« S’il te plaît … Dis-moi que tu es vivante … »

La Dre Soma Baroud - Photo : autorisation R. Baroud

Par Ramzy Baroud

« Vous continuerez à vivre votre vie avec de nouveaux événements et de nouveaux visages, ceux aussi de vos enfants, dont les rires rempliront vos maisons. » Ce sont les derniers mots que ma sœur a envoyés dans un message à l’une de ses filles.

La médecin Suma Baroud a été tuée le 9 octobre, lorsque des avions de guerre israéliens ont frappé un taxi qui la transportait, ainsi que d’autres personnes, à proximité du carrefour de Bani Suhaila, près de Khan Younis dans le sud de la bande de Gaza.

Je n’arrive toujours pas à savoir si elle se rendait à son travail à l’hôpital ou si elle rentrait chez elle. Est-ce vraiment important ? Sa mort – ou plus exactement son assassinat – s’est produit alors quIsraël a déjà délibérément pris pour cible et tué 986 travailleurs médicaux, dont 165 médecins. La dépêche était suivie de plusieurs noms, et le sien (Suma Mohammed Mohammed Baroud) était le cinquième de la liste… le numéro 42 010 de la liste croissante des martyrs de Gaza.

Je refusais de croire la nouvelle malgré les messages qui circulaient sur les médias sociaux, donnant son nom comme cinquième et parfois sixième sur la liste des martyrs de l’attaque à la bombe de Khan Younis. Je l’ai appelée encore et encore, espérant entendre le clic de la ligne suivi d’un court silence, puis sa voix affectueuse et maternelle qui disait : « Bonjour Abu Sami, comment vas-tu, mon frère ? », mais elle ne répondait jamais.

Je lui demandais en permanence de ne pas s’embarrasser d’un long texte ou d’un message vocal en raison de la mauvaise connexion Internet et des problèmes d’alimentation électrique. « Il suffit d’écrire tous les matins : ‘Nous allons bien’ », lui disais-je.

Elle restait parfois plusieurs jours sans écrire, souvent en raison d’une absence de réseau, puis arrivait un mot qui n’était jamais bref ; elle écrivait des pensées fluides, mêlant sa lutte quotidienne pour la survie, sa peur pour ses enfants, de la poésie, un verset du Coran, ou l’évocation d’un de ses romans préférés, parmi d’autres choses.

Elle me disait à plus d’une occasion : « Tu sais, ce que tu as dit la dernière fois me rappelle le roman ‘Cent ans de solitude’ de Gabriel Garcia Marquez. » Puis la conversation prenait un tour philosophique plus complexe. Je me contentais d’écouter et de répéter : « Oui. Absolument. Je suis d’accord. Totalement. »

Suma était pour nous une personne pleine de vie, et c’est précisément la raison pour laquelle son absence soudaine est si brutale et nous laisse abasourdis. Ses enfants se sont sentis orphelins, même s’ils ont grandi, et mes frères – moi y compris – avons ressenti la même chose. J’ai parlé de Suma comme d’un personnage très important dans mon livre : « Mon père était un combattant de la liberté », car elle était au cœur de notre vie et de notre survie dans le camp de réfugiés de Gaza. Elle était l’aînée et la seule fille, et elle a dû assumer une plus grande part des charges et attentes de la famille que le reste d’entre nous.

Elle n’était qu’une enfant lorsque mon frère aîné Anwar est décédé dans la clinique de l’UNRWA du camp de Nuseirat, faute de médicaments, alors qu’il n’était encore qu’un nourrisson. C’est alors qu’elle a été éveillée à la douleur, le genre de souffrance qui, avec le temps, s’est transformée en un fond de tristesse qui ne l’a jamais quittée, jusqu’à ce qu’elle soit assassinée à Khan Younis par une bombe israélienne fournie par les États-Unis.

Deux ans après le premier décès d’Anwar, mes parents ont eu un autre garçon, également nommé Anwar, pour perpétuer le souvenir du premier. Suma a tout de suite aîmé le nouveau-né et a entretenu une affection particulière pour lui tout au long de ces années.

Mon père a commencé sa vie d’enfant en travaillant, puis il a intégré l’Armée de libération de la Palestine, est devenu ensuite officier de police sous l’administration égyptienne de la bande de Gaza, avant de redevenir simple travailleur parce qu’il a refusé de rejoindre les forces de police de Gaza financées par Israël après la guerre de 1967 connue sous le nom de Naksa (le revers). C’était un homme intelligent, plein de principes, éduqué et autodidacte, qui a fait tout ce qu’il pouvait pour donner à sa petite famille un peu de dignité, et Suma – même lorsqu’elle était une enfant marchant pieds nus – s’est tenue à ses côtés à chaque étape de la route.

Lorsqu’il a décidé de devenir commerçant en vendant les choses les plus diverses mises au rebut en Israël, en les reconditionnant pour les vendre dans le camp de réfugiés, Suma était sa principale assistante. Bien qu’elle se soit rétablie, ses blessures à un doigt – le résultat de l’emballement de milliers de lames de rasoir – restaient un témoignage de la vie difficile qui a été la sienne. Mon père répétait souvent : « Le doigt de Suma vaut plus que mille hommes », pour nous rappeler – à tous les cinq – que notre sœur serait toujours le personnage principal de l’histoire familiale. Et depuis qu’elle était devenue martyre, ce sera pour toujours.

Quelques années plus tard, mes parents ont pu l’envoyer à Alep pour préparer un diplôme de médecine, et elle est rentrée à Gaza, où elle a passé plus de trente ans à traiter la douleur des autres, mais pas la sienne. Elle a travaillé à l’hôpital Shifa, à l’hôpital Nasser et dans d’autres centres médicaux, avant d’obtenir un diplôme de médecine familiale et d’ouvrir sa propre clinique. Elle ne demandait pas d’argent à ceux qui en était démunis et faisait ce qu’elle pouvait pour soigner les victimes de la guerre.

Suma faisait partie d’une génération de femmes médecins qui ont véritablement changé la médecine à Gaza, en s’intéressant de près aux droits des femmes en matière de soins de santé et en élargissant le concept de médecine familiale pour y inclure les traumatismes, en mettant l’accent sur l’importance et la vulnérabilité des femmes dans une société déchirée par la guerre. Lorsque ma fille Zarefah a pu lui rendre visite à Gaza pendant une courte période avant la guerre, elle a raconté : « Lorsque ma tante Suma arrive à sa clinique, un groupe de femmes médecins, d’infirmières et de membres du personnel médical l’entourent avec dévotion ».

Il fut un temps où toutes les combats menés par Suma semblaient enfin avoir porté leurs fruits. Une belle maison familiale à Khan Younis, avec une petite oliveraie et quelques palmiers, un mari aimant et attentionné, professeur de droit puis doyen de la faculté de droit d’une prestigieuse université de Gaza, trois filles et deux fils dont les spécialisations allaient des soins dentaires à la pharmacie en passant par le droit et l’ingénierie.

Même sous le blocus, la vie semblait gérable, du moins pour Suma et sa famille. Il est vrai qu’elle n’a pas été autorisée à quitter Gaza pendant de nombreuses années, nous privant ainsi de la possibilité de la voir pendant tout ce temps, et il est vrai qu’elle a souffert de solitude et d’isolement, ce qui l’a fait se rapprocher du célèbre roman de Marquez, mais au moins son mari n’avait pas été tué ou perdu, sa belle maison et sa clinique étaient toujours debout, et elle vivait et respirait, partageant ses pensées philosophiques sur la vie, la mort, les souvenirs et l’espoir.

Elle m’a écrit en janvier dernier : « Si seulement je pouvais retrouver la dépouille de Hamdi pour lui donner un enterrement digne de ce nom ». C’était après que la nouvelle du meurtre de son époux par un drone israélien à Khan Younis s’est répandue, et elle s’accrochait à l’infime espoir qu’il soit malgré tout vivant, puisque le corps n’avait pas été retrouvé.

Ses enfants, quant à eux, fouillaient les décombres et les débris de la zone où il avait été abattu, dans l’espoir de le retrouver et le mettre en terre dignement, subissant souvent des attaques de drones israéliens alors qu’ils tentaient de récupérer le corps de leur père. Ils s’échappaient, puis revenaient avec leurs pelles pour poursuivre cette tâche exténuante.

La famille de Suma a alors décidé de se disperser entre les camps de déplacés et les maisons de leurs proches dans le sud de Gaza, afin de multiplier leurs chances de survie. Suma était donc constamment en mouvement, parcourant souvent de longues distances à pied, se déplaçant entre les villes, les villages et les camps de réfugiés simplement pour prendre des nouvelles de ses enfants après chaque incursion et chaque massacre.

« Je suis épuisée, tout ce que je veux dans la vie, c’est que cette guerre se termine et que je puisse avoir un nouveau pyjama agréable à porter, mon livre préféré et un lit confortable », me disait-elle. Ces souhaits simples et raisonnables n’étaient semble-t-il qu’un mirage, surtout lorsque sa maison dans le quartier de Qarara à Khan Younis a été démolie par l’armée israélienne le mois dernier.

Elle écrivait alors: « J’ai tant de peine, tout est perdu, trente ans de vie. De souvenirs… de projets. Tout a été transformé en décombres ». Elle poursuivait : « Ce n’est pas une histoire de pierres et de béton. C’est beaucoup plus important. C’est une histoire qui ne peut pas être entièrement racontée, même si j’ai écrit ou parlé longtemps. Sept âmes ont vécu ici. Nous avons mangé, bu, ri, nous sommes disputés, et malgré tous les défis de la vie à Gaza, nous avons réussi à créer une vie heureuse pour notre famille. »

Quelques jours avant son assassinat, elle m’a dit qu’elle dormait dans un bâtiment à moitié détruit appartenant à ses voisins à al-Qarara. Elle m’a envoyé une photo que son fils a prise d’elle assise dans une chaise roulante, dans laquelle elle dormait également au milieu des ruines, et elle avait l’air fatiguée. Très fatiguée. Je n’ai rien pu dire ou faire pour la convaincre de partir ; elle a insisté sur le fait qu’elle voulait voir les décombres de ce qui restait de sa maison. Sa logique n’avait aucun sens pour moi. Je l’ai suppliée de partir, mais elle n’en a pas tenu compte et a continué à m’envoyer des photos de ce qu’elle avait récupéré dans les ruines. Une vieille photo, un petit olivier et un acte de naissance.

Dans ma dernière lettre, quelques heures avant qu’elle ne soit tuée, je lui avais promis qu’une fois la guerre terminée, je ferais tout mon possible pour la dédommager de ce qu’elle avait enduré, et que toute notre famille se réunirait en Égypte ou en Turquie, et que nous la couvririons de cadeaux et d’un amour familial infini. J’ai terminé ma missive par ces mots : « Commençons à y penser dès maintenant, tout ce que tu veux, dis-le moi, j’attends tes instructions ». Mais elle n’a jamais lu mon message.

Je suis resté incrédule, même lorsque son nom était mentionné dans la presse palestinienne comme l’une des victimes du génocide israélien à Gaza ; je continuais à l’appeler et à l’implorer : « S’il te plaît, réponds-moi, Suma, réponds-moi ». Lorsque des images qui circulaient ont montré des sacs mortuaires blancs arrivant à l’hôpital Nasser à l’arrière d’une ambulance, ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai commencé à croire que ma sœur avait bel et bien disparu.

Certains des sacs étaient étiquetés avec les noms d’autres victimes mentionnées sur les médias sociaux, un sac à la fois étant retiré et posé au sol. C’était à chaque fois un groupe de personnes éplorés : hommes, femmes et enfants, qui se précipitaient sur le corps, poussant les mêmes cris de douleur et de désespoir qui accompagnent ce génocide depuis le premier jour.

Puis il y eu un autre sac avec le nom « Suma Mohammed Mohammed Baroud » écrit sur le plastique blanc épais ; ses collègues ont avec douceur soulevé son corps et l’ont placé sur le sol. Comme ils étaient sur le point d’ouvrir le sac pour vérifier son identité, j’ai vite tourné la tête. Je refuse de la voir autrement que comme elle voulait être vue, comme une personne forte qui incarne l’amour, la gentillesse et la sagesse, dont « le doigt vaut plus que mille hommes ».

Mais pourquoi est-ce que je continue à consulter mes messages dans l’espoir qu’elle m’envoie juste un mot me disant que tout cela n’était qu’un énorme et cruel malentendu et qu’elle va bien ?

Ma sœur Suma a été enterrée sous un petit tas de terre quelque part à Khan Yunis. Et tout est tombé dans le silence.

13 octobre 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah

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