Par Jonathan Cook
L’Afrique du Sud et Israël ont tous les deux été victimes du suprémacisme racial de l’Europe, mais ils en ont tiré des leçons radicalement opposées.
Personne ne devrait être surpris que le combat pour faire appliquer le droit international oppose l’Afrique du Sud à Israël à la Cour internationale de justice de La Haye.
Le monde est divisé entre ceux qui imposent par la force un ordre mondial et régional qui sert leurs intérêts et leur garantit l’impunité quels que soient leurs crimes, et ceux qui en sont les victimes.
Aujourd’hui, ces victimes, des victimes de longue date, ripostent devant la Cour internationale de Justice.
La semaine dernière, chaque partie a présenté ses arguments pour prouver ou réfuter qu’Israël se rendait coupable d’un génocide à Gaza au cours des trois derniers mois.
Ce que dénonce l’Afrique du Sud ne fait aucun doute. Jusqu’à présent, Israël a tué ou grièvement blessé près de 100 000 Palestiniens à Gaza, soit près d’un habitant sur 20. Il a endommagé ou détruit plus de 60 % des habitations de la population. Il a bombardé les minuscules « zones de sécurité » où il a ordonné à quelque deux millions de Palestiniens de se réfugier.
Il les a exposés à la famine et à des maladies mortelles en leur coupant l’aide humanitaire et l’eau.
Au même moment, de hauts responsables politiques et militaires israéliens ont ouvertement et à plusieurs reprises exprimé des intentions génocidaires, comme les documents présentés par l’Afrique du Sud le démontre sans aucune ambiguïté.
En septembre dernier, avant que le Hamas ne s’échappe de la prison de Gaza le 7 octobre, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a montré aux Nations unies une carte de ce qu’il a appelé « le nouveau Moyen-Orient ». Les territoires palestiniens de Gaza et de Cisjordanie avaient disparu, remplacés par Israël.
Malgré la masse de preuves contre Israël, la Cour internationale de justice (CIJ) pourrait mettre des années à rendre un verdict définitif – d’ici là, si ça continue comme ça, il pourrait bien ne plus rester de population palestinienne à protéger.
C’est pourquoi l’Afrique du Sud a également demandé d’urgence une ordonnance provisoire exigeant qu’Israël mette fin à son attaque.
Des points de vue diamétralement opposés
Les peuples d’Israël et d’Afrique du Sud portent encore les stigmates des crimes racistes de l’Europe : dans le cas d’Israël, l’Holocauste au cours duquel les nazis et leurs collaborateurs ont exterminé six millions de Juifs ; dans le cas de l’Afrique du Sud, le régime d’apartheid blanc qui a été imposé à la population noire pendant des décennies par une minorité blanche de colons.
Ces deux pays se retrouvent aujourd’hui aux antipodes l’un de l’autre parce qu’ils ont tiré des leçons opposées de leurs traumatismes historiques respectifs.
Israël a inculqué à ses citoyens la conviction que les Juifs devaient rejoindre les nations racistes et oppressives, en adoptant une approche fondée sur le principe de la loi du plus fort à l’égard des États voisins. On a aujourd’hui un État juif autoproclamé qui considère la région comme un champ de bataille où le plus fort a tous les droits.
Il était inévitable qu’Israël finisse par engendrer, au sein du Hamas et de groupes tels que le Hezbollah au Liban, des groupes armés qui considèrent leur conflit avec Israël de la même façon.
L’Afrique du Sud, en revanche, a fait en sorte de devenir un « phare moral » entre les nations, une distinction que les États occidentaux attribuent complaisamment à Israël, leur État client du Moyen-Orient doté de l’arme nucléaire.
Nelson Mandela, qui est président de l’Afrique du Sud à la fin de l’apartheid, a fait cette remarque célèbre en 1997 : « Nous savons trop bien que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens ».
Israël et l’Afrique du Sud de l’apartheid étaient de proches alliés diplomatiques et militaires jusqu’à la chute de l’apartheid il y a 30 ans. Mandela a compris que les fondements idéologiques du sionisme et de l’apartheid reposaient sur une logique similaire de suprématie raciale.
Pour s’être opposé aux dirigeants sud-africains de l’apartheid, Mandela a été considéré comme un méchant terroriste, tout comme les dirigeants palestiniens le sont aujourd’hui par Israël.
La main de fer du colonialisme
Il n’est pas surprenant non plus que la majeure partie de l’Occident, Washington en tête, et l’Allemagne, pays responsable de l’Holocauste, se rangent dans le camp d’Israël. Berlin a demandé vendredi dernier à être considéré comme une tierce partie dans la défense d’Israël à La Haye.
Dans le même temps, la cause de l’Afrique du Sud est soutenue par une grande partie de ce que l’on appelle le « monde en développement », qui subit depuis longtemps les exactions du colonialisme et du racisme occidentaux.
La Namibie s’est notamment indignée du soutien de l’Allemagne à Israël devant la Cour, étant donné qu’au début du XXe siècle, le régime allemand, qui colonisait le sud-ouest de l’Afrique, a emprisonné des dizaines de milliers de Namibiens dans des camps de la mort, jetant ainsi les bases du schéma directeur du génocide des Juifs et des Roms qu’elle a perfectionné plus tard au cours de l’Holocauste.
Le président namibien, Hage Geingob, a déclaré : « L’Allemagne ne peut pas exprimer son engagement envers la Convention des Nations-Unies contre le génocide, au nom de la morale, y compris ses regrets pour le génocide qu’elle a perpétré en Namibie, tout en soutenant l’équivalent d’un holocauste et d’un génocide à Gaza ».
Le panel de juges – 17 au total – ne se trouve pas dans une bulle juridique protégée des influences extérieures. Les juges subissent, au contraire, d’intenses pressions politiques.
Comme l’a fait remarquer l’ancien ambassadeur britannique Craig Murray, qui a assisté aux deux jours d’audience, la plupart des juges donnaient l’impression de « ne pas avoir envie d’être là ».
« Personne ne nous arrêtera »
En réalité, quelle que soit la décision de la Cour, le pouvoir écrasant de l’Occident, qui lui permet généralement d’obtenir ce qu’il veut, déterminera la suite des événements.
Si la plupart des juges estiment vraisemblable qu’Israël soit en train de commettre un génocide et qu’ils insistent sur une sorte de cessez-le-feu provisoire jusqu’à ce qu’ils puissent rendre une décision définitive, Washington bloquera l’application de la décision par son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations-Unies.
Il faut s’attendre à ce que les États-Unis, ainsi que l’Europe, s’efforcent plus que jamais de saper le droit international et les institutions qui le soutiennent. Les accusations d’antisémitisme à l’encontre des juges qui soutiennent la cause de l’Afrique du Sud – et des États auxquels ils appartiennent – se multiplieront.
Israël a déjà accusé l’Afrique du Sud de « diffamation du sang » (*), suggérant que ses motivations devant la CIJ sont antisémites. Dans son discours devant la Cour, Tal Becker, du ministère israélien des affaires étrangères, a affirmé que l’Afrique du Sud agissait en tant que substitut juridique du Hamas.
Les États-Unis ont laissé entendre à peu près la même chose en qualifiant de « sans fondement » l’accumulation méticuleuse de preuves par l’Afrique du Sud.
Samedi, dans un discours truffé de mensonges, Netanyahu a promis d’ignorer la décision de la Cour si elle n’était pas du goût d’Israël. « Personne ne nous arrêtera – ni La Haye, ni l’axe du mal, ni personne d’autre », a-t-il déclaré.
D’un autre côté, si la CIJ décide à ce stade que la présomption de génocide n’est pas démontrée, Israël et l’administration Biden se saisiront du verdict pour affirmer que la Cour internationale de justice n’a rien trouvé à redire à l’agression d’Israël sur Gaza.
Cela serait évidemment un mensonge. Il est demandé aux juges de se prononcer uniquement sur la question du génocide, le plus grave des crimes contre l’humanité, pour lequel la barre des preuves est placée très haut.
Dans le système juridique international existant, les États-nations jouissent de bien plus de droits que les citoyens ordinaires. Les États ont la liberté de mener des guerres sans trop se soucier d’épargner les civils. Les profits gargantuesques du complexe militaro-industriel occidental dépendent de cette faille intentionnelle des « règles de la guerre ».
Même si la Cour estime – pour des raisons politiques ou juridiques – que l’Afrique du Sud n’a pas réussi à présenter un dossier convaincant, cela n’absoudra pas pour autant Israël des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Car il est indéniable qu’il commet ces deux types de crimes.
La CPI traîne déjà les pieds
Néanmoins, toute réticence de la part de la CIJ sera dûment notée par la Cour pénale internationale (CPI), sa cour sœur déjà fortement compromise. Le rôle de la CPI n’est pas de trancher entre les États, comme le fait la CIJ, mais de rassembler des preuves en vue de poursuivre les individus qui ordonnent ou commettent des crimes de guerre.
La CPI recueille actuellement des preuves pour décider si elle doit enquêter sur des responsables israéliens et du Hamas à la suite des événements de ces trois derniers mois.
Mais depuis des années, cette même Cour traîne les pieds pour poursuivre les responsables israéliens pour des crimes de guerre bien antérieurs à l’agression actuelle sur Gaza, à savoir les décennies de construction par Israël de colonies juives illégales sur des terres palestiniennes, et le siège de Gaza par Israël pendant 17 ans – le contexte rarement mentionné de l’explosion du Hamas du 7 octobre.
De même, la CPI a refusé de poursuivre les responsables américains et britanniques pour les crimes de guerre commis par leurs pays lors de l’invasion et de l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak.
Ce refus de la CPI est la conséquence d’une campagne d’intimidation menée par Washington, qui a imposé des sanctions aux deux plus hauts responsables de la Cour, notamment en gelant leurs avoirs américains, en bloquant leurs transactions financières internationales et en leur refusant, ainsi qu’à leurs familles, l’entrée sur le territoire américain.
Une campagne de terreur
La semaine dernière, l’argument central d’Israël contre les accusations de génocide était qu’il se défendait après avoir été attaqué le 7 octobre, et que le vrai génocide, c’était celui que commettait le Hamas contre Israël.
Une telle affirmation doit être catégoriquement rejetée par la CIJ. Israël n’a aucun droit de défendre son occupation et son siège de Gaza, qui durent depuis des décennies et qui sont à l’origine des événements du 7 octobre. Il ne peut pas non plus prétendre qu’il vise quelques milliers de combattants du Hamas alors qu’il bombarde, déplace et affame toute la population civile de Gaza.
Même si la campagne militaire israélienne n’a pas pour but d’éliminer les Palestiniens de Gaza, comme l’indiquent pourtant toutes les déclarations du cabinet israélien et des responsables militaires, elle n’en reste pas moins dirigée principalement contre les civils.
Et même sans vouloir accabler Israël, le fait est que les civils palestiniens sont bombardés et tués en masse pour semer la terreur.
Ils sont victimes d’un nettoyage ethnique qui a pour but de dépeupler Gaza. Et ils sont soumis à une forme horrible de punition collective dans le cadre du « siège total » d’Israël qui les prive de nourriture, d’eau et d’électricité – et donc les expose à la famine et aux maladies mortelles – afin d’affaiblir leur volonté de résister à l’occupation et de chercher à se libérer du contrôle absolu d’Israël.
Si tout cela est le seul moyen pour Israël d’ « éradiquer le Hamas » – son objectif déclaré – alors cela révèle quelque chose qu’Israël et ses protecteurs occidentaux préféreraient que nous ignorions tous : le Hamas est profondément implanté à Gaza précisément parce que sa résistance inflexible apparaît comme la seule réponse raisonnable à une population palestinienne de plus en plus asphyxiée sous l’étau de plus en plus étroit de l’interminable oppression israélienne de Gaza.
Les semaines de bombardements israéliens ont rendu Gaza inhabitable pour la grande majorité de la population, qui n’a plus de maison où retourner et presque plus d’infrastructures en état de marche. Sans une aide massive et constante, qu’Israël bloque, ils mourront progressivement de déshydratation, de faim, de froid et de maladie.
Toute la défense d’Israël contre le génocide repose sur une unique condition : Israël ne commettra pas de génocide s’il réussit à forcer l’Egypte, à coup de promesses et de menaces, à ouvrir sa frontière pour permettre à la population de Gaza de s’échapper.
Si Le Caire refuse et qu’Israël ne change pas de cap, la population de Gaza est condamnée. Dans un monde qui se respecte, on ne devrait pas pouvoir se défendre d’accusations de génocide en rejetant sur d’autres les conséquences meurtrières des conditions qu’on a soi-même créées.
« War business as usual »
La difficulté pour la CIJ est qu’elle est sur la sellette tout autant qu’Israël – et qu’elle perdra quelle que soit sa décision. Les faits juridiques et la crédibilité de la Cour sont en conflit direct avec les priorités stratégiques occidentales et les profits de l’industrie de la guerre.
Le risque est que les juges estiment que le plus sûr est de « couper la poire en deux ».
Ils pourraient exonérer Israël de génocide sur la base d’un détail technique, tout en insistant pour qu’il fasse davantage de ce qu’il ne fait pas du tout : protéger les « besoins humanitaires » de la population de Gaza.
La semaine dernière, Israël a tendu aux juges un détail technique de ce type, comme on tend une carotte à un âne pour le faire avancer. Ses avocats ont fait valoir que, comme Israël n’avait pas répondu à la plainte pour génocide déposée par l’Afrique du Sud au moment du dépôt de la plainte, il n’y avait pas de différend constitué entre les deux États. Selon Israël, la CIJ n’est donc pas compétente, car son rôle est de régler des différends.
Si la Cour reprenait cet argument, cela signifierait, comme l’a fait remarquer l’ancien ambassadeur Murray, que des États pourraient être exonérés de génocide en refusant simplement de dialoguer avec leurs accusateurs. Ce qui serait complètement absurde.
Aeyal Gross, professeur de droit international à l’université de Tel Aviv, a déclaré au journal Haaretz qu’il s’attendait à ce que la Cour refuse de poser des limites aux opérations militaires d’Israël. Elle se concentrera plutôt, selon lui, sur les mesures humanitaires destinées à soulager la population de Gaza.
Il a également noté qu’Israël prétendrait qu’il se conforme déjà à la loi – et donc continuerait comme avant.
Le seul problème pour Israël, selon Gross, serait que la CIJ oblige Israël à laisser les enquêteurs internationaux accéder à l’enclave afin d’évaluer si des crimes de guerre ont été commis.
Mais il y a peu de chance car le business de la guerre passe avant tout et c’est précisément ce genre de « war business as usual » qui discréditera la Cour – et le droit humanitaire international qu’elle est censée faire respecter.
Un manque de leadership
Comme toujours, ce n’est pas vers l’Occident que le monde peut se tourner pour trouver des leaders capables de faire face aux graves crises auxquelles il est confronté ou de tenter de désamorcer les conflits.
Les seuls acteurs qui se montrent enclins à respecter l’obligation morale d’intervenir pour mettre fin aux génocides, obligation qui incombe normalement aux États, sont les dits « terroristes ».
Le Hezbollah au Liban fait pression sur Israël en construisant progressivement un deuxième front dans le nord, tandis que les Houthis au Yémen improvisent leur propre forme de sanctions économiques sur les navires internationaux traversant la mer Rouge.
Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont réagi le week-end dernier en lançant des frappes aériennes sur le Yémen, faisant monter la pression encore davantage, au risque de faire basculer la région dans une guerre plus vaste.
Comme ses propres investissements dans le canal de Suez sont menacés, la Chine, contrairement à l’Occident, semble prête à tout pour calmer le jeu. Pékin a proposé cette semaine une conférence de paix israélo-palestinienne qui réunirait un nombre beaucoup plus large d’États.
L’objectif est de desserrer la mainmise destructrice de Washington sur un prétendu « processus de paix » et de lier toutes les parties à l’engagement de créer un État palestinien.
L’Occident affirme que quiconque n’appartient pas à son club – de l’Afrique du Sud à la Chine en passant par le Hezbollah et les Houthis – est l’ennemi et menace l’ « ordre fondé sur des règles » de Washington.
Mais c’est cet ordre même qui est de plus en discrédité du fait de son abjecte deux poids deux mesures – et qui constitue le fondement du génocide actuel des Palestiniens.
Note :
* La diffamation de sang est un mythe qui a survécu longtemps et qui suggère que des Juifs enlèvent et assassinent des enfants chrétiens, notamment à des fins rituelles.
Auteur : Jonathan Cook
16 janvier 2024 – Middle east Eye – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet