Par Neve Gordon
Les Israéliens qui manifestent veulent-ils vraiment « une meilleure démocratie pour le bien de tous » ?
Dans un article élogieux, le New York Times a récemment présenté la physicienne israélienne des particules Shikma Bressler comme « la figure de proue des protestations israéliennes ».
Rien n’est plus vrai. Depuis près de 30 semaines, Shikma Bressler – et quelques autres – sont à la tête de centaines de milliers de manifestants qui tentent de mettre un terme à la réforme judiciaire prévue par le gouvernement de droite du Premier ministre Benjamin Netanyahu.
Le niveau et l’ampleur de la mobilisation sont sans précédent et, selon Bressler, cet effort est motivé par une profonde inquiétude pour l’avenir d’Israël. « Nous pouvons soit sombrer dans les ténèbres de l’extrémisme et du racisme avec la destruction d’Israël tel que nous le connaissons, dans tous ses aspects sociaux et économiques », a-t-elle expliqué au journaliste du NYT, « soit construire une nouvelle démocratie, plus forte et meilleure, pour le bien de tous les citoyens ».
Comme la plupart des grands médias, le NYT présente dans cet article récent Bressler et le mouvement qu’elle dirige comme le summum des valeurs libérales. Malheureusement, comme c’est souvent le cas dans la couverture médiatique des événements en Israël, la situation est plus complexe qu’il n’y paraît.
Lire également : Les Israéliens divergent sur les meilleures façons d’opprimer et déposséder les Palestiniens par Ali Karbalaei
Par exemple, le 3 juillet, quelques heures à peine après l’irruption des soldats israéliens dans le camp de réfugiés de Jénine, où ils ont tué au moins 12 Palestiniens et en ont blessé plus de 100, la même Bressler a posté un tweet qui faisait le lien entre l’incursion militaire et les manifestations à Tel-Aviv.
« Pour continuer à nous dresser, la tête haute et de tout notre cœur, contre les menaces venant de l’extérieur qui pèsent sur nous ; pour que nos enfants, frères et partenaires héroïques qui se battent actuellement à Jénine ne soient pas poursuivis à La Haye, nous devons faire en sorte qu’Israël reste un pays démocratique. Le bien-être de nos soldats, leur avenir et l’avenir de notre pays dépendent désormais (aussi) de notre combat ».
À bien des égards, Bressler a raison : La Cour suprême d’Israël a toujours servi de bouclier aux soldats qui envahissaient les villes palestiniennes, de Jénine du nord jusqu’à Rafah dans le sud, et l’attaque du gouvernement contre la Cour pourrait potentiellement permettre de poursuivre les soldats à l’internationale dans le futur.
Mais, bien sûr, ces mots invalident également l’affirmation de Bressler selon laquelle elle se bat pour « la démocratie pour le bien de tout le peuple ». Du moins, aux yeux de ceux qui considèrent les Palestiniens comme des êtres humains.
La protection contre les inculpations pour crimes de guerre
La protection contre les inculpations de crimes de guerre est devenue un thème majeur dans les semaines qui ont précédé le vote du 24 juillet sur le projet de loi controversé sur les « normes raisonnables », une pièce maîtresse de la législation visant à affaiblir le système judiciaire.
À moment donné, 1142 réservistes de l’armée de l’air, dont 235 pilotes de chasse, 173 opérateurs de drones et 85 soldats des forces spéciales, ont menacé d’interrompre leur service militaire volontaire si le projet de loi était adopté.
Les médias israéliens sont alors devenus hystériques. Ils ont multiplié les analyses de l’impact potentiel d’un refus généralisé de servir dans l’armée sur l’état de préparation militaire d’Israël et donné la parole à toute une série de généraux pour souligner les graves dangers d’une insubordination généralisée.
Quelques refuzniks ont également expliqué à la télévision que, s’ils étaient fiers de leur service militaire, ils n’étaient pas disposés à protéger un régime non démocratique.
Le sous-entendu était clair : les pilotes israéliens sont prêts à continuer à larguer des bombes meurtrières sur les villes surpeuplées et les camps de réfugiés de Gaza, mais, comme le dit Bressler, ils ont aussi du mal à faire confiance au gouvernement et, avec la refonte du système judiciaire, ils craignent d’être accusés de crimes de guerre à La Haye.
En d’autres termes, ils estiment qu’avec ce remaniement judiciaire, le gouvernement renonce à sa responsabilité de protéger les citoyens juifs et les privilèges dont ils jouissent.
La consolidation de l’apartheid
Les menaces des refuzniks n’ont pas immédiatement réussi à stopper la législation et, le 25 juillet, le gouvernement a adopté le projet de loi sur les « normes raisonnables ».
Le lendemain, la Knesset a adopté une extension de la Loi sur les Comités d’admission, mais comme cette loi était beaucoup moins controversée, elle n’a pratiquement pas retenu l’attention des médias en Occident.
La loi initiale sur les Comités d’admission a été adoptée en 2010 pour contourner un arrêt de la Haute Cour de justice qui interdisait aux communautés coopératives de louer des terres exclusivement à des juifs.
Lire également : Les Israéliens s’en fichent bien de la démocratie par Hara Yawari
Alors que selon la loi de 2010 seules les communautés comptant moins de 400 familles résidant dans le Néguev ou en Galilée pouvaient refuser d’accueillir des citoyens palestiniens d’Israël dans leur colonie de peuplement, le nouveau projet de loi relève la barre.
Désormais les communautés allant jusqu’à 700 familles, établies dans n’importe quelle partie d’Israël, peuvent interdire aux citoyens palestiniens d’acheter un lot sur le territoire qu’elles se sont approprié.
Et c’est là le nœud du problème : cette loi a reçu le soutien de parlementaires des deux bords, à savoir ceux qui, aux yeux de Bressler et des pilotes israéliens, attaquent la démocratie israélienne et ceux qui la défendent.
En effet, sur 110 membres juifs de la Knesset (les 10 restants sont des Palestiniens), seuls deux ont voté contre cette loi.
Immédiatement après l’adoption du projet de loi, 20 dirigeants locaux de tous horizons politiques – allant des directeurs des mouvements Kibboutzim et Moshavim aux chefs des conseils régionaux et locaux – ont publié une infographie remerciant Orit Strook, qui fait partie des dirigeants de la colonie juive d’Hébron et qui est l’actuel ministre des colonies et des missions nationales, d’avoir fait passer la loi.
S’adressant à Strook et à un certain nombre d’autres membres de la Knesset, ils ont envoyé le message suivant :
« Au cours d’une période de division et d’opposition, nous avons assisté à un rare moment d’unité autour d’une des valeurs fondamentales du sionisme : la colonisation. Des ministres et des membres de la Knesset de droite et de gauche se sont unis pour adopter l’amendement à la loi sur les Comités d’admission, qui permettra l’expansion des colonies dans la périphérie, l’installation de jeunes couples et le renforcement des communautés ».
En d’autres termes, il existe un large consensus entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre la réforme judiciaire sur l’importance de renforcer l’apartheid. Et c’est ce qui unit les juifs israéliens malgré l’impasse politique actuelle.
Briser le consensus
Alors même que les manifestants pensent que leur « maison israélienne » est en voie de destruction, le racisme du sionisme libéral est si profond que Bressler peut affirmer vouloir une « démocratie pour le bien de tous les peuples », tout en excluant complètement les Palestiniens de cette démocratie.
Il est clair que ce racisme détruit à la base toute possibilité d’émergence d’une entité véritablement démocratique.
Actuellement, environ la moitié des citoyens juifs d’Israël sont en faveur de la réforme judiciaire et l’autre moitié s’y oppose, ce qui signifie que la seule façon pour ceux qui résistent au gouvernement actuel d’avoir une chance de gagner serait de s’allier avec les Palestiniens qui, après tout, représentent 20 % de la population du pays.
Mais comme une telle alliance exigerait de renoncer à la vision sioniste du monde et aux privilèges qui en découlent, la majorité des manifestants, y compris Shikma Bressler, ne veulent même pas y penser.
Ainsi, bien qu’il existe théoriquement une voie qui permettrait d’établir un régime démocratique en Israël/Palestine, le mouvement de protestation actuel est très loin de vouloir l’emprunter.
Auteur : Neve Gordon
* Neve Gordon est un politologue et historien israélien. Il est l’auteur de Israel’s Occupation, et de The Human Right to Dominate (co-écrit avec Nicola Perugini).
16 août 2023 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet