Berlin, Allemagne – La décision la plus importante pour une personne forcée de fuir son pays natal est le choix de son pays d’’asile. C’est la dure leçon qu’a appris Yemane Mesgen pendant son horrible errance de réfugié.
Mesgen est né et a grandi en Erythrée, un pays dont le gouvernement se rend coupable des crimes contre l’humanité, dont un service sans limite de temps dans l’armée ou la police, selon les Nations Unies. En 2008, après avoir été enrôlé de force comme policier, Mesgen a décidé de fuir son pays. Il a pensé aller en Europe, mais la crainte du dangereux voyage à travers la Libye et la mer Méditerranée l’a fait reculer.
Il a choisi Israël comme destination d’asile.
Le gouvernement israélien « n’aime pas les réfugiés », a déclaré Mesgen, âgé de 28 ans, à Al Jazeera, dans la capitale allemande. Mesgen parle hébreu presque couramment après sept années de vie en Israël.
Mesgen a réussi à traverser le Soudan via le désert du Sinaï – où de nombreux érythréens ont été capturés et torturés – et est entré en Israël en 2008.
Mais malheureusement pour Mesgen, le gouvernement israélien s’est révélé peu accueillant avec les ressortissants érythréens, accordant le statut de réfugié à moins de un pour cent des arrivants.
Israël ne déporte pas les érythréens vers leur dangereuse patrie parce que cela violerait la Convention des Nations Unies sur les réfugiés. A la place il donne aux Érythréens des visas de courte durée qu’ils doivent renouveler continuellement, et ils n’ont pas le droit de travailler ni de bénéficier des services sociaux.
Mesgen a vécu dans cet enfer juridique pendant sept ans, en travaillant illégalement dans des restaurants et en partageant un minuscule appartement de Jérusalem avec d’autres érythréens. Puis, en 2015, les autorités israéliennes lui ont ordonné d’aller résider à Holot, un centre de détention pour « immigrants clandestins », qui a la capacité d’accueillir 3 000 personnes qui n’ont pas de liberté de mouvement, ni le droit de travailler.
Les seules alternatives offertes à Mesgen – et aux Erythréens dans sa situation – étaient de retourner volontairement dans son pays ou d’aller dans un autre pays africain. « Je ne voulais pas aller à Holot », a indiqué Mesgen. « Je leur ai dit que je ne pouvais pas retourner dans mon pays, mais que j’acceptais d’aller dans un autre pays d’Afrique. »
En juillet 2015, un agent de l’immigration israélienne a escorté Mesgen à l’aéroport international de Ben Gourion, lui a donné un aller simple pour le Rwanda avec un document de voyage à remettre aux fonctionnaires rwandais de l’immigration et 3 500 dollars en liquide – la prime due à ceux qui quittent Israël volontairement.
L’initiative a été lancée par l’Autorité israélienne de l’immigration en 2013 pour encourager les demandeurs d’asile à quitter le pays. Mesgen est l’un des plus de 14 000 demandeurs d’asile, principalement érythréens et soudanais, qui ont quitté Israël au titre du programme de départ volontaire au cours des trois dernières années.
Israël – signataire de la Convention des Nations Unies sur les réfugiés – envoie des personnes qui ont besoin de protection dans des pays qui ne les protègent pas, forçant les demandeurs d’asile à emprunter de dangereuses routes de contrebande, selon des rapports d’ONG internationales et israéliennes, rédigés à partir du témoignage d’Érythréens qui ont réussi à arriver en Europe.
De fausses promesses
Avant de quitter Israël, Mesgen a reçu une lettre distribuée par l’Autorité de la Population et de l’Immigration aux Érythréens qui vivent dans le pays. La lettre promettait à ceux qui partaient volontairement qu’ils se verraient attribuer un permis de séjour et le droit de travailler dans le pays africain où ils atterrissaient. Mais quand Mesgen est arrivé au Rwanda, il a réalisé que ces promesses étaient mensongères.
Il a expliqué qu’un homme qui s’était présenté comme « John de l’immigration » l’avait emmené dans une zone réservée de l’aéroport international de Rwanda, avait pris son document de voyage israélien, l’avait escorté jusqu’à une villa dans la capitale Kigali où logeaient d’autres érythréens et lui avait dit de ne pas en sortir. Deux jours plus tard, John est revenu dire aux Érythréens qu’il pouvait les conduire clandestinement en Ouganda pour 250 dollars par personne.
L’histoire de Mesgen sur ce qui lui est arrivé au Rwanda corrobore les témoignages d’autres Érythréens qui ont quitté Israël au titre de la procédure de départ volontaire.
Selon les études menées par l’International Refugee Rights Initiative – un organisme à but non lucratif axé principalement sur l’Afrique – les demandeurs d’asile érythréens et soudanais qui ont quitté Israël volontairement ont été envoyés au Rwanda et en Ouganda. À leur arrivée, ils ont été soit encouragés à quitter ces pays, soit obligés d’y vivre clandestinement, sans statut légal.
Dans le rapport Déporté vers l’inconnu, rédigé par la Ligne d’assistance pour les réfugiés et les migrants – une ONG basée à Tel-Aviv – les Érythréens qui ont quitté Israël ont témoigné volontairement qu’ils s’étaient vus refuser des permis de séjour au Rwanda, qu’il avaient été détenus pendant des jours dans une villa de Kigali et que finalement ils avaient été acheminés clandestinement en Ouganda.
Accords secrets
La légalité de la procédure du départ volontaire d’Israël a été contestée devant un tribunal israélien en 2014. L’Etat a déclaré avoir conclu des accords secrets avec deux pays africains non identifiés pour qu’ils accueillent les Erythréens et les Soudanais qui quittent Israël. Selon une lettre que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a envoyée à la Cour, dévoiler l’identité de ces pays « pourrait mettre en danger les relations étrangères d’Israël ».
Al Jazeera a demandé à l’Autorité de la Population et de l’Immigration d’Israël ce qu’elle fait pour assurer la sécurité de ceux qui quittent volontairement Israël. La porte-parole Sabin Hadad a déclaré dans un courrier électronique qu’elle ne pouvait pas fournir de détails parce que les accords qu’Israël avait avec les deux pays africains dont le nom n’a pas été donné sont confidentiels.
Le voyage du Rwanda vers l’Allemagne a été à la fois dangereux et couteux pour Mesgen. Il a voyagé sur des routes de contrebande à travers l’Ouganda pour aller au Sud-Soudan, où il a été arrêté et emprisonné pendant deux mois. »
Les autorités du Sud-Soudan m’ont dit: « Vous n’avez pas de passeport, et donc il se peut que vous soyez un criminel. Je leur ai dit que je n’étais pas un criminel ; j’ai dit qu’avant j’étais en Israël. Ils m’ont dit : vous n’avez pas de passeport, vous n’avez pas de document israélien, vous représentez un danger pour nous. Nous devons vous garder en prison », a expliqué Mesgen.
Il a réussi à sortir de prison en soudoyant les gardiens et il a continué sa dangereuse pérégrination par le Soudan et la Libye vers la ville côtière de Benghazi, où il est monté à bord d’un bateau de pêche de 10 mètres vers l’Italie.
« Il y avait 600 personnes à bord, on était serrés comme des sardines. Il y avait beaucoup d’Erythréens, de Somaliens et d’autres Africains », a-t-il déclaré. « C’était bien sûr très effrayant de monter à bord de ce bateau, mais que pouvais-je faire, je n’avais pas le choix.»
« Un transfert de la charge »
La justice israélienne a légitimé le départ volontaire, mais le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a critiqué la loi.
« Nous avons dit au gouvernement israéliens que nous avions des informations qui nous inquiétaient sur le fait que la nécessaire protection [des réfugiés] n’était pas toujours garantie », a déclaré, à Al Jazeera, Walpurga Englbrecht, le représentant de l’HCR en Israël.
M. Englbrecht a déclaré qu’Israël devait fournir l’assurance que les demandeurs d’asile qui partaient pour les pays africains recevaient effectivement les documents adéquats, des permis de résidence et avaient le droit de travailler. Le HCR ne s’oppose pas au départ volontaire, mais selon M. Englbrecht la procédure pose problème car « elle ne constitue pas réellement un partage des responsabilités, mais plutôt un transfert de la charge ».
Israël n’est pas le seul pays à mettre en œuvre des procédures volontaires de départ – l’Australie et l’Union européenne disposent de systèmes similaires. Mais le fait que ses accords avec le Rwanda et l’Ouganda soient confidentiels soulève des questions, a déclaré Reuven Ziegler, chercheur associé au Refugees Studies Centre de l’Université d’Oxford.
Selon M. Ziegler, les demandeurs d’asile ont un « statut au mieux très précaire » au Rwanda et en Ouganda, n’ont pas accès à la Détermination du statut de réfugié et doivent poursuivre leur voyage pour trouver une protection ailleurs.
C’est exactement ce qui est arrivé à Mesgen et à Aman, un érythréen de 31 ans qu’Al Jazeera a rencontré à Berlin. Aman – qui a aujourd’hui le statut de réfugié en Allemagne – a demandé que son vrai nom ne soit pas utilisé parce que sa mère et sa sœur vivent toujours en Erythrée et il craint pour leur sécurité.
Aucun suivi de la part des Autorités israéliennes
Il a fui son pays en 2008 pour ne pas être enrôlé de force dans l’armée. Avec l’aide de passeurs, Aman a essayé d’atteindre Israël où il pensait qu’il pourrait obtenir un statut qui le protège. Mais en chemin il a été enlevé au Sinaï – comme environ 30 000 érythréens – et gardé prisonnier pendant 35 jours jusqu’à ce que sa famille ait payé une rançon pour sa libération. Aman dit qu’il a été torturé et battu, et a montré sa dent de devant cassée comme preuve de cette horrible expérience. En Israël, il n’a jamais reçu le statut de réfugié et a dû renouveler son visa tous les quatre mois. Il a réussi à trouver un travail illégal en tant qu’agent de nettoyage de cuisine, et a gagné assez d’argent pour survivre – et même assez pour en envoyer à sa mère en Erythrée.
« En Israël, j’étais très stressé … J’avais du travail mais pas de liberté » a dit Aman, « Il n’y a pas de démocratie en Israël ».
En avril 2014, après avoir été convoqué au Centre de détention de Holot pour les immigrants clandestins, il a accepté de quitter volontairement le pays. Il a dit qu’il y avait 39 autres érythréens avec lui dans l’avion qui quittait Israël, aucun d’entre eux n’est resté au Rwanda.
Israël ne s’occupe pas de ce qui arrive aux Erythréens et aux Soudanais qui atterrissent au Rwanda et en Ouganda, selon Sigal Rozen, le coordonnateur des politiques publiques à la Ligne d’urgence pour les réfugiés et les migrants et auteur du rapport Déportés vers l’inconnu.
« Nous avons réussi à localiser et interviewer 47 personnes… et les autorités israéliennes n’ont demandé à aucune d’elle elles de leur laisser un numéro de téléphone ou une adresse, et, bien sûr, elles n’ont eu aucun contact avec les autorités israéliennes après leur départ » a dit Rozen.
La majorité des Érythréens projettent de passer en contrebande en Éthiopie et d’essayer d’y survivre, tandis que d’autres empruntent la route dangereuse qui traverse le Soudan et la Libye vers l’Italie, avec l’espoir de trouver refuge en Europe.
« Nous recevons beaucoup d’appels et courriels de parents inquiets du monde entier – et aussi d’Israël – à propos de personnes qui sont parties et ont disparu », a déclaré M. Rozen.
Capturé par ISIL
Selon Aman, cinq érythréens à bord de son avion israélien ont tenté de gagner l’Europe, mais ont été capturées et tuées par l’Etat islamique d’Irak et le groupe du Levant en Libye. Il a sorti son téléphone et nous a montré une vidéo d’ISIL, connu sous le nom d’ISIS – montrant des préparatifs de décapitation – et il a identifié deux personnes qu’il connaissait parmi les victimes.
Aman n’est pas tombé aux mains d’ISIL, mais il a du faire face à de réels dangers et à une grande incertitude. Comme Mesgen, quand il a atterri à Kigali, il a été envoyé dans un hôtel voisin et deux jours plus tard, il a été emmené clandestinement du Rwanda en Ouganda. De là, il a essayé d’atteindre le Sud Soudan, mais a été pris par les gardes-frontières qui ne l’ont laissé partir qu’après lui avoir pris tout ce qui lui restait des 3 500 dollars que les autorités israéliennes lui avaient remis à son départ.
« Je n’avais pas de vêtements, je n’avais pas de sac, rien », a déclaré Aman. Son frère cadet était en Israël à l’époque, mais maintenant il vit aussi en Allemagne. Il lui a envoyé un peu d’argent à Juba, la capitale du Sud-Soudan. Après avoir reçu l’argent, Aman s’est rendu à Khartoum, la capitale soudanaise, où il a retrouvé sa femme qu’il n’avait pas vue depuis six ans.
Elle est érythréenne et elle vivait dans un camp de réfugiés en Ethiopie. Le couple a traversé la Libye – où ils ont de nouveau été capturés et rançonnés – et puis ils ont traversé la mer Méditerranée sur un bateau de contrebande bondé en compagnie de centaines d’autres personnes de différents pays.
Il n’y a pas de données sur le nombre de demandeurs d’asile qui ont quitté Israël volontairement et ont réussi à atteindre l’Europe. Cependant, on sait que plus de 10 000 personnes sont mortes en Méditerranée au cours des trois dernières années en essayant d’atteindre la rive occidentale.
Depuis 2008, environ 123 000 érythréens ont demandé l’asile dans l’Union européenne, principalement en Allemagne et en Suède.
“J’ai eu de la chance”
Aman et son épouse sont arrivés en Allemagne en octobre 2014. Le voyage du Rwanda vers l’Allemagne leur a coûté 11 000 dollars, rien que pour graisser la patte des officiels et payer les passeurs.
Mesgen – qui était à bord d’un bateau de contrebande qui a été perdu en mer pendant 48 heures avant d’être sauvé par la marine italienne – a réussi à atteindre l’Allemagne en Septembre 2015. Il avait dépensé 10 000 dollars pour un voyage similaire.
Les deux hommes avaient à cœur de raconter leurs histoires parce qu’ils connaissent de nombreux érythréens qui sont encore en Israël et ils voulaient les sensibiliser sur les conséquences du programme de départs volontaires. Aman et Mesgen sont bien conscients de la chance qu’ils ont eu de survivre.
Il y a 29 367 érythréens toujours en Israël, selon les dernières données publiées par l’Autorité israélienne de l’immigration et de la population. En décembre dernier, il y avait 1 860 Erythréens et Soudanais vivant dans le centre de détention de Holot pour les immigrants illégaux, selon le journal israélien Haaretz.
En Allemagne, il n’a fallu que quelques mois pour étudier les demandes d’asile d’Aman et de Mesgen. Et le statut de réfugiés avec tous les droits économiques et sociaux afférents leur a été accordé. Dans l’ensemble de l’UE, environ 93 pour cent des demandeurs d’asile érythréens obtiennent une forme ou une autre de protection.
Aman et Mesgen sont actuellement étudiants à plein temps dans une école de langue financée par l’État, et tous deux sont devenus récemment pères pour la première fois. Aman et sa famille vivent dans le centre de Berlin, tandis que Mesgen, son épouse – également réfugiée érythréenne – et leur bébé ont un appartement de deux pièces au sud de la capitale allemande.
Le loyer de leurs deux appartements est payé par le système de protection sociale de l’Allemagne et chacune des deux familles perçoit une allocation d’environ 1000 € par mois.
« Je suis heureux de vivre ici », a récemment déclaré Mesgen sur le parvis d’une église berlinoise fréquentée par une communauté de réfugiés érythréens le dimanche matin : « Ici tout va bien pour nous, grâce à dieu, j’ai eu de la chance ».
3 mars 2017 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Marie Staels