Par Mariam Barghouti
Mariam Barghouti présente la série « Réflexions sur une décennie » de Mondoweiss, un ensemble de récits personnels de Palestiniens ayant participé à un mouvement de jeunesse qui a tenté de redéfinir la politique palestinienne dans le sillage des soulèvements arabes.
Mes tantes et mes cousins sont tous réunis dans notre modeste maison située à l’entrée de notre village, Aboud, à 18 km au nord-ouest de Ramallah. Notre grand-père, âgé de 94 ans, est assis sur le canapé alors que la sénélité ronge le peu qui lui reste de mémoire. Nous lui rappelons qui nous sommes et, le soir, nous réfléchissons à qui nous étions.
Ma plus jeune cousine, aujourd’hui âgée d’une vingtaine d’années, trouve de vieilles photos de nous lors d’une manifestation à Ramallah.
C’était en 2012, et j’avais à peine 18 ans. Pleine de défi et rugissante, exprimant beaucoup de courage, je me souviens avoir cherché avec angoisse ma cousine, Sabi, au milieu des foules qui criaient des slogans – elle avait 14 ans à l’époque et visitait la Palestine pour l’été – quand nous avons soudain été pris dans une vague de coups de matraques, environnés de cris et hurlements de colère et de douleur des manifestants, de sirènes perçantes des ambulances, aux côtés des journalistes qui tentaient de protéger leurs caméras de la confiscation par la police, dans la ruée des forces de police de l’Autorité palestinienne (AP) arrivant de toutes les directions.
Nous protestions contre la rencontre choquante prévue entre le président de l’AP Mahmoud Abbas et l’ancien chef d’état-major des forces israéliennes Shaul Mofaz, au siège de l’AP à Ramallah. Sur la place Al-Manara, un groupe de Palestiniens – principalement des jeunes et des étudiants des universités – exprimaient leur désaccord.
La foule a dépassé le centre-ville, allant vers le palais présidentiel, mais n’a pas été très loin avant que la police anti-émeute de l’AP ne les charge violemment dans une démonstration de force destinée à terroriser le mouvement de jeunesse en plein essor, qui avait commencé à prendre forme dans le sillage des soulèvements arabes de 2011.
Cette relance de l’engagement politique en Palestine trouve son origine dans les manifestations pour l’unité de 2011. Les jeunes Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie se sont rassemblés dans certaines des plus grandes manifestations depuis la deuxième Intifada. Les revendications étaient claires : les organisations politiques, à savoir le Hamas et le Fatah, devaient mettre fin à la division politique et réaliser l’unité nationale.
Le groupe du 15 mars, qui avait organisé les manifestations, présentait des exigences qui allaient devenir le principal slogan du mouvement, loin des professions de loyauté entre organisations : « العودة والحرية والوحدة الوطنية ». Ces mots ont résonné dans les rues de Ramallah, signifiant : « Retour, liberté, unité nationale ».
Pourtant, l’appel à mettre fin à la division des Palestiniens s’est rapidement transformé en une association aux structures assez lâches de groupes de jeunes Palestiniens cherchant à remettre en cause le statu quo. Certains d’entre eux ont choisi de donner un nom à leur mouvement, comme les éphémères Palestiniens pour la Dignité, parmi quelques autres.
Mais ces formations n’avaient qu’un objectif pratique : mobiliser une génération de Palestiniens mécontents, qui avaient passé l’essentiel de leur enfance et de leur adolescence à grandir dans l’ombre de la deuxième Intifada et sous la violence et les destructions de l’occupant israélien.
En 2011, ils avaient à peine franchi le seuil de l’âge adulte alors qu’ils entraient dans une nouvelle ère d’expression politique, que nous pourrions appeler une ère de mouvements de jeunesse.
Ce fut une période turbulente, une décennie ponctuée de manifestations de rue, de répression, d’arrestations et de mise à l’épreuve des capacités d’une foule informelle de jeunes inorganisés à faire bouger la rue palestinienne. Ces années ont été cruciales pour comprendre les échos qui persistent jusqu’à aujourd’hui. C’est une décennie qui, je le sens, sera examinée et étudiée, mise sous un microscope et interprétée – d’autant de façons qu’elle est comprise.
Après avoir fait l’expérience de la répression brutale des forces palestiniennes, les jeunes palestiniens mobilisés ont rapidement compris la nécessité d’aller au-delà des rassemblements en Cisjordanie. Je me souviens combien les semaines qui ont suivi les violences des manifestations anti-Mofaz nous avaient secoués, et nous avons rapidement compris que nous devions être rejoints par des Palestiniens de la Palestine historique – ceux qui ont la citoyenneté israélienne nominale.
Par un fait extraordinaire, des Palestiniens de 1948 se sont joints à nos manifestations. Pour moi, c’était une grâce salvatrice. Nous avons appelé à la protection et au soutien, et ils sont venus à notre secours. Enfin, j’ai eu l’impression profonde de faire partie d’une communauté. S’ils ont répondu à nos appels, c’est parce que nous sommes unis. Les échos de nos slogans collectifs, « Nous sommes un », résonnaient de plus en plus fort. C’est ainsi que nous avons revendiqué et incarné l’unité.
J’ai bien vu à ce moment-là que de plus en plus de Palestiniens de la diaspora et de la Palestine de 1948 s’engageaient de façon croissante dans ce qui était, jusqu’alors, considéré à tort comme des « affaires de Cisjordanie ». Ces journées ont été marquées non pas par la violence que nous avons endurée, mais par la rupture des barrières et des frontières subjectives, par le dépassement des frontières qu’Israël avait imposées entre les Palestiniens.
Plus que tout, c’était le signe que les définitions héritées de l’ère d’Oslo de ce qui constitue la Palestine et les Palestiniens avaient été mises en pièces et ré-imaginées.
Les enseignements d’une décennie
Nos expériences collectives peuvent parfois sembler sans rapport et distantes les unes des autres, mais au milieu du bruit des nouvelles de dernière minute – et il s’agit toujours de nouvelles de dernière minute – se trouve la partie immergée et transnationale de la Palestine, qui se se découvre silencieusement.
L’été 2012 est arrivé dix ans après les crimes brutaux commis par la campagne militaire à grande échelle connue sous le nom d’Opération Bouclier Défensif – des années que nous, enfants, avons vécues comme l’invasion des villes palestiniennes, la destruction massive des quartiers par les tanks et les bombardements aériens, et un nombre incalculable de crimes. De Jénine à Naplouse, en passant par Gaza et Ramallah, personne n’a été épargné.
Lorsque 2012 est arrivé, ceux d’entre nous qui avaient survécu aux années d’invasion et d’agressions intermédiaires portaient un traumatisme sans cesse grandissant, qui s’inscrivait dans une continuité inébranlable.
Mais 2012 a également marqué le début d’une autre forme de violence, répétant presque la déshumanisation douloureuse que les Palestiniens avaient endurée en 2002. L’AP, une force mandataire d’Israël, a lancé une campagne de répression organisée et systématique visant à écraser l’espoir et le potentiel de changement.
Aujourd’hui, dix ans après les brutaux passages à tabac et la répression qui nous ont laissés meurtris et le cœur brisé, nous sommes confrontés au terrible constat que ce qui a été brisé ne peut être réparé que par un changement radical.
Cette série, « Réflexions sur une décennie », propose un regard sur les vies et les défis, les espoirs et les frustrations d’une poignée de Palestiniens qui ont été d’un endroit à l’autre en Palestine et ont tenté de redéfinir la politique palestinienne.
Après l’ « Intifada de l’unité » de 2021, et la renaissance de la résistance palestinienne armée en Cisjordanie depuis le début de 2022, la récupération de l’identité, du récit et des rêves palestiniens pour une nouvelle structure de gouvernance nécessite une nouvelle approche de l’expérience palestinienne et de sa crise d’identité.
C’est un bouleversement face à notre déracinement et une invitation à la guérison, à la compréhension et à la désinhibition. Une tentative, même si elle est maladroite, de réassembler les pièces disparates de nos expériences.
Cette série a pour ambition d’être une étincelle pour des échanges plus larges et un partage collectif d’expériences. Il ne s’agit en aucun cas d’une illustration exhaustive de quoi que ce soit d’autre que certaines de nos vies, racontées avec le recul possible. J’espère qu’elle donnera l’occasion à une génération de militants de tirer les leçons des échecs avec lesquels nous sommes encore en train de nous réconcilier.
C’est aussi l’occasion de nous avouer que nous sommes simplement de jeunes âmes qui aspirent profondément à trouver leur place dans le monde et à reconnaître le monde en nous.
Auteur : Mariam Barghouti
* Mariam Barghouti est une écrivaine palestino-américaine basée à Ramallah. Ses commentaires politiques sont publiés dans l'International Business Times, le New York Times, TRT-World, entre autres publications. Mariam Barghouti est également correspondante en Palestine du site d'informations et d'analyses Mondoweiss. Son compte Twitter.
16 novembre 2022 – MondoWeiss – Traduction : Chronique de Palestine