Par Mersiha Gadzo
Les analystes ont reproché au volet économique du plan de paix des États-Unis pour le Moyen-Orient de ne pas vouloir résoudre le principal problème qui a fortement handicapé l’économie palestinienne : l’occupation militaire israélienne de 52 ans sur les territoires palestiniens.
Le plan économique a été publié par la Maison Blanche samedi et devrait être présenté lors d’une réunion organisée par les États-Unis à Bahreïn du 25 au 26 juin.
Lorsque le document a été rendu public, beaucoup ont remarqué que le plan de 40 pages était dépourvu de tout contexte politique, sans les mots “occupation”, “liberté”, “égalité”, “blocus”.
“L’absence de ces termes est en fait assez flagrante et très révélatrice de l’enjeu”, a déclaré à Al Jazeera Diana Buttu, analyste basée à Haïfa et ancienne conseillère juridique des négociateurs de paix palestiniens.
“Ils ont mis en place un plan qui plaira à toute personne impliquée dans le développement économique, mais il ne s’applique pas à la Palestine car il a supprimé tout contexte politique”.
Au cœur du plan apparaît une proposition de fonds d’investissement de 50 milliards de dollars, qui serait divisé entre les Palestiniens des territoires occupés (plus de la moitié du montant total) et ses voisins : l’Égypte, le Liban et la Jordanie.
Le fonds servirait à financer 179 projets d’infrastructures et d’entreprises, notamment le renforcement du secteur du tourisme palestinien.
Cependant, il ne résout pas les obstacles à la liberté de circulation auxquels sont confrontés les Palestiniens vivant sous le blocus israélo-égyptien vieux de 12 ans sur la bande de Gaza, ou sous occupation en Cisjordanie, entourés de colonies israéliennes, toutes illégales au regard du droit international.
L’Autorité palestinienne, qui exerce un pouvoir limité dans certaines zones de la Cisjordanie occupée, et le Hamas, qui administre Gaza, ont fermement rejeté le plan.
“Israël autorisera-t-il la circulation des marchandises ? Non. Israël autorisera-t-il la mise en œuvre de ce plan ? Non. Peut-il y avoir un développement économique sous occupation ? Encore une fois, la réponse est non”, a déclaré Buttu.
Beaucoup ont déploré que le plan réutilise d’anciennes idées telles qu’un projet de corridor de transport – d’un coup de 5 milliards de dollars – qui relierait la Cisjordanie à la bande de Gaza assiégée.
L’idée d’un corridor de transport est apparue vers 2005 lorsque l’organisation de recherche RAND a proposé de construire la ligne de chemin de fer “The Arc” reliant Gaza à d’autres villes de Cisjordanie, dans le but de maintenir un espace commun pour les Palestiniens et de créer les conditions d’une croissance économique et d’une croissance démographique.
Le projet ne s’est jamais concrétisé en raison de multiple complications.
“Cruelle ironie”
“[Le plan économique de Kushner] est un mélange de vieilles idées, pas de nouvelles idées. [Le plan] a été présenté comme une nouvelle perspective, ce qui n’est tout simplement pas le cas”, nous dit Yara Hawari, spécialiste des questions relatives à la Palestine à Al-Shabaka.
“Vous remarquerez que les photos qu’ils utilisent dans le document sont des photos de personnes des programmes de l’USAID, les programmes mêmes qui ont été annulés par l’administration Trump, ce qui est d’une cruelle ironie.”
“Pour ce qui est de convaincre les Palestiniens, cela revient à les persuader d’accepter des avantages économiques en échange de leurs droits”, a déclaré Hawari.
Un rapport des Nations Unies de 2016 a révélé que l’économie des territoires palestiniens occupés pourrait atteindre deux fois sa taille actuelle si l’occupation militaire illégale par Israël était levée.
Selon le rapport, “l’occupation coûte très cher”, citant “les restrictions israéliennes à la circulation des personnes et des biens; l’érosion et la destruction systématiques de la base productive; les pertes de terres, d’eau et d’autres ressources naturelles”… comme certains des obstacles qui impactent lourdement la croissance des territoires.
Les Palestiniens ne peuvent exercer un contrôle souverain et total sur leur économie en raison de la fragmentation du marché intérieur, de leur isolement par rapport aux marchés internationaux, du blocus de Gaza, de l’extension des colonies de peuplement israéliennes illégales, de la construction de la barrière de séparation [mur d’apartheid] sur le territoire palestinien et de l’isolement de Jérusalem-Est, dit encore le rapport.
En droit international, Israël en tant qu’occupant est obligé de favoriser le développement économique des Palestiniens dont il occupe le territoire.
L’économie palestinienne ne faiblit pas à cause du manque d’investissements, mais à cause de l’occupation, selon les analystes.
“[Le plan est] une liste de toutes les choses sur lesquelles nous travaillons depuis 25 ans et qui ont échoué, à cause de l’occupation militaire israélienne que ce plan économique ignore totalement, comme s’il n’existait pas,” confie à Al Jazeera Sam Bahour, un consultant en affaires américano-palestinien.
“Nous n’avons pas besoin d’un atelier économique pour nous montrer de grands projets [qui peuvent aider] l’économie palestinienne. Nous savons déjà ce qu’il nous faut. Ce qu’il faut regarder, c’est comment nous pouvons lever les restrictions qui nous sont imposées par Israël avec le soutien total des États-Unis”, ajoute Bahour.
Dans un article de blog, Bahour a répertorié 101 actions qu’Israël peut entreprendre pour réduire la tension créée par l’occupation sur le terrain. On y retrouve des idées telles qu’une nouvelle université et la fourniture de “services de télécommunication 5G” aux Palestiniens.
Il a fallu 12 ans pour introduire les fréquences 3G en Palestine, finalement l’an dernier, a déclaré Bahour.
L’analyste Nur Arafeh a expliqué en détail comment, depuis le début de l’occupation israélienne en 1967, Israël a en fait cherché à intégrer l’économie des territoires occupés à la sienne, tout en permettant une expropriation maximale des terres.
Buttu a expliqué à Al Jazeera que ce qui fait cruellement défaut, c’est la volonté politique de mettre fin à l’occupation.
“Ce qui manque depuis toutes ces années, c’est de faire pression sur Israël pour qu’il nous laisse réellement libres. Ils ont recyclé les mêmes concepts, les ont reconditionnés, mais ce qu’ils ne veulent pas faire, c’est s’attaquer à Israël. Et le seul moyen de nous libérer, c’est de nous débarrasser d’Israël”, a ajouté Buttu.
Absence des Palestiniens
Plusieurs hommes d’affaires palestiniens connus ont décliné l’invitation des États-Unis à participer à la conférence.
L’Autorité palestinienne a déclaré qu’elle n’avait pas été consultée à propos de ce plan et qu’elle ny participerait pas non plus.
Les fonds collectés pour le plan économique seraient placés dans un fonds administré par une banque multinationale de développement et seraient gérés par un conseil d’administration nommé.
Quelque 15 milliards de dollars proviendraient de subventions, 25 milliards de dollars de prêts subventionnés et environ 11 milliards de dollars de capitaux privés.
Il n’est notamment pas fait mention de Palestiniens qui géreraient l’argent.
Le plan lui-même mentionne à plusieurs reprises “les autorités palestiniennes applicables“, a noté Bahour, plutôt que des entités établies telles que l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Les États-Unis ont fermé le bureau de l’OLP à Washington DC en 2018, et ils ne reconnaissent pas l’État de Palestine.
Kushner a par le passé exprimé son opinion selon laquelle les Palestiniens méritent une “autodétermination” mais ne sont pas encore capables de se gouverner.
“C’est une approche très coloniale, les Palestiniens ne pouvant pas se gouverner eux-mêmes, il faudrait donc une entité distincte capable de gérer les fonds”, nous dit Buttu.
“Habituellement, lorsque vous étudiez le développement économique, vous examinez le cadre et le contexte des États et pourtant, ils essaient de créer un plan qui ne concerne aucun État, ni l’Autorité palestinienne. En fait, [Kushner] veut les contourner.”
“Tout cela fait une très belle et jolie brochure de 38 pages, mais sur le fond, rien n’en sortira, car ils refusent de parler des circonstances politiques, de l’occupation et du déni de liberté.”
* Mersiha Gadzo est journaliste et productrice en ligne pour Al Jazeera English. Avant de rejoindre Al Jazeera, elle travaillait en tant que journaliste freelance en Bosnie-Herzégovine et dans les territoires palestiniens occupés.
24 juin 2019 – Al Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine