Par Fadi O. Al-Naji
“Nous sommes une génération qui a grandi sous un pouvoir qui nous menace et nous occupe. Nous sommes une génération privée d’un avenir qui nous offrirait quelque chose. Nous sommes une génération pour laquelle un passe-temps de routine est d’assister à des funérailles. Nous sommes la génération qui rit pour cacher une rivière de larmes”, dit Ahmed Abu Maraheel, un Palestinien de 20 ans vivant à Gaza, qui a été touché à la jambe par des balles explosives tirées par des snipers israéliens lors de la Grande Marche du Retour.
Parmi les nombreux camps et communautés de la bande de Gaza, il y a le quartier minuscule et déshérité d’Al-Nasser, à l’ouest de la ville de Gaza, derrière la Tour italienne, l’immeuble de 16 étages d’appartements et de bureaux qui a été frappé par des avions de guerre lors de l’assaut israélien de 2014 … ne laissant qu’une partie de celui-ci debout. Les allées en zigzag du quartier illustrent les conditions de vie déplorables des résidents réfugiés, enlisés dans la pauvreté.
Les résidents vivent dans de petites boîtes au toit de zinc qui s’écrasent presque les unes contre les autres. Les visiteurs qui passent entre elles peuvent clairement entendre les discussions et sentir la nourriture à l’intérieur. En été, les habitants sont étouffés par la chaleur accablante, car l’électricité est insuffisante pour alimenter les ventilateurs ou la climatisation. De même, pendant l’hiver, les enfants dorment en luttant contre le froid, les casseroles leur permettant d’attraper la pluie qui s’infiltre par les fentes de leurs plafonds. L’eau de leurs robinets est imbuvable.
La plupart des jeunes du quartier sont sans éducation et sans emploi; ils ont dû quitter l’école car leurs familles ne pouvaient pas assurer les dépenses nécessaires. Les hommes plus âgés aussi ont du mal à gagner leur vie. Certains travaillent comme ouvriers agricoles, d’autres comme fossoyeurs et d’autres encore pêchent – même si la marine israélienne arrête leurs bateaux avec des tirs d’armes à feu avant qu’ils ont pu se rendre là où l’on peut faire les plus grosses captures.
C’est au beau milieu de cette montée en flèche de la pauvreté (une personne sur deux vit sous le seuil de pauvreté) et du chômage (plus de 70% chez les jeunes) que la frustration et la rage règnent parmi les adolescents et les jeunes adultes du quartier. C’est le manque d’espoir et le désir de vivre dans la dignité et la liberté qui les poussent presque tous à participer aux Marches du Retour organisées depuis le 30 mars 2018 le long de la clôture avec Israël. Comment peuvent-ils avoir de l’espoir ?… se demandent-ils, alors que la principale superpuissance du monde, les États-Unis, vient de reconnaître Jérusalem, le “cœur battant” de la culture palestinienne, comme capitale d’Israël, puis a sabré tous les fonds alloués à l’agence de l’ONU chargée d’aider les réfugiés palestiniens.
Le meneur
Ismail Ghabin, âgé de 17 ans, a quitté le lycée il y a un an parce que son père ne pouvait pas payer les frais de scolarité et n’avait pas réussi à trouver un emploi. Le temps qu’il a passé à participer à la marche à Malaka, une petite communauté située à l’est de la frontière entre Gaza et Israël, l’a rendu célèbre parmi les jeunes de la région – grâce à son patriotisme farouche et à son intrépidité.
“Quand j’ai entendu la nouvelle de l’annonce de Trump sur Jérusalem, j’ai littéralement pleuré. J’ai senti que j’avais vieilli avant l’heure”, se souvient Ghabin. “Mon cœur et mon esprit appartiennent à Jérusalem. Depuis que je suis enfant, mon plus grand rêve dans ma vie a été de visiter ce lieu saint, de le voir de mes propres yeux. Et maintenant c’est devenu hors de portée. Je ne renoncerai pas à protester près de la clôture à moins que Trump ne renverse sa déclaration. Même si cela me coûte la vie.”
Ghabin a participé à la manifestation tous les vendredis en allant jusqu’à la barrière de sécurité israélienne pour allumer des pneus en flammes afin d’obscurcir la vue des tireurs d’élite et pour tenter de sauver des vies. Il porte un mégaphone et chante pour encourager les autres manifestants à continuer à avancer. Le 10 septembre, Ghabin a été touché à la tête par une cartouche de gaz lacrymogène. Il a eu besoin de six points de suture et a subi une commotion cérébrale. Mais il est toujours en vie, pour le moment.
Contrairement aux générations plus âgées de Palestiniens qui ont participé aux deux Intifadas (la première a éclaté à Gaza en 1987 et la seconde dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem en 2000), la jeunesse d’aujourd’hui à Gaza n’a pas connu une telle résistance. La marche du grand retour démarrée en 2018 est une expérience sans précédent pour les jeunes de Gaza. Le blocus qui a suivi le retrait israélien de ses colons de la bande de Gaza en 2005 a interdit à la génération de Ghabin l’accès au monde extérieur et les a empêchés de se confronter directement à des soldats israéliens, et encore moins d’autres Israéliens juifs.
La jeunesse de Gaza n’a vu aujourd’hui que des avions de combat et des chars israéliens – jusqu’à la Grande Marche du Retour.
Maintenant qu’ils ont été exposés de près à leurs oppresseurs au cours des manifestations, un grand nombre de jeunes gens sont impatients de faire revivre l’expérience des précédentes Intifadas, et de marcher sur les traces de leurs pères; malgré le lourd bilan humain (197 morts et 11 500 blessés), ils sont persuadés que le soulèvement peut forcer le changement. Bien que les manifestations se veulent pacifiques, l’immense colère des jeunes ne peut être maîtrisée.
Contrairement aux affirmations des médias, leurs jets de pierres, les pneus et les drapeaux israéliens brûlés et le lancement occasionnel de cocktails Molotov ne dépendent que d’eux, qui ne sont ni dirigées ni organisés par le Hamas et d’autres organisations. Et ils ne se limitent pas aux jeunes hommes. Même les filles sont vues aux premières lignes, même si pas au même degré.
Le rêveur
“Je me sens tellement heureux de lever le drapeau ou de brûler un pneu à quelques mètres des snipers israéliens», déclare Hussain al-Awoor, également âgé de 17 ans et meilleur ami de Ghabin. “Je ne suis pas un nécrophile ni un chercheur de mort, mais c’est la première fois que je me sens libre et que je respire la vie. Il y a quelque chose qui m’entraîne là-bas [les lignes de front de la manifestation]. La première fois que je me suis aventuré près de la barrière [entre Gaza et Israël] et que j’ai eu un aperçu de notre terre ancestrale, mon cœur a fait un petit sursaut. Les soldats et les chars israéliens m’ont rappelé à quel point cette terre avait été volée, comme l’a fait la vue des campements de tentes installés par les personnes âgées, assis avec leurs béquilles derrière les lignes de front. Pour moi, ces hommes âgés ont symbolisé ce qui est arrivé à mes grands-parents lors de la dépossession de 1948 [lors de la création d’Israël]. »
Comme Ghabin, Awoor a quitté le lycée pour travailler et gagner sa vie. Bien que son père lui ait interdit d’aller à la clôture avec ses amis du quartier, puisque le vieil homme sait à quel point son fils est téméraire, Awoor y va quand même, derrière son dos.
“Je ne peux pas m’asseoir quand je vois des dizaines de mes amis du quartier aller ensemble à la marche”, dit-il en haussant les épaules.
Le 14 mai, jour où 52 manifestants ont été tués et plus de 2 400 blessés – ce qui en fait le jour le plus sanglant de la marche – tous les habitants du quartier ont prédit que Ghabin serait tué ou blessé. C’est Awoor qui a été grièvement blessé, ainsi qu’un troisième habitant du quartier, Bader Eldein. Awoor a été touché par une balle explosive dans la jambe, trois jours seulement après avoir échappé de peu à la mort quand une balle lui est passée près de la tête, frappant à la place le pneu de bulldozer qu’il portait. Aujourd’hui, sa jambe est maintenue par huit tiges de platine.
Le secouriste
Bader Eldein, âgé de 18 ans, vend des cigarettes dans la rue quand il rentre de l’école pour garder sa famille à flot. Il a décidé de participer en réponse à la manifestation en tant que secouriste volontaire et s’est inscrit à trois cours de formation aux premiers secours. On lui attribue des soins médicaux vitaux à des dizaines de personnes, dont son ami Abed al-Rantisi, un quatrième habitant du quartier à avoir été touché par une balle à la jambe environ une semaine avant le 14 mai.
Ce jour-là, Bader se tenait loin de la barrière, observant et surveillant un groupe de jeunes qui, craignait-il, allaient être visés à tout moment. Ils étaient allongés sur le sol très près de la clôture, connue sous le nom de “zone zéro”. Son intuition était correcte. Soudain, les soldats israéliens ont ouvert le feu sur le groupe, touchant six personnes.
“Ce fut un moment horrible. J’ai vu un tas de corps sur le sol, tandis que les autres ont commencé à courir dans toutes les directions”, se souvient Bader.
Au début, Bader a hésité. La force excessive envoyait un message clair. Cependant, il résolut de les sauver. Il a entendu les Israéliens crier : “Ne bouge pas ! Retourne !” Mais il a continué à avancer avec son sac médical. En réponse, il a été touché par une balle à la jambe.
Le boxeur noir
Ahmed Abu Maraheel, un peu plus âgé que les autres, a 20 ans. IL est le bédouin parmi les amis. Surnommé “le boxeur noir”, il aime beaucoup le boxeur musulman américain Mohammed Ali. Son rêve est de représenter la Palestine dans les championnats mondiaux de boxe. Maraheel a commencé la boxe à l’âge de 16 ans et, malgré sa jeunesse,il a remporté trois championnats à Gaza.
Il est également joueur de foot et interprète du dehiya, une danse bédouine semblable à la dabka palestinienne. Il fait partie de l’équipe de Gaza, très acclamée, appelée Al-Asayel [“originale”].
Maraheel est habituée aux défis; il avait été accepté dans deux compétitions mondiales de boxe, mais il s’est vu interdire par les autorités israéliennes d’occupation de quitter le territoire. Il a donc rejoint ses voisins aux premières lignes de la marche et il a été “récompensé” de trois blessures. Le deuxième vendredi de la manifestation, le 6 avril, il a été touché au ventre par une balle en acier recouverte de caoutchouc. En mai, il a été touché par deux cartouches de gaz lacrymogène, lui infligeant des blessures aux deux jambes. Sa blessure la plus grave est survenue le 8 juin, date à laquelle il a de nouveau été touché aux jambes. Cette fois, il a eu deux balles explosives, lui causant de graves dégâts.
Quatre tiges de platine ont été insérées dans sa jambe droite pour la maintenir ensemble et deux dans sa gauche. Ses médecins lui ont dit qu’il manquait littéralement des os et qu’il avait besoin d’une intervention chirurgicale urgente à l’étranger pour retirer les fragments de balle restants de sa jambe droite. Il a été autorisé à voyager en Turquie, mais encore une fois, l’Égypte a interdit à Maraheel de voyager. Ce n’est que le 22 décembre qu’il a finalement été autorisé à sortir.
«Je suis heureux que les autorités égyptiennes me laissent enfin entrer, mais ce qui me chagrine, c’est que j’ai voyagé pour me faire soigner et pas pour réaliser mon rêve de rivaliser pour le compte de mon pays”, dit-il maintenant. “Mais je n’abandonnerai pas; je continuerai mon entraînement de boxe même si mes jambes sont amputées.”
Aujourd’hui, Maraheel continue en effet de pratiquer la boxe, mais en fauteuil roulant. Il s’entraîne régulièrement avec le capitaine de son équipe, qui lui rend visite trois jours par semaine.
Le casse-cou en colère
Et puis il y a l’histoire de Ahmad Yaghi, âgé 25 ans, un autre habitant du quartier… mais un solitaire.
“Bien que la maison d’Ahmad se trouve à quelques mètres de la mienne, je ne l’ai jamais connu. Je l’ai seulement vu au mois de mars. Chaque fois que suis retourné à la frontière, je le voyais. Il a toujours été là, à toute heure du jour”, raconte Ghabin.
Yaghi appartenait aux Brigades des martyrs d’al-Aqsa, la branche armée du parti politique du Fatah – opposant au Hamas, le parti au pouvoir à Gaza. Il était consumé par la colère face à l’inutilité de la vie. Toutes les images de la télévision le montraient généralement aux premières lignes de la manifestation, coupant et abattant la clôture à mains nues, jetant des pneus en feu et des cocktails Molotov. Chaque jeudi, Ahmed préparait ses cocktails Molotov à lancer le lendemain près de la clôture.
Son père l’a supplié à plusieurs reprises de ne pas s’approcher de si près. Mais Yaghi était têtu.
“Je n’avais aucune idée de ce qu’il faisait lors de la marche”, explique son père Yehya. “Il était secret. Mais beaucoup de gens m’ont dit avoir vu mon fils se comporter de façon imprudente dans la zone zéro.”
Un des rares amis de Yaghi, qui a préféré ne pas donner son nom, ajoute : “La volonté d’Ahmad était de vivre comme d’autres personnes dans le monde, dans la dignité et la liberté. Mais la tyrannie que lui et tous les autres ont subie a balayé ses ambitions. C’est ce qui l’a poussé à devenir un martyr. Il était au chômage, et désespéré. Il voyait dans l’occupation israélienne le principal coupable.”
La détermination de Yaghi à être le premier à affronter les snipers israéliens lui a coûté la vie. Il a été assassiné le 3 août. Sa famille n’a pas été surprise quand elle a appris la nouvelle de son décès, car elle prédisait cette fin tous les vendredis.
“Je suis fier que Ahmad soit l’un de mes voisins. Je ne pense pas avoir jamais connu un homme plus courageux et plus magnifique que lui. Je l’ai vu plusieurs fois franchir la clôture, prêt à sacrifier sa vie pour protéger son peuple”, se rappelle Awoor aujourd’hui.
Des milliers de personnes en deuil et venues de toutes les régions de Gaza ont participé aux funérailles d’Ahmad Yaghi.
Un an plus tard, après le lancement des manifestations, le nombre de participants réguliers à la Grande Marche du Retour a diminué à mesure que le nombre de victimes augmentait et que rien ne changeait. À ce jour, l’un des jeunes d’al-Nasser a été tué et 12 autres blessés. Mais ils s’aventurent encore à la clôture.
“Malgré la force excessive et meurtrière utilisée par les soldats israéliens contre nous, nous ne serons jamais dissuadés ni intimidés”, insiste Ghabin.
Auteur : Fadi O. Al-Naji
* Fadi O. Al-Naji, âgé de 23 ans, est diplômé en langue et littérature anglaises de l'Université Al-Azhar à Gaza.
30 août 2019 – We Are Not Numbers – Traduction : Chronique de Palestine