la bande de Gaza a été systématiquement démantelé. Selon l’OCHA [Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires], 24 hôpitaux sont désormais hors service, tandis que 493 travailleurs de la santé ont été tués ».
Le 12 juillet, l’OMS faisait état de 746 travailleurs de la santé tués, 967 blessés et 128 toujours incarcérés. Les larbins d’Israël ne manqueront pas de dénoncer chacun d’entre eux comme faisant partie du Hamas et de prétendre que les nombreuses ambulances réduites en miettes étaient des lance-roquettes camouflés.
L’attention s’est principalement concentrée sur les défis auxquels sont confrontés les installations médicales palestiniennes en cours de désintégration à Gaza et leur personnel totalement débordé et manquant de ressources pour faire face au nombre écrasant de victimes résultant de la campagne génocidaire d’Israël.
Les récits de jeunes enfants subissant des amputations sans anesthésie et de graves brûlures sans traitement de la douleur, de patients mourant en raison de l’indisponibilité de fournitures médicales de base telles que les désinfectants, sont devenus trop courants. Mais la crise est bien plus profonde.
Les soins de santé réguliers, par exemple pour les patients atteints de cancer ou victimes d’un accident vasculaire cérébral, les diabétiques ayant besoin d’insuline, un enfant ou un grand-parent souffrant d’une fracture, et ainsi de suite, ont également pratiquement disparu.
Mark Perlmutter et Feroze Sidhwa, deux chirurgiens américains qui se sont récemment portés volontaires dans un hôpital de la bande de Gaza, font un récit particulièrement poignant de leur expérience. Il s’agit malheureusement d’un témoignage parmi tant d’autres.
Début juillet, Rasha Khatib, Martin McKee et Salim Yusuf ont publié une lettre dans la prestigieuse revue médicale britannique The Lancet, dans laquelle ils notent que « les conflits armés ont des répercussions indirectes sur la santé, au-delà des dommages directs causés par la violence », la « destruction des infrastructures de soins de santé » étant l’un des facteurs les plus importants.
Les auteurs observent que « dans les conflits récents, ces décès indirects sont de trois à quinze fois plus nombreux que les décès directs ». Sur la base des conditions actuelles dans la bande de Gaza, les auteurs, « appliquant une estimation prudente de quatre décès indirects pour un décès direct », estiment qu’il « n’est pas invraisemblable d’estimer que jusqu’à 186 000 décès, voire plus, pourraient être attribués au conflit actuel dans la bande de Gaza », et notent que cela représente « 7 à 9 % de la population de la bande de Gaza ».
Cela fait beaucoup de Pallywood [mis en doute des victimes à Gaza] à expliquer pour la Defamation League et d’autres larbins d’Israël.
Les comptes rendus de la destruction de l’infrastructure sanitaire palestinienne se concentrent généralement sur la destruction par Israël de l’hôpital Al-Shifa, le plus grand complexe médical de la bande de Gaza, qui a été rasé et brûlé par l’armée la plus morale depuis le Ku Klux Klan, après qu’aucun des prétextes invoqués pour attaquer le complexe n’ ait été étayé.
Avant Al-Shifa, il y a eu le bombardement, le 17 octobre, de l’hôpital arabe Al-Ahli, également connu sous le nom d’hôpital baptiste Al-Ahli, qui a fait de nombreuses victimes. Fondé en 1882, il est le seul hôpital chrétien de la bande de Gaza et est géré par le diocèse anglican de Jérusalem. Comme d’autres hôpitaux, il est également devenu un refuge de choix pour les civils qui cherchent désespérément à se mettre à l’abri.
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Trois jours plus tôt, le 14 octobre, Human Rights Watch a rapporté qu’« un projectile d’artillerie a frappé le centre de diagnostic et de traitement du cancer de l’hôpital ». Sur la base des détails de l’obus, l’organisation a conclu qu’« Israël est la seule partie au conflit [de Gaza] connue pour posséder et utiliser l’artillerie qui tire ce type de munition ».
Au cours des trois jours suivants, le directeur et le personnel de l’hôpital ont reçu de nombreux avertissements et menaces israéliens directs, exigeant qu’ils évacuent les lieux. Inutile de dire qu’ils ont refusé et ont continué à soigner leurs patients).
Immédiatement après l’attaque du 17 octobre, Israël a publié plusieurs comptes rendus, souvent contradictoires, avant de s’entendre sur deux points : le nombre de victimes a été largement exagéré et, surtout, il n’a pas été causé par des tirs israéliens, mais par un projectile palestinien errant.
Si Israël rejette si souvent sa culpabilité et blâme ses victimes, ce n’est pas tant pour convaincre son public que pour l’embrouiller. Lorsque les journalistes, Human Rights Watch et d’autres concluent qu’ils ne peuvent pas établir clairement les responsabilités et qu’ils doivent attendre une enquête complète et appropriée lorsque les conditions le permettront, c’est mission accomplie.
Dans ce cas particulier, la ruse a fonctionné au-delà des espérances. Bien que le diocèse anglican de Jérusalem ait pointé du doigt Israël, l’archevêque de Canterbury et principal ecclésiastique de l’Église anglicane, Justin Welby, a dénoncé sans vergogne les accusations selon lesquelles Israël était responsable, les qualifiant de « diffamation du sang ». Ne supposez pas que c’est Israël », a-t-il déclaré, « vous n’avez aucune preuve ».
Pour faire bonne mesure, Welby a professé une ignorance totale du nombre de tués et de blessés, déclarant : « J’ai entendu tellement de chiffres différents ».
Le président américain et bientôt ex-candidat Joe Biden s’est empressé de rejeter la faute sur les Palestiniens. En Israël, la même personne qui prétendait avoir vu des images inexistantes d’enfants décapités le 7 octobre a déclaré: « D’après ce que j’ai vu, il semble que ce soit l’autre équipe qui l’ait fait, et non pas vous ».
L’indignation qui en a résulté a contribué à l’annulation abrupte de son conclave prévu avec un assortiment de régimes arabes clients à Amman quelques jours plus tard. Au cours des dernières semaines, même ses plus proches alliés n’ont pas supporté de lui d’être associés.
L’enquête la plus complète dont j’ai eu connaissance à ce jour a été menée par Maher Arar, qui a produit deux rapports techniques extraordinairement détaillés pour démontrer non seulement que c’est un projectile israélien qui a frappé l’hôpital Al-Ahli, mais aussi que toute autre théorie est incompatible avec les preuves disponibles.
Si j’ai trouvé son raisonnement tout à fait convaincant, je ne suis pas suffisamment compétent sur le plan technique – et c’est un euphémisme – pour réfuter toute contestation de ses conclusions techniques. J’en sais toutefois assez pour être sûr de ne pas avoir à me tromper.
J’en sais cependant assez pour écarter avec confiance tous les détracteurs qui n’appellent pas à une enquête internationale immédiate, complète et indépendante et qui refusent de condamner Israël pour avoir refusé d’en mener une.
Les enfants de Gaza face aux nombreux traumatismes liés au génocide
M. Arar fait remarquer qu’Israël a attaqué l’hôpital Al-Ahli non pas en dépit de ses importantes relations internationales, mais à cause d’elles. Il s’agissait d’un test. S’il réussissait, et s’il parvenait à convaincre des personnalités comme Welby, la BBC et les gouvernements occidentaux de jouer le jeu, cela enverrait un signal clair que chaque hôpital palestinien est une proie facile et peut être attaqué en toute impunité.
C’est précisément ce qui s’est passé. Le principe fondamental du droit de la guerre qui a survécu pendant des siècles, voire des millénaires, est enterré dans les décombres des hôpitaux de Gaza. Ce principe n’existe plus, et ses horribles conséquences se répercuteront – et se répercutent déjà – bien au-delà de la bande de Gaza.
Selon Ghassan Abu-Sitta, chirurgien palestinien et britannique de renom, qui se trouvait à l’hôpital Al-Ahli la nuit de l’attaque, cet incident a servi de test décisif pour la suite des événements :
Cet incident a servi de test décisif pour ce qui allait suivre : la guerre totale d’Israël contre les infrastructures de santé de Gaza. Après que l’hôpital Al-Ahli a été touché et que personne n’a eu à rendre de comptes, les dominos ont commencé à tomber rapidement. Les hôpitaux ont été pris pour cible les uns après les autres. Il est devenu évident que les attaques étaient systémiques.
Il y a quelques mois, j’ai eu le plaisir de rencontrer le Dr Chandra Hassan à Chicago. Professionnel de la médecine et humanitaire dévoué, il s’est porté volontaire à l’hôpital Nasser de Khan Younis pendant un certain temps au cours du génocide actuel et est resté en contact régulier avec des collègues palestiniens.
Au cours de notre conversation, je lui ai demandé quel était, selon lui, l’objectif sous-jacent de la destruction systématique par Israël de l’infrastructure sanitaire palestinienne.
Il a répondu – et je paraphrase ici – que les hôpitaux ont un caractère sacré particulier et constituent le refuge ultime et la source d’espoir pour les personnes en situation de crise. Ils s’attendent à avoir accès à un hôpital et à son personnel si eux-mêmes ou leurs proches en ont besoin, et à pouvoir se réfugier dans ses locaux si cela s’avère nécessaire, et ils ont besoin d’être sûrs de pouvoir le faire.
Si l’on remplace cette confiance, cet espoir, par la peur de ne plus y avoir accès, d’être livré à soi-même au moment où l’on a le plus besoin d’espoir et d’aide, on est sur la bonne voie pour assurer la désintégration d’une société. Cela est en train de s’avérer exact.
Auteur : Mouin Rabbani
21 juillet 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine