Refaat Alareer vit parmi nous

Refaat al-Areer - Photo Twitter/X

Par Amna Shabana

J’ai fini par réaliser que les leçons que le Dr Refaat m’a enseignées et le pouvoir de ses mots le maintiennent en vie. Tant que je respirerai, je reprendrai ses récits et les innombrables récits de ma ville occupée et réduite au silence.

« Non, ne te mets pas à genoux », m’a supplié ma cousine Saja en pleurant, en me serrant dans ses bras alors qu’elle me regardait réagir à la nouvelle. J’ai pleuré et je suis tombée par terre, les jambes ne me soutenant plus.

La visite de Saja, le 8 décembre, a été la plus pénible depuis le début du bombardement intensif de Gaza par Israël, le 7 octobre 2023. Ce jour-là, j’ai appris que mon professeur, Refaat Alareer, âgé de 44 ans, avait été tué le 6 décembre pour avoir dit la vérité sur le peuple palestinien et son histoire dans la bande de Gaza assiégée.

En 2019, il m’a appris à écrire mon premier poème jusqu’à ce que je le récite au salon de la poésie de l’Université islamique de Gaza (IUG). « Je suis fière de toi, Amna. Tu as relevé le défi », m’a-t-il dit ensuite par message.

En 2021, il m’a appelée « collègue » et m’a aidée dans ma première expérience d’enseignement à l’IUG. « Félicitations, Amna. Tu vas enseigner un cours d’anglais obligatoire », m’a-t-il annoncé par texto.

En septembre dernier, il m’a soutenue dans ma première expérience de formation. Nous avons compilé les supports de formation ensemble. Il m’a dit : « Bon travail. Tu en as fait plus qu’il n’en faut ».

Fin novembre, il s’est assuré que j’étais en sécurité. Je lui ai dit que j’allais bien, mais que je ne pouvais toujours pas partager mes récits avec le reste du monde parce que la connexion internet était instable. Il m’a répondu : « Ce n’est pas grave, reste surtout en sécurité ».

En décembre, il a cessé de m’envoyer des messages.

Ayant appris l’assassinat du Dr Refaat, j’ai passé toute la journée à pleurer. Je n’avais jamais imaginé qu’il serait tué dans cette guerre, et j’avais toujours pensé qu’à la fin de celle-ci, il en ressortirait comme l’un des témoins et l’un des principaux conteurs.

Au cours de toutes les agressions israéliennes passées contre l’enclave côtière, il a documenté et partagé les histoires, les conversations, les préoccupations et les souhaits de ses enfants. À la fin de ces guerres, il nous réunissait, nous ses étudiants et stagiaires, et nous exhortait à amplifier les voix des endeuillés de Gaza – les enfants, les jeunes et les femmes dont les récits devaient être connus.

Passez à autre chose. Vous manquez de temps

L’idée que le Dr Refaat ne se montrera jamais plus ou n’enverra jamais plus de messages pour prendre de nos nouvelles, ou pour compiler les histoires que nous avons écrites dans un nouveau livre, me hante depuis le 8 décembre. Pour me réconforter, je me suis souvenu d’une ancienne histoire du Dr Refaat.

En 2022, lui et moi devions nous rendre en Espagne pour participer à un programme de formation avec des collègues, mais il m’a quittée plus tôt que prévu, avant que je n’atteigne ma destination – ce qui devait être notre destination.

Le matin du 18 juillet, le Dr Refaat m’attendait dans une voiture pour nous rendre ensemble au poste frontière de Rafah, d’où nous passerions en Égypte et prendrions l’avion pour l’Espagne via l’aéroport du Caire. Nous sommes passés d’un hall à l’autre. Il se déplaçait légèrement avec son seul sac à dos, nous aidant, moi et notre autre collègue, à porter nos valises.

Il s’assurait que chacun d’entre nous allait bien, que nous avions terminé les procédures nécessaires et que nous restions sur la bonne voie. Sa présence était rassurante, et nous n’aurionss pas fait le prochain pas avant de trouver une confirmation auprès de lui, ce qui s’est avéré simple en raison de sa taille et de son déplacement souple caractéristique, qui l’ont rendu facile à identifier.

Pour nous aider à passer le temps et à patienter pendant le trajet entre la frontière et le hall égyptien de l’autre côté du point de passage de Rafah, il nous a amusés avec des histoires. Il a même imaginé de nombreux scénarios pour le voyage afin de se préparer. « Je rentrerai peut-être chez moi et vous voyagerez seuls », plaisanta-t-il.

Six heures plus tard, la « plaisanterie » allait se réaliser. Nous avons appris que le Dr Refaat s’était vu refuser le visa pour passer en Egypte.

« Renvoyé », a-t-il envoyé par sms.

« Je ne suis pas triste », a-t-il ajouté, expliquant que ce sentiment était profondément ancré en lui. « Qu’est-ce que j’ai fait ? », se desolait-il, se demandant pourquoi un universitaire devrait être interdit de voyage.

Avec sa chemise bleu clair et son pantalon gris, il se tenait penché vers les chaises délabrées de la salle et exprimait la douleur et l’angoisse qui l’habitaient à un ami dont la mère, âgée de 60 ans, avait également été renvoyée. J’ai pleuré silencieusementen lui faisant un signe d’adieu.

« Passez à autre chose. Vous manquez de temps », nous a-t-il dit, nous exhortant à terminer notre voyage vers l’aéroport, en agitant les mains de loin et en hochant la tête.

Nous avons avancé. Et il est parti.

Le trajet entre le hall et l’aéroport a été difficile, car nous nous sommes retournés comme pour le chercher, en attendant ses indications. Dans le hall bondé, j’ai cherché ses gestes. Tout ce qui défilait devant mes yeux était « retourné ».

En regardant les allées et venues dans l’aéroport, je me suis sentie désolée pour lui d’être privé de voyage et pour moi d’être privée de sa compagnie.

Mais le fait qu’il m’ait laissé son chapeau, trois dattes pour soutenir mon corps frêle, un chargeur de téléphone, de l’argent et des dizaines d’histoires m’a donné de la force.

« Vous devez vivre pour raconter mon histoire »

Depuis le 8 décembre, chaque jour a été marqué par la culpabilité de continuer à respirer alors que le Dr Refaat avait été assassiné. Des semaines plus tard, j’ai réalisé l’importance de la leçon que j’ai apprise en 2022, lorsqu’il m’a quittée plus tôt que prévu.

« Si je dois mourir, tu dois vivre / Pour raconter mon histoire. »

»

La lune était pleine et éclairait la chambre. Par chance, mon téléphone était connecté à Internet, ce qui m’a permis de lire le célèbre poème du Dr Refaat, « If I Must Die » (Si je dois mourir).

Les larmes aux yeux, j’ai parcouru le poème, qui avait déjà circulé dans le monde entier et avait été traduit en 39 langues.

Mon chagrin était à son comble. En me penchant contre le mur froid et en regardant les visages endormis de mes parents et de mes frères et sœurs, j’ai entendu la voix du Dr Refaat lire le poème et rompre le silence comme si j’étais assise dans le cours de poésie de 2019 dans la salle bondée, observant les gestes de ses mains et écoutant son explication passionnante du jeu de mots dans le mot « tale » à la fin du poème.

Avec ces mots, j’ai eu l’impression que le Dr Refaat, même après sa mort, s’adressait à chacun de ses étudiants à travers ses mots éternels, y compris à moi. Je me suis rendue compte que, bien qu’il soit parti, son poème est resté, me donnant une tape sur l’épaule, me tenant la main et me poussant à oser vivre – et écrire.

« La connaissance est le pire ennemi d’Israël »

L’année 2024 approchait. Sans but précis, j’étais assise à regarder le clair de lune. À la fin de l’année 2023, j’aurais terminé mon projet de maîtrise, à l’exception du cours de traduction audiovisuelle que le Dr Refaat avait prévu de nous enseigner. En imaginant ce futur anticipé, il m’apparaissait maintenant comme une plaisanterie cruelle face à toute cette mort.

Levant les sourcils, l’ordinateur portable dans les bras, j’ai parcouru les vieux fichiers de mon PC pour trouver l’un des livres du Dr Refaat. Lorsque j’ai lu l’article qu’il avait écrit il y a dix ans, j’ai réalisé que ma question avait enfin trouvé une réponse.

« Le savoir est le pire ennemi d’Israël. La conscience est l’ennemi le plus détesté et le plus redouté d’Israël. »

Dans cet article de 2014, intitulé « Il n’y a pas de poèmes de destruction massive », il se demandait pourquoi Israël bombardait l’université islamique de Gaza, où il enseignait la littérature. Il déplorait la destruction de son bureau, où il avait rencontré des centaines d’étudiants pour des discussions plus approfondies et des heures de travail.

Nous sommes en mars 2024. L’université qu’il aimait tant n’est plus qu’un champ de ruines. Le Dr Refaat a été assassiné. Il n’y aura pas de semestre de printemps ni de cours de traduction audiovisuelle.

Le seul cours est la mort en cours.

Mais j’ai finalement compris quelque chose à propos des leçons de Refaat et du pouvoir de ses mots : ils l’ont gardé en vie.

Personne ne pourra jamais me priver de son inspiration, me dis-je avec insistance. Tant que je respirerai, je raconterai ses histoires et les innombrables récits de ma ville, occupée et réduite au silence, en m’inspirant de lui.

J’ai soupiré, essuyé mes larmes et me suis rappelée comment Saja m’avait aidée à me relever ce jour-là avant de murmurer : « Ils ne peuvent pas nous mettre à genoux. »

16 mars 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine