Par Ahmed Alsammak
La destruction de l’accès vers l’Égypte depuis le mois de mai empêche les Palestiniens de retrouver leurs proches qui ont fui Gaza.
Lorsqu’on a diagnostiqué un cancer de l’estomac chez Anoud en juillet 2023, elle n’aurait jamais imaginé que son parcours vers la guérison se déroulerait au milieu d’une guerre brutale qui l’arracherait à son mari et à ses deux jeunes filles.
Cet été-là, lorsqu’ils lui ont présenté un plan de traitement, les médecins ont informé Anoud qu’elle devrait se rendre fréquemment en Cisjordanie occupée pour des séances de chimiothérapie, car celles-ci n’étaient pas disponibles dans la bande de Gaza assiégée.
Quelques mois plus tard, la guerre a éclaté à Gaza et l’armée israélienne a renforcé son siège sur l’enclave, bloquant les approvisionnements essentiels tels que l’eau, l’électricité, le carburant, la nourriture et les médicaments de base.
D’innombrables Palestiniens n’ont donc pas eu accès aux traitements nécessaires ou n’ont pas eu la possibilité d’aller les trouver ailleurs.
« Elle était censée voyager pour prendre ses doses, mais elle n’a pas pu le faire à cause de la guerre. Malheureusement, cela a entraîné la propagation du cancer dans son organisme. Son état s’est détérioré au point qu’elle ne peut plus bouger », a expliqué son mari, Ibrahim Rayyan, à Middle East Eye.
Après de nombreux appels, le ministère palestinien de la santé en Cisjordanie a organisé le déplacement d’Anoud en Égypte.
Les autorités égyptiennes rançonnent massivement les Palestiniens qui tentent d’échapper au génocide
Le 17 avril, Anoud s’est mise en route pour le point de passage de Rafah avec Ibrahim et leurs filles, âgées de six et trois ans. Cependant, les autorités égyptiennes les ont informés que son mari et ses enfants n’étaient pas inscrits dans les registres de voyage, ce qui les empêchait de l’accompagner.
N’ayant pas d’autre choix, Anoud a poursuivi son voyage vers l’Égypte avec sa belle-mère, puis s’est rendue à Doha au Qatar pour y être soignée.
Pour réunir la famille, Ibrahim a lancé une campagne de collecte afin de couvrir les 10 000 dollars nécessaires à l’obtention des permis de voyage, qui ont dû ensuite être versés à une agence de voyage affiliée aux services de renseignement égyptiens, Hala Consulting and Tourism Services [véritable organisme de racket – NdT].
Middle East Eye a rapporté en mai que Hala gagnait 2 millions de dollars par jour grâce aux Palestiniens fuyant la guerre à Gaza, où le taux de pauvreté atteindra 64 % en 2023, selon la Banque mondiale.
Le rendez-vous de la famille était prévu pour le 21 mai, quelques jours seulement après l’occupation du point de passage de Rafah par l’armée israélienne, qui a interrompu tous les déplacements à destination et en provenance de Gaza.
« Pourquoi nous ont-ils empêchés de voyager avec maman ? Elle me manque tellement. J’ai tellement besoin d’elle. La guerre est si effrayante sans elle. J’ai besoin de maman », a dit à Middle East Eye la fille d’Anoud, Watin, âgée de six ans, en pleurant.
Rayyan a raconté que ses filles étaient angoissées, demandant constamment des nouvelles de leur mère et se demandant quand Israël rouvrirait le point de passage pour qu’elles puissent être réunies.
« Ce ne sont que des enfants et elles ont besoin d’être avec leur mère. Chaque fois qu’elles entendent des bombardements, elles courent vers moi en disant : ‘S’il te plaît, emmène-nous chez maman. Il n’y a pas de bombardements là-bas’. C’est trop pour moi d’être à la fois père et mère, surtout en temps de guerre », a ajouté Rayyan.
« Anoud me dit toujours qu’elle regrette d’être partie et qu’elle aurait aimé rester à Gaza, même si cela signifiait mourir avec ses filles à cause du manque de traitement. Je fais de mon mieux pour la soutenir. Heureusement, elle va mieux maintenant ».
Alors qu’Israël continue d’occuper des zones stratégiques à Gaza, notamment le corridor de Netzarim, qui traverse le centre de la bande de Gaza, et le corridor de Philadelphie, qui relie la bande de Gaza à l’Égypte, le mouvement Hamas [résistance islamique] a déclaré qu’il n’y aurait pas d’accord de cessez-le-feu sans le retrait complet de l’armée israélienne.
Des marques psychologiques indélébiles
Après six mois de déplacement forcé, vivant dans des tentes et des abris des Nations Unies, Rania, mère de trois enfants, a pris la douloureuse décision de fuir vers l’Égypte avec ses enfants. Cependant, son mari n’était pas en mesure de les accompagner à ce moment-là.
« Cela m’a brisé le cœur de quitter mon père. Il nous rassurait lorsque nous avions peur des bombardements. Mon cœur s’est brisé lorsque notre maison a été bombardée. Je ne sais même pas ce qui est arrivé à Soso, ma tortue. Je pense souvent à elle. Mon lit et mes poupées me manquent. La vie d’avant la guerre me manque », a avoué à MEE Siba, la fille de Rania, âgée de 10 ans.
Bien que l’Égypte soit sûre, les séquelles psychologiques de la guerre persistent. Rania a expliqué que ses enfants sont profondément traumatisés et qu’ils ont peur de tout bruit soudain.
« Ils sont profondément traumatisés. La guerre a laissé des traces psychologiques indélébiles. C’est comme des tatouages. Je pense qu’il n’est même pas nécessaire de demander une intervention psychologique. J’aimerais que le jour du jugement arrive et que toute cette vie soit terminée », a-t-elle ajouté.
Siba et ses frères et sœurs vont maintenant à l’école primaire en Égypte, mais l’adaptation a été difficile.
« Je n’ai pas d’amis ici. Je veux retourner à mon école à Gaza, là où sont mes amis. J’aimais mon école là-bas, parce que papa et maman nous emmenaient acheter notre nouveau sac à dos et notre affaires de classe. Mais je continue d’aller à l’école ici, pour que mes parents soient tranquillisés », a déclaré Siba.
Les communications avec leur père sont sporadiques en raison de l’absence d’Internet dans de nombreuses régions de Gaza, ce qui accroît l’anxiété des enfants.
« Je pense toujours à papa. Je demande toujours à maman s’il a de la nourriture, de l’eau et des chaussures. Je me sens tellement coupable lorsque ma mère cuisine de la moelle farcie, son plat préféré », dit Siba.
Rania a admis que son père manquait tellement à ses enfants qu’ils lui reprochaient parfois d’avoir quitté Gaza sans lui.
« Ils me reprochent d’avoir voyagé sans leur père, comme si c’était moi qui avais décidé de partir sans lui. Je leur dis toujours que c’était notre seule chance de survivre à la guerre. J’essaie de les rassurer, même si mon cœur est brisé et que je tremble sans cesse pour sa sécurité. Nous n’avions pas le choix », a insisté Rania.
« Imaginez que vous deviez être reconnaissants de cette situation difficile en Égypte simplement parce que nous avons réussi à échapper à la guerre après avoir vécu six mois d’enfer à Gaza. »
« J’ai tout perdu »
La disparition du point de passage de Rafah a bouleversé la vie de dizaines de milliers de personnes à Gaza, dont beaucoup ont des besoins dans l’urgence. Parmi eux, Hamza Salha, un ancien étudiant Erasmus qui a passé deux semestres à Malaga, en Espagne.
En janvier, il avait obtenu une bourse pour terminer sa licence en littérature anglaise et commencer un master en Espagne. Mais il n’a pas pu sortir de Gaza après avoir été blessé lors d’une attaque aérienne israélienne qui avait également coûté la vie à son ami le plus cher.
Le point de passage de Rafah étant désormais fermé, la bourse d’études de Hamza a été annulée…
« J’ai enduré la faim, le manque de soins médicaux, le manque d’eau et de tout ce qui est essentiel parce que je me suis accroché à l’espoir d’échapper à la guerre et d’atteindre l’Espagne. Ce n’était pas seulement une bourse, c’était mon seul moyen de survivre et d’assurer mon avenir. Mais je l’ai perdue à cause du bouclage du point de passage », a expliqué Hamza.
« Ce qui est encore plus difficile que de se rendre de Gaza en Espagne, c’est d’essayer de parcourir les 35 km qui séparent Jabalia du sud. Je suis terrifié par les nouveaux points de contrôle militaires israéliens. Ils ont arrêté et tué de nombreux civils, sans discernement », a ajouté Hamza.
« J’ai tout perdu maintenant. C’est l’enfer… »
Auteur : Ahmed Alsammak
* Ahmed Alsammak est un journaliste palestinien originaire de Gaza. Il vit actuellement à Dublin où il poursuit ses études de MBA.Il a été assistant de projet à We Are Not Numbers (WANN), un projet palestinien à but non lucratif dirigé par des jeunes dans la bande de Gaza. Son compte X.
15 septembre 2024 – Middle-East Eye – Traduction : Chronique de Palestine