Par Ramzy Baroud
Il y a des bonnes raisons à la volonté des Palestiniens de libérer leurs prisonniers, malgré le lourd tribut qu’ils continuent de payer pour leur liberté.
Il peut sembler logique de poser la question suivante : quel est l’intérêt de libérer quelques détenus palestiniens des prisons israéliennes, si le prix à payer est la mort de plus de 15 000 Palestiniens à Gaza ?
En fait, même si tous les prisonniers palestiniens – au nombre d’environ 7000 – étaient libérés, ils ne représenteraient même pas la moitié du nombre total de Palestiniens morts et disparus, à ce jour, dans le génocide israélien en cours dans la bande de Gaza.
La logique peut sembler encore plus déroutante si l’on considère qu’entre le 7 octobre et le 28 novembre, Israël a détenu plus de 3300 Palestiniens en Cisjordanie occupée et à Jérusalem-Est occupée.
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En effet, le nombre de femmes et d’enfants palestiniens libérés – à la suite de plusieurs échanges de prisonniers entre la résistance palestinienne et l’armée israélienne, entre le 24 et le 30 novembre – est insignifiant par rapport à ceux qui ont été kidnappés et emprisonnés au cours de la même période.
Mais cette arithmétique n’est pas pertinente dans les guerres de libération. Car si nous recourons à ce type de logique, il est peut-être plus logique pour les nations colonisées et les groupes opprimés de ne pas se rebeller, car leur résistance pourrait multiplier le mal que leur infligent leurs colonisateurs et leurs oppresseurs.
Alors que les Israéliens considèrent leurs captifs, civils ou militaires, détenus à Gaza en termes de nombre, les Palestiniens abordent la question d’un point de vue totalement différent.
Tous les Palestiniens sont des captifs, selon la réalité sur le terrain, parce que tous les Palestiniens sont victimes du colonialisme israélien, de l’occupation militaire et de l’apartheid.
La différence entre être prisonnier à la prison de Megiddo, d’Ofer ou de Ramleh, par exemple, et être prisonnier dans une ville palestinienne isolée, entourée de murs, sous occupation militaire israélienne dans la zone C de la Cisjordanie, est plutôt formelle.
Il est vrai que les détenus de la prison de Megiddo sont soumis à davantage de violence, voire de torture. Ils sont privés de nourriture, de médicaments et de liberté de mouvement. Mais en quoi cela diffère-t-il fondamentalement de l’incarcération de 2,3 millions de personnes vivant actuellement à Gaza ?
Certains diront même que vivre à Gaza en période de génocide est plus contraignant et beaucoup moins sûr que d’être un prisonnier politique en Israël, dans des circonstances « normales ».
Il est donc clair que le problème n’est pas lié au nombre, mais aux rapports de force.
En vertu du droit international, Israël est la puissance occupante. Cela lui confère certains droits, conformément, par exemple, à la quatrième convention de Genève, mais aussi de nombreuses responsabilités.
Pendant des décennies, Israël a largement abusé de ces « droits » et a complètement ignoré toutes ses responsabilités. Au cours de la même période, les Palestiniens ont demandé – voire imploré – la communauté internationale d’appliquer le droit international à Israël, mais sans succès.
C’est ce qu’illustre la piteuse démonstration du président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, lors d’un discours à l’Assemblée générale des Nations unies le 15 mai.
« Protégez-nous », a-t-il déclaré à plusieurs reprises, avant de faire une analogie entre les Palestiniens et les animaux. « Ne sommes-nous pas des êtres humains ? Même les animaux devraient être protégés. Si vous avez un animal, ne le protégerez-vous pas ? Protégez-nous ! »
La plupart des Palestiniens savent bien que les institutions internationales dominées par les États-Unis et l’Occident n’assureront pas la protection des Palestiniens sur la base d’un quelconque raisonnement moral ou même de leur amour pour les animaux…
Cette prise de conscience est apparue aux Palestiniens il y a plusieurs générations, lorsque la communauté internationale n’a pas réussi à faire appliquer une seule résolution de l’ONU à l’égard d’Israël.
En ce qui concerne le génocide en cours à Gaza, elle s’est avérée particulièrement peu pertinente, au point que le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, l’a déclaré sans ambages lorsqu’il a affirmé, le 8 novembre, que les Nations unies n’avaient « ni l’argent ni le pouvoir » pour empêcher le génocide dans la bande de Gaza.
M. Guterres et d’autres hauts fonctionnaires de l’ONU doivent être conscients du rôle marginal que la communauté internationale est en mesure de jouer dans la guerre israélienne contre Gaza en raison de la position inébranlable des États-Unis en faveur d’Israël.
Tant que Washington continuera à jouer le rôle d’avant-garde des crimes de guerre israéliens en Palestine, Tel-Aviv n’aura aucune raison de s’arrêter.
Les Palestiniens font donc ce que tous les autres peuples occupés et colonisés ont fait dans cette situation. Ils résistent. Par leur résistance, ils espèrent imposer un nouveau facteur dans une équation longtemps biaisée, largement contrôlée par Israël et ses alliés occidentaux.
En libérant leurs prisonniers, résultat direct de leur propre résistance, les Palestiniens sont donc en mesure d’influencer les résultats. Cela signifie qu’ils sont des agents politiques ; en fait, des acteurs politiques qui peuvent redéfinir les règles du jeu.
Les Palestiniens abordent la question des prisonniers dans le cadre d’une campagne plus large de lutte pour la libération. Ceux qui parviendraient à libérer 100 ou 7000 détenus créeraient alors un précédent historique qui leur permettrait, à terme, de libérer l’ensemble du peuple palestinien.
Israël est pleinement conscient du pouvoir et de la force d’impact de la question des prisonniers, car Israël emprisonne les Palestiniens en tant qu’expression de son pouvoir et de son contrôle sur tous les aspects de la vie des Palestiniens.
Bien que certains détenus palestiniens soient considérés, aux yeux d’Israël, comme des « prisonniers de sécurité », nombre d’entre eux ont été arrêtés pour avoir publié des messages sur les réseaux sociaux, pour leur statut sur WhatsApp, ou sans aucune raison du même acabit.
De nombreuses femmes palestiniennes ont été détenues pour avoir rendu visite aux familles d’autres prisonniers ou pour avoir pleuré la mort de jeunes Palestiniens tués par Israël. Israël a emprisonnée ces femmes pour la même raison que le fasciste ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, c’est-à-dire interdire aux Palestiniens de célébrer la liberté de leurs enfants.
Plus précisément, Israël veut contrôler tous les aspects de la vie des Palestiniens – leurs actions, réelles ou symboliques, mais aussi leur colère, leur joie et toutes leurs autres émotions.
Lorsque des Palestiniens sont libérés dans le cadre d’échanges de prisonniers, ils sortent, fiers et la tête haute, des cachots israéliens, malgré les nombreux obstacles, les restrictions et l’insistance d’Israël à retenir tous les prisonniers palestiniens.
Mais pour les Palestiniens, il s’agit d’une victoire sans précédent.
Alors, non, ce n’est pas une question de chiffres. Bien que chaque Palestinien compte, qu’il s’agisse de ceux qui sont tués à Gaza ou de ceux qui sont détenus dans les prisons israéliennes, pour les Palestiniens, toutes les questions sont liées à un seul et même projet appelé « libération ».
C’est pour cette liberté collective tant convoitée que les Palestiniens se sont battus, génération après génération, quel que soit le prix payé à la mort, à l’emprisonnement et à la perpétuelle captivité.
Auteur : Ramzy Baroud
* Dr Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Il est l'auteur de six ouvrages. Son dernier livre, coédité avec Ilan Pappé, s'intitule « Our Vision for Liberation : Engaged Palestinian Leaders and Intellectuals Speak out » (version française). Parmi ses autres livres figurent « These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons », « My Father was a Freedom Fighter » (version française), « The Last Earth » et « The Second Palestinian Intifada » (version française) Dr Ramzy Baroud est chercheur principal non résident au Centre for Islam and Global Affairs (CIGA). Son site web.
5 décembre 2023 – Middle East Monitor – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah