Par Mariam Barghouti
Tout comme les manifestations de Black Lives Matter ne dénonçaient pas seulement un meurtre, nous sommes confrontés à un régime d’oppression totale.
J’ai commencé à aller aux manifestations quand j’avais 17 ans. Au début, j’allais aux manifestations contre l’occupation militaire d’Israël. Puis nous avons aussi commencé à protester contre l’autoritarisme de l’Autorité palestinienne et du Hamas, et contre la pernicieuse rivalité qui oppose les factions politiques palestiniennes.
Pour les Palestiniens, la protestation est devenue un mode de vie – une façon de garder notre détermination, d’aller de l’avant.
Ces dix dernières années, une grande partie du fardeau de la protestation a été porté par des familles palestiniennes individuelles confrontées à l’expulsion ou à la violence des soldats et des colons. Les menaces d’expulsions ou de démolitions déclenchent une protestation locale, pour tenter d’empêcher tel ou tel abus.
Mais en ce moment, l’attention du monde entier se concentre sur nous, non pas en tant qu’individus, mais en tant que collectivité, en tant que Palestiniens. Il ne s’agit pas seulement d’un village ou d’une famille ou de “seulement ceux de Cisjordanie” ou de “seulement ceux de Jérusalem”.
Ce que nous dénonçons dans les rues aujourd’hui, ce n’est pas un meurtre ou un raid violent, mais tout un régime d’oppression qui détruit nos corps, nos maisons, nos communautés, nos espoirs – tout comme les manifestations pour la vie des Noirs (Black lives) qui se sont répandues à travers les États-Unis l’année dernière ne concernaient pas seulement George Floyd ou Breonna Taylor ou le meurtre d’un individu particulier.
Voilà ce que fait le colonialisme : il anéantit votre vie, dans tous ses aspects, puis il finit par vous mettre sous terre. C’est un processus stratégique et délibéré, qui n’est entravé ou retardé que parce que les oppresseurs sont presque toujours confrontés et défiés par ceux qui sont sous leur domination. Car qui veut être privé de liberté pour l’unique raison qu’il est né comme il est né ?
La semaine dernière, je me trouvais près de la colonie illégale de Beit El, près de Ramallah en Cisjordanie, alors que l’armée israélienne envoyait des jeeps attaquer les manifestants, les journalistes et le personnel médical, en tirant des grenades lacrymogènes ultra-rapides directement sur la foule.
Le son de ces bombes qui s’élançaient vers nous par dizaines me fait encore trembler. Il me rappelle ce jour de décembre 2011, dans le village de Nabi Saleh, où un soldat israélien a tiré une grenade lacrymogène, à bout portant, sur le visage de Mustafa Tamimi, un lanceur de pierres palestinien de 28 ans, qui est mort des suites de sa blessure.
Je me souviens du visage de Janna Tamimi, alors âgée de six ans, sa cousine, criant d’une petite voix : “Pourquoi avez-vous tué mon meilleur ami ?” Derrière elle se trouvait la colonie illégale de Halamish. Mustafa protestait contre l’expansion de cette colonie illégale et l’impunité de la violence des colons, à cause desquels lui et sa communauté étaient emprisonnés dans leur village, sans accès à l’eau ni aux services publics.
Les manifestations n’ont plus de leader. C’est l’aboutissement d’un processus de plusieurs décennies. C’est la conséquence du passage à l’âge adulte de la génération qui est née après les désastreux accords d’Oslo de 1993-1995, une génération qui a assisté, depuis, à l’expansion des colonies israéliennes et à la consolidation de l’emprise d’Israël sur la vie des Palestiniens.
De plus, cette génération, la nôtre, a grandi en force et en endurance, à mesure qu’elle perdait tout espoir. Ou plutôt, nous nous forgions une nouvelle foi, non plus dans les décideurs internationaux, non plus dans les comités de négociation, non plus dans les observateurs humanitaires et les ONG, mais en nous-mêmes.
“Pourquoi dois-tu toujours te mettre en première ligne ?” me réprimandait ma mère il y a des années, tout en jetant mes vêtements imbibés de la nauséabonde “kharara”, l’eau de putois que l’armée israélienne pulvérise sur les manifestants.
Habituellement réservée aux manifestations en Cisjordanie, cette eau de putois vient aussi d’être pulvérisée par les forces israéliennes dans les rues de Sheikh Jarrah et sur les maisons des Palestiniens. Ils essaient de nous chasser en nous rendant la vie impossible.
J’aurais pu dire à ma mère que si je ne me mettais pas en première ligne, quelqu’un d’autre devrait le faire. J’aurais pu lui rappeler comment, à Gaza, les manifestations non armées de 2018 s’étaient soldées par des centaines de morts et de blessés, l’armée ayant donné à ses snipers l’ordre de tirer à volonté dans la foule pour tuer ou estropier délibérément.
Mais nous savions tous les deux que ce qui la mettait réellement en colère, c’était l’horrible certitude que nous n’avions pas d’autre choix que de protester – que tant que l’injustice persisterait, notre aspiration à un monde meilleur nous pousserait à la confrontation. Être imbibée d’eau de putois signifiait au moins que j’étais vivante.
Oui, c’est pour vivre que nous protestons et, désormais, nous sommes prêts à vivre, nous sommes prêts à tout pour pouvoir vivre.
* Mariam Barghouti est une écrivaine palestino-américaine basée à Ramallah. Ses commentaires politiques sont publiés dans l’International Business Times, le New York Times, TRT-World, entre autres publications. Son compte twitter. : @MariamBarghouti
18 mai 2021 – The Guardian – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet