Par Nabila Ramdani
La frontière entre les discours de haine et la violence physique est de plus en plus souvent transgressée.
Les magnifiques cours, les jardins de style arabe, les arcades en fer à cheval et l’imposant minaret de la Grande Mosquée de Paris sont entourés d’un mur d’enceinte qui fait de ce site l’un des plus protégés de la capitale française. Parmi les personnes à qui les musulmans ont offert l’asile pendant la Seconde Guerre mondiale figuraient des juifs fuyant l’Holocauste et des aviateurs britanniques qui risquaient également d’être tués par l’occupant nazi. Son histoire héroïque de résistance me touche à chaque fois que je le visite, peut-être plus encore en raison de mes origines algériennes.
Ce sont des résistants d’Algérie – alors colonie française – qui ont protégé les persécutés. La mosquée est construite sur des cavités reliées à un réseau de tunnels qui servaient de moyens de fuite lors des descentes de la Gestapo. Les juifs menacés d’être envoyés dans les chambres à gaz des camps de concentration recevaient également de faux documents attestant qu’ils étaient musulmans originaires du Maghreb – une communauté sémite que l’Allemagne d’Adolf Hitler avait décidé de ne pas massacrer.
Malheureusement, c’est le genre de faits qui sont à peine mentionnés lorsque l’on évoque la mosquée en France aujourd’hui. Au lieu de cela, la polémique actuelle autour de ce lieu de culte centenaire se concentre sur les allégations selon quoi les quelque 5,7 millions de musulmans vivant en France seraient si nombreux et si influents que la violence mortelle à leur encontre est inévitable.
Les autorités de la mosquée ont menacé d’intenter une action en justice après que Michel Houellebecq, romancier français primé, a formulé ces accusations toxiques. En décembre de l’année dernière, il a déclaré au magazine populiste Front Populaire que « lorsque des territoires entiers seront sous contrôle islamique, je pense que des actes de résistance se produiront. Il y aura des attentats et des attaques à main armée dans des mosquées, dans des cafés fréquentés par des musulmans ».
Faisant référence au massacre du Bataclan du 13 novembre 2015 – lorsque trois détraqués suicidaires ayant prêté allégeance à la secte terroriste nihiliste que j’appellerai Daesh, ont massacré 90 personnes, dont de nombreux musulmans – Houellebecq a prédit qu’il y aurait un « Bataclan à l’envers ». Cette atrocité s’est produite dans une nuit de barbarie dans tout Paris, au cours de laquelle 130 personnes ont été tuées et des centaines d’autres blessées par des bombes et des tirs à balles réelles.
Lire également : Quand la « liberté d’expression » sert à propager la haine raciste par Nabila Ramdani
Au-delà de la démonstration qu’un auteur français de premier plan s’est radicalisé, l’aspect vraiment effrayant des commentaires de Houellebecq est qu’ils ont été faits au cours d’un échange entre deux individus très généralement présentés comme des intellectuels, voire des philosophes. Houellebecq était interviewé par Michel Onfray, le rédacteur en chef du magazine Front Populaire.
Tous deux font partie d’un groupe de plus en plus important de faiseurs d’opinion français grand public, qui comprend également Renaud Camus, Alain Finkielkraut et Éric Zemmour.
Tous sont bien connus pour leur capacité à instrumentaliser le discours anti-islam dans un pays où la discrimination à l’égard des musulmans est régulièrement mise au jour dans les domaines de l’éducation, de l’emploi et du logement, ainsi que dans de nombreux actes de racisme au quotidien. Les restrictions spécifiques à la communauté musulmane incluent même l’interdiction de certains types de vêtements féminins – du simple hijab à la burqa.
Lors de son entretien avec Onfray, Houellebecq a poursuivi en reprenant à son compte la théorie du grand remplacement, selon laquelle les immigrés ont beaucoup plus d’enfants que les Européens blancs et finiront donc par les dominer. En France, les personnes d’origine musulmane d’Afrique du Nord sont considérées comme la plus grande menace, alors qu’elles représentent moins de 8 % de la population de plus de 67 millions d’habitants.
« Le Grand Remplacement n’est pas une théorie, c’est un fait », a déclaré Houellebecq, tout en ignorant les chiffres, ainsi que des siècles de colonisation par les Français, qui ont utilisé la force des armes pour tuer et réduire en esclavage des millions d’étrangers perçu comme tels, dont une nation entière de musulmans et de Berbères algériens. Les révoltés nationalistes algériens ont mené une guerre de libération qui, après huit ans, s’est terminée en 1962 sur une victoire. Le nombre de morts parmi les civils algériens a été estimé à plus de 1,5 million, alors que quelque 28 000 colons et soldats français ont été tués.
Houellebecq estime que la France – un pays qui a mené des guerres meurtrières mais toutes vouées à l’échec pour tenter de s’accrocher à des colonies comme l’Algérie – s’est ramollie. Elle a importé la « culture woke » des États-Unis, affirme Houellebecq, et « notre seule chance de survie serait que le suprémacisme blanc devienne à la mode aux États-Unis », selon sa logique tordue.
Les philosophes populistes français sont semblables : blancs, d’âge moyen, de sexe masculin et ne craignant pas les poursuites pénales dans un pays où le traitement judiciaire des crimes de haine est notoirement inefficace. Lorsque Houellebecq s’est retrouvé sur le banc des accusés pour avoir qualifié l’islam de « religion la plus stupide » en 2002, il a déclaré aux magistrats que ses propos avaient été déformés et a été acquitté.
Le livre le plus célèbre de Houellebecq est Soumission, le roman de 2015 qui met en scène l’élection d’un islamiste à la présidence de la France. Sa fiction inclut l’université de la Sorbonne à Paris recrutant uniquement des universitaires musulmans et licenciant tous les autres. En d’autres termes, il imagine une France non seulement dirigée mais également envahie par des zélotes musulmans.
Interrogé en 2020 pour savoir si Le Grand Remplacement détaillé dans Soumission pouvait un jour s’imposer, le rédacteur en chef du Front Populaire, Onfray, a répondu : « C’est en effet ce que nous dit la démographie, une science détestée par le politiquement correct parce qu’elle dit la vérité sur la réalité, avec des projections irréfutables. La baisse de la natalité des Français que l’on peut comparer à la forte natalité des populations récentes du monde musulman – où avoir des enfants est un impératif religieux – permet de conclure que le roman de Houellebecq montre ce qui va se passer dans ce siècle même. »
En ce qui concerne la dernière plainte devant la justice, Houellebecq a convaincu Chems-Eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée, qu’il allait « corriger » ses propos tenus devant Onfray. La menace d’une action en justice pour « incitation à la violence » a été – comme souvent – rapidement abandonnée.
Avant même que le recteur ne fasse marche arrière, les médias français ont réagi. Le Figaro, par exemple, a publié un article de l’essayiste Robert Redeker qui a déclaré que « les poursuites judiciaires contre Michel Houellebecq » sont « une atteinte à la liberté de pensée ». Lorsque la plainte a été retirée, il est apparu à beaucoup que Houellebecq avait été blanchi. À l’heure où nous écrivons ces lignes, personne – et surtout pas ses éditeurs – n’a eu l’idée de censurer Houellebecq.
Au premier rang de ceux qui ont déjà été condamnés figure Renaud Camus, qui a intitulé un essai de 2011 Le Grand Remplacement. Après que le terroriste d’extrême-droite norvégien Anders Breivik ait assassiné 77 personnes en une seule journée dans son pays la même année, il a invoqué comme motivation pour son acte les écrits de Camus.
En plus de décrire la France comme le pays le plus exposé à l’ « islamisation » et aux « révoltes djihadistes », Breivik a également cité Alain Finkielkraut, « intellectuel public » français notoirement connu pour avoir déclaré que la plupart des émeutiers français « s’identifient à l’Islam » (essayez de dire cela aux légions d’agitateurs Gilets Jaunes, majoritairement blancs, qui ont enflammé les Champs-Élysées pendant des mois). Finkielkraut a également affirmé que les meilleurs footballeurs français forment une « équipe noire-noire-noire dont tout le monde se moque dans toute l’Europe » (sauf quand ils gagnent la Coupe du monde !).
Parmi les tueurs de masse qui ont repris à leur compte un tel venin pseudo-intellectuel dans leurs propres écrits, citons Brenton Tarrant, le tireur australien qui a assassiné 51 musulmans lors d’attaques contre deux mosquées à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en 2019. Tarrant a déclaré que « contempler des envahisseurs » dans une ville française l’a poussé à se transformer en tueur de masse, et il a même plagié le titre Le Grand Remplacement de Camus pour son propre manifeste mis en ligne.
Lorsque Claude Sinké, un nationaliste français d’extrême droite, a abattu et blessé deux musulmans lors d’une attaque contre une mosquée à Bayonne, dans le sud-ouest de la France, la même année, il a lui aussi cité Le Grand Remplacement, et a déclaré qu’il se « vengeait » de l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, qu’il prétendait dans son délire avoir été provoqué par des musulmans.
Le fait que Sinké ait été un ancien candidat aux élections du Front national (FN), le parti d’extrême droite qui s’appelle aujourd’hui le Rassemblement national (RN), ne devrait pas être une surprise. Marine Le Pen, la candidate du FN puis du RN qui est arrivée en deuxième position lors des deux dernières élections présidentielles en France, a fréquemment évoqué Le Grand Remplacement, tout comme d’autres membres de la dynastie Le Pen, notamment sa nièce très médiatisée, Marion Maréchal. En mars 2019, cette dernière a déclaré : « Je ne veux pas que la France devienne une terre d’islam ».
Ces slogans faciles à mémoriser et ces actes de plus en plus violents se conjuguent au laxisme judiciaire pour susciter une crainte réelle chez les musulmans de France. À la fin de l’année dernière, un raciste nationaliste connu, William Malet, qui avait poignardé deux réfugiés africains musulmans à Paris, a été libéré sous caution en attendant son procès. Il a illico presto abattu trois Kurdes musulmans en plein jour à Paris avant d’être renvoyé dans une cellule.
Une fois de plus, le système judiciaire français a été incapable de mettre fin à l’horreur en cours. Si la justice ne peut pas enfermer les hommes qui commettent des actes de violence physique, que peut-elle faire contre les agitateurs « intellectuels » ? Éric Zemmour, un autre « philosophe » en vogue qui était candidat à la présidence l’année dernière, m’a répondu lors d’un point de presse à Paris : « Le grand remplacement n’est en aucun cas un fantasme. Les preuves en sont nombreuses ». Invité à en dire plus, il m’a renvoyé à son livre, Le Suicide français – un titre qui en dit long sur la façon dont Zemmour envisage l’avenir de son pays.
Zemmour a fait l’objet de quatre condamnations pénales pour incitation à la haine raciale et religieuse, dont une prononcée à Paris il y a un an après avoir décrit les enfants migrants non accompagnés comme des « voleurs », des « violeurs » et des « meurtriers » en direct sur la chaîne de télévision CNews, où il était un habitué. Les condamnations – et certainement les peines (toutes des amendes de 10 000 euros ou moins) – étaient toutes relativement mineures, compte tenu du pouvoir de Zemmour au sein d’un électorat important qui lui a donné plus de deux millions de voix au premier tour de l’élection de 2022. Il est un agent médiatique déterminé qui utilise sa plateforme pour attaquer inlassablement les musulmans.
La Grande Mosquée de Paris se trouve à quelques pas du tribunal correctionnel de Paris, où 13 autres fanatiques d’extrême droite déclarés sont actuellement jugés sous l’acusation d’avoir voulu assassiner le président français Macron, tout en visant également les musulmans. Les preuves contre les accusés comprennent des conversations téléphoniques et des messages en ligne secrètement enregistrés, ainsi que des armes confisquées telles que des couteaux, des fusils et des munitions.
De leur côté, leurs avocats les dépeignent comme des extrémistes paumés qui ont passé l’essentiel de leur temps à être obnubilés par leurs supposés ennemis, en particulier les musulmans, au lieu d’avoir l’intention d’aller jusqu’aux actes. Les juges et les jurés doivent encore se prononcer sur la culpabilité ou non de la clique. Tout ce dont nous pouvons être certains, c’est que la frontière entre les discours de haine et la violence physique est de plus en plus souvent transgressée, et qu’il est grand temps que la République française y oppose une résistance digne de ce nom.
Auteur : Nabila Ramdani
* Nabila Ramdani est une journaliste franco-algérienne, chroniqueuse et animatrice renommée de chaînes d’information. Elle est spécialiste de la politique française, des affaires islamiques et du monde arabe. Elle rédige des chroniques pour les journaux The Guardian, The Observer, The Independent et London Evening Standard. Elle a écrit Fixing France, publié à l'automne 2023Son compte Twitter/X.
22 février 2023 – Hyphen Online – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah