Par Jeremy Salt
Depuis 1918, les gouvernements occidentaux et leurs « alliés » du monde arabe s’efforcent de se débarrasser de la Syrie qui faisait résolument obstacle à leurs ambitions hégémoniques.
La Syrie est tombée. Il ne s’agit pas seulement de Bachar el-Assad ou du « régime ». Les Syriens, qu’ils aient été contre les deux ou qu’ils se soient retournés contre eux à la suite de la victoire du HTS, ne sont que des paratonnerres. C’est la Syrie, elle-même, la véritable cible.
Obstacle résolu aux gouvernements occidentaux et à leurs « alliés » du monde arabe, la Syrie fait l’objet de leurs attaques depuis 1918. Aujourd’hui, cet arc central de la résistance historique à la domination occidentale bien avant qu’il ne fasse partie d’un quelconque « axe », a finalement été brisé.
Le gouvernement laïc a disparu et la Syrie a été reprise par une coalition de groupes armés soudés par Hayat Tahrir Al-Sham (HTS), une excroissance d’Al-Qaïda et de l’État islamique.
Les démonstrations de modération de HTS sont calibrées pour s’assurer le soutien de l’Occident. Certains de ses membres ont même déclaré leur « amour » d’Israël. On ne devrait pas être surpris quand on sait qu’Israël a soutenu les groupes armés en leur fournissant des armes et des soins hospitaliers en Israël dès le début de la guerre de 2011.
Il s’agit néanmoins d’une position étrange pour des combattants censés défendre les intérêts des Arabes et des musulmans.
Le Hezbollah et l’Iran ont désormais perdu le pont terrestre qui les reliait, et les Palestiniens sont plus seuls que jamais. Israël subit désormais encore moins de pression à Gaza, et il ne fait aucun doute qu’il commencera bientôt à coloniser le nord de Gaza et à annexer la Cisjordanie.
Avec l’arrivée au pouvoir de Trump, le soutien des États-Unis sera encore plus total.
Tout le monde se demande comment tout cela a pu se produire et se produire si rapidement. En moins de deux semaines (du 27 novembre au 8 décembre), toute la Syrie est tombée, avec la précision d’une horloge.
Il est difficile de croire que les services de renseignement de la Syrie, de la Russie et de l’Iran n’aient pas vu ce qui se préparait à Idlib, mais une fois l’offensive lancée, ils n’ont pas fait grand-chose pour l’arrêter. La résistance de l’armée syrienne dans tout le pays a été minime, comme si tout cela aussi avait été programmé.
Tayyip Erdogan est la figure de proue des forces qui ont jailli d’Idlib. La Turquie a été le pivot de la campagne contre le gouvernement syrien en 2012. C’est par la Turquie que des djihadistes, tous clones idéologiques de l’État islamique, sont venus du monde entier rejoindre les groupes takfiris en Syrie.
La prise d’Alep est un des principaux objectifs du président turc depuis le début. Lors de la récente offensive, elle aurait été un grand succès en soi, mais elle a été rapidement suivie par la chute de Hama, de Homs et ensuite de Damas, le président Bachar al Assad et sa famille ayant apparemment pris le dernier avion en partance de Damas et ayant maintenant trouvé asile à Moscou.
HTS n’aurait pas pu triompher sans l’aide de la Turquie. Dans le nord-ouest de la Syrie, cette dernière a formé sa propre « armée nationale syrienne ». Toutes les fournitures et le soutien financier à l’« Armée nationale syrienne » sont passés par la frontière turque. Outre le contrôle direct du nord-ouest de la Syrie, HTS gouverne Idlib sous la protection de la Turquie.
Réunis à Astana, la capitale du Kazakhstan, en 2018 et 2020, la Turquie, l’Iran et la Russie se sont accordés sur la nécessité d’une « désescalade » à Idlib, sur le rejet de toutes les tentatives visant à créer de nouvelles réalités sur le terrain en Syrie, sur leur détermination à éliminer le front Al Nusra et tous les groupes associés à Al-Qaïda et à l’État islamique, et sur le fait qu’il ne pouvait y avoir de solution militaire au conflit syrien.
En 2019, les trois gouvernements avaient également exprimé leur « grave préoccupation » face à la « présence accrue et aux activités terroristes » de HTS et des groupes affiliés, soulignant à nouveau leur détermination à éliminer Jabhat Al-Nusra et tous les groupes associés à Al-Qaïda et à l’État islamique.
Il s’est avéré que ces accords ne valaient même pas le papier sur lequel ils étaient écrits, comme le montre la récente « solution militaire » au conflit syrien, sans parler des autres violations.
Au cours de l’année écoulée, il est clair que la Russie a dû prendre une décision difficile concernant la Syrie. Elle est engagée depuis trois ans dans une guerre d’attrition contre l’OTAN et son proxy ukrainien, qui devient de plus en plus dangereuse.
Elle est entourée de bases de l’OTAN, la plus grande de toutes, plus importante que celle de Ramstein en Allemagne, étant en cours de construction dans le sud de la Roumanie. Les populations occidentales qui entourent ses frontières sont préparées à la guerre. Elle est confrontée à une nouvelle menace en Géorgie, où les manifestations antigouvernementales se sont étendues à tout le pays ces dernières semaines.
Selon les ministres du gouvernement et les médias géorgiens, il s’agirait d’une opération de changement de régime comme celle qui a eu lieu en Ukraine.
Dans ce contexte, avec le souci de privilégier le front intérieur, la Russie a décidé qu’elle ne pouvait plus se permettre de soutenir militairement la Syrie. Il est possible qu’un accord ait été conclu avec les États-Unis sur la base d’un retrait russe en Syrie en échange d’un retrait américain en Ukraine. La défection de la Russie a entraîné celle de l’Iran.
Dans ce qui ressemble à des excuses anticipées, le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a déclaré en juillet dernier : « Nous sommes vraiment désolés pour le peuple syrien qui est la cible d’une nouvelle opération géopolitique. Nous considérons qu’il est absolument inadmissible d’utiliser des terroristes comme Hayat Tahrir al-Sham à des fins géopolitiques… ce qui nous importe, ce n’est pas l’image que les gens ont de la Fédération de Russie – ou de moi personnellement – c’est le sort du peuple syrien. Nous ne voulons pas qu’il subisse le même sort que les Irakiens, les Libyens et d’autres nations qui ont été brutalisées par ceux qui voulaient maintenir leur domination ».
En fait, le peuple syrien a déjà subi ce triste sort au cours des terribles premières années de l’attaque contre son pays.
Il faudra du temps pour assimiler cette victoire de l’Occident et de ses alliés du Moyen-Orient, principalement de la Turquie et d’Israël, mais le fait est que la Syrie, qui résistait depuis 1918 à l’hégémonie israélo-occidentale, a finalement été abattue.
L’Occident, par son implication directe et par le soutien de ses alliés et proxys, a finalement réussi à débrancher le cœur physique du Moyen-Orient, ainsi que son cœur culturel et politique. La Syrie, le « cœur battant de l’arabisme », a été neutralisée, pour le moment et peut-être pour longtemps.
L’Occident laïque a soutenu le renversement d’un gouvernement laïc à Damas par les descendants d’Al-Qaïda et de l’État islamique. HTS – anciennement Jabhat Nusra Al-Sham et auparavant le front Al Nusra – prétend être un mouvement différent, malgré le lourd bilan des atrocités commises dans ses rangs.
Abu Muhammad al-Julani, nom de guerre d’Ahmad Husein al-Shar’a, son émir, apparaît désormais devant les caméras dans une veste kaki, bien repassée, qui ressemble aux t-shirts de Zelensky, avec une barbe bien taillée et promettant que tous les groupes ethno-religieux seront en sécurité.
Il est difficile de le croire sur parole. En 2020, les « forces pro-gouvernementales » et HTS ont été accusés par le comité spécial de l’ONU sur la Syrie de violer « de manière flagrante » les lois de la guerre dans la bataille d’Idlib.
Selon le comité, les « terroristes » de HTS ont pillé les maisons des civils et « détenu, torturé et exécuté des civils qui exprimaient des opinions dissidentes, y compris des journalistes. Les femmes qui travaillaient dans les médias ont été doublement victimes ».
HTS a « bombardé sans discrimination des zones civiles densément peuplées, semant la terreur parmi les civils qui vivaient dans les zones tenues par le gouvernement ».
Outre la férocité du régime islamique imposé à Idlib, HTS est sur la liste des organisations terroristes des États-Unis et d’autres pays. Julani lui-même a vu sa tête mise à prix pour 10 millions de dollars par les États-Unis, qui, n’en sont plus à une contradiction près, célèbrent maintenant le renversement du gouvernement syrien par ce qu’ils considèrent officiellement comme une organisation terroriste.
La chute du gouvernement syrien est en effet une énorme victoire pour l’Occident et Israël. L’axe de la résistance a été brisé en son milieu. Il était composé de trois grands ensembles stratégiquement unifiés, il n’en reste plus que deux, qui plus est, coupés l’un de l’autre. Leur efficacité en tant que mouvements de résistance a été considérablement réduite.
Le Hezbollah était déjà gravement affaibli par l’assassinat de ses dirigeants et les pertes subies sur le champ de bataille. Il a été contraint d’accepter un cessez-le-feu alors qu’Hassan Nasrallah s’était engagé à ne pas le faire tant qu’il n’y en avait pas à Gaza.
Dans le contexte spécifique du Liban et dans l’intérêt d’un peuple massacré et chassé de chez lui par Israël, le Hezbollah n’a eu d’autre choix que d’accepter cet accord.
Sans ses alliés et sans ses lignes d’approvisionnement qui traversaient la Syrie en provenance de l’Iran, l’avenir du Hezbollah en tant que mouvement de résistance semble désormais plus libanais que régional. Il peut protéger le Liban contre de nouvelles attaques israéliennes, mais ne peut pas faire grand-chose sur le plan global.
Plus que jamais, les Palestiniens sont livrés à eux-mêmes, si tant est que « plus que jamais » veuille dire quelque chose après les atrocités quotidiennes de l’année écoulée.
Israël a pu commettre un génocide flagrant sans que la Communauté internationale ne bouge un petit doigt, et maintenant, grâce à l’élimination de la Syrie, il jouit d’une liberté de mouvement encore plus grande qu’auparavant. Il est prêt à annexer la Cisjordanie et il ne fait aucun doute qu’il commencera bientôt à coloniser le nord de Gaza.
Il est encore trop tôt pour spéculer sur l’évolution de la situation en Syrie. HTS affirme vouloir établir un gouvernement viable pour l’ensemble de la Syrie, mais compte tenu des fractures qui traversent le pays, cela semble peu probable, même à court terme.
Les politiques anti-YPG/SDF du gouvernement turc, principal soutien de HTS, s’opposent diamétralement au soutien des États-Unis aux Kurdes.
Alors qu’il n’y avait pas de minorités sous le gouvernement syrien, seulement des Syriens d’origines ethniques et religieuses différentes, des gouvernements extérieurs et leurs mandataires takfiris ont délibérément introduit le fanatisme sectaire en Syrie.
Il faut espérer qu’après des années de guerre, de destructions massives et la perte de centaines de milliers de vies, le peuple syrien connaîtra enfin la paix.
L’élimination de la Syrie du « front arabe » est un énorme triomphe pour Israël et l’Occident, et un grand revers dans la lutte permanente contre l’hégémonie américano-israélienne au Moyen-Orient. La crise syrienne met le Moyen-Orient au bord du plus grand bouleversement impérial dans la région depuis que la carte Sykes-Picot a été dessinée en 1916 et mise en œuvre lors de la conférence de San Remo en 1920.
Mais la résistance, endurcie par la violence inouïe du génocide à Gaza se poursuivra sous des formes anciennes et nouvelles sur les fronts palestinien et arabe, comme elle l’a fait après chaque revers au cours des 100 dernières années.
Auteur : Jeremy Salt
* Jeremy Salt a enseigné l’histoire moderne du Moyen-Orient à l’Université de Melbourne, à la Bosporus University à Istanbul et à la Bilkent University à Ankara pendant de nombreuses années. Parmi ses publications récentes son livre paru en 2008 : The Unmaking of the Middle East. A History of Western Disorder in Arab Lands (University of California Press).
9 décembre 2024 – Palestine Chronicle – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet
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