Par Paul Salvatori
Dans un récent reportage d’Al Jazeera sur Abdullah Al-Husari, un jeune Palestinien tué par les forces israéliennes, son ami le décrit ainsi : “Nous étions toujours ensemble… J’essayais de le convaincre de ne pas se mettre en danger. Mais tous ses amis ont fait le sacrifice de leur vie, ils sont tous devenus des martyrs. Et il n’en pouvait plus de cette vie”.
J’ai été saisi d’une immense tristesse en lisant cela. Mais j’ai ressenti aussi beaucoup d’indignation. J’ai compris tout à coup que les Israéliens ne se contentent pas de dépouiller complètement les Palestiniens. Ils veulent aussi par l’occupation brutale de leur patrie, les démoraliser complètement.
Il ne leur suffit pas de les rendre dociles, craintifs, et incapables de s’opposer à la violence israélienne. Ils veulent aussi les réduire au désespoir. Raji Sourani, un avocat des droits de l’homme qui a passé des années à Gaza (cité par Noam Chomsky dans “On Palestine”), se fait l’écho de ce désespoir :
“La phrase la plus courante que j’ai entendue lorsque les gens ont commencé à parler de cessez-le-feu : Tout le monde dit qu’il vaut mieux que nous mourions tous… Nous n’avons plus aucune dignité, aucune fierté ; nous ne sommes plus que des cibles impuissantes, et nous ne valons rien. Notre situation ne risque pas de s’améliorer suffisamment, alors autant mourir. Je parle des intellectuels, des universitaires, des gens ordinaires : Tout le monde dit la même chose.”
J’hésite à parler de “tragédie”, même si c’en est bien une, dans la mesure où il s’agit d’une effroyable souffrance qui pourrait être évitée. Mais le terme est trop souvent utilisé pour désigner des catastrophes accidentelles (quelqu’un de bien, qui s’endort au volant d’une voiture et qui meurt, c’est une tragédie). Or, la souffrance en question est infligée délibérément, par Israël, bien sûr.
Nous devons prendre leur désespoir au sérieux pour de nombreuses raisons. D’abord, quand les gens sont réduits au désespoir, surtout lorsque sa cause est une terrible injustice (en l’occurrence, l’occupation), ils deviennent violents.
Peut-être pas tout de suite, mais un jour ou l’autre. L’idée qu’une telle situation puisse aboutir à autre chose relève de l’idéalisme bourgeois. Un existentialiste naïf peut entretenir l’idée que la “liberté” est indestructible, mais cela ne correspond pas à la réalité. C’est un vœu pieu, une pensée magique, qui n’a pas grand rapport avec le monde réel.
Le martyr pour le jeune Palestinien représente l’espoir (c’est sans doute troublant mais je me place ici au niveau phénoménologique, je m’intéresse à ce qui se passe dans sa tête, et pas au fait de savoir si le martyr est un objectif louable ou pas).
Il croit que le martyr, le sacrifice de sa vie, le libérera et libérera les autres Palestiniens de l’oppression israélienne. Il sait aussi que son sacrifice lui vaudra tous les honneurs. Cela suffit à le mobiliser.
Il échappe au désespoir en se lançant dans des actions dangereuses qui donnent un sens à sa vie. Il se sent devenir un homme avec une raison de vivre, celle de donner un meilleur avenir au peuple palestinien.
Le philosophe italien Giacomo Leopardi :
“Un jeune qui n’a ni présent ni avenir, c’est-à-dire qui n’a ni moyens de vivre, ni occupation, ni plaisirs, ni vie, ni aucun espoir ou perspective d’avenir, doit être profondément malheureux et désespéré, manquer totalement de goût de vivre, avoir terriblement peur de ce qui va lui arriver. Un jeune n’a pas un long passé. Et c’est terrible quand le court passé qu’il a, ne sert qu’à l’attrister et à lui briser le cœur.”
Bien que Leopardi ait écrit cela au début du 19ème siècle en Italie, il capture l’expérience de nombreux jeunes Palestiniens d’aujourd’hui. Non seulement, étant donné le temps relativement court qu’ils ont passé sur terre, les jeunes ont en général peu de souvenirs dont ils puissent tirer consolation, mais ceux de ces jeunes sont traumatiques : ce sont des souvenirs d’événements horribles, provoqués par la brutalité implacable d’Israël.
C’est comme s’ils étaient coincés dans une sorte de “no man’s land”. Qu’ils regardent derrière ou devant, ils ne voient qu’une étendue d’horreurs, sans espoir d’en sortir. Réduits à pareille extrémité, il ne leur reste que deux options : se tuer ou tuer d’autres personnes.
On voudrait ne pas avoir à faire un constat aussi terrible. Tuer est intrinsèquement mauvais. Tuer sape l’amour, la communauté et les liens qui, à un niveau fondamental et spirituel, nous unissent tous.
Mais le fait que tuer soit mal ne signifie pas que les gens ne le feront pas, ni qu’ils ne puissent pas considérer que cela a une certaine utilité – qu’elle soit personnelle (par exemple, pour se racheter) ou politique (par exemple, pour racheter son peuple).
C’est précisément la raison pour laquelle les gens commettent ce qu’ils savent être un “mal nécessaire”. Cela cause de la souffrance, comme la mort de civils innocents, mais à un certain point de désespoir, cela ne pèse pas lourd en face de la valeur suprême, incorruptible, au nom de laquelle le martyre est consumé.
Pour le martyr palestinien, il s’agit tout simplement de la Palestine. Son existence (en tant que nation, culture, façon d’être dans le monde, etc.) n’est pas négociable. De fait, plus son existence est menacée, plus elle est abandonnée par la Communauté internationale, plus la forme d’action que le martyr choisira sera violente.
Pouvons-nous évoluer vers un monde, un monde meilleur, où il n’y aurait plus besoin de martyrs ? Pas tant qu’il n’y aura pas de justice pour le peuple palestinien.
Contrairement à ce qui s’est passé pour les tentatives précédentes, comme les Accords d’Oslo, la vraie justice serait de faire passer au premier plan le droit à l’autodétermination des Palestiniens (une perspective “effrayante” pour ceux qui veulent continuer à opprimer les Palestiniens), ainsi que la mise en œuvre de solides mécanismes juridiques notamment, pour garantir la protection de ce droit.
Si les Palestiniens obtenaient cela – et cela fait longtemps qu’ils devraient l’avoir obtenu -, ils seraient libérés du joug israélien. En plus d’être dans le déni de l’insupportable régime colonial des colons, la Communauté internationale ne se rend pas compte de la manière dont cela affecte les Palestiniens, dans leur humanité même.
Tant que les droits des Palestiniens ne seront pas reconnus, la violence continuera malheureusement. Et je dis malheureusement, non pas parce les Palestiniens n’ont pas le droit de résister, mais parce qu’ils ne devraient pas être obligés de le faire pour mettre fin au génocide dont ils sont victimes.
Ils ont droit à une vie digne et libre, où le désespoir – engendré par un régime oppressif – ne contraint pas les jeunes à tuer.
Il ne s’agit pas d’une situation irréversible. Le désespoir n’a pas une cause mystérieuse, il est le symptôme du régime répressif israélien et il peut être éliminé. Mais cela implique de mettre fin aux méfaits de l’occupation, et pas seulement de les atténuer.
La violence se poursuivra tant qu’Israël – guidé par une idéologie raciste – continuera à traiter les Palestiniens comme une “menace terroriste”, les rabaissant dans tous les domaines de la vie.
La communauté internationale doit cesser de défendre Israël et se solidariser avec la Palestine. On est soit pour, soit contre la libération de la Palestine. La “neutralité” mène, au mieux, à l’inaction, et cela revient finalement à soutenir l’occupation. Mettre fin à l’occupation nécessite au contraire de passer à l’action pour démanteler totalement tout ce qui la constitue – des lois et des systèmes judiciaires injustes aux checkpoints et aux développements des colonies.
Tout le monde peut participer à l’action, quelle que soit sa religion. Il ne faut pas croire au mensonge d’Israël, selon lequel si on est “juif”, on ne doit pas y participer. Il n’y a rien de juif dans le fait de favoriser l’oppression, et le suggérer est purement et simplement de l’antisémitisme, une chose qu’Israël n’admettra jamais.
Personne ne souhaite faire couler le sang quand la paix règne. Il est toutefois essentiel de reconnaître que, pour qu’elle règne, nous tous, Palestiniens ou autre, nous devons d’abord être libérés de la brutalité et de l’oppression.
Ces terribles conditions de vie poussent les gens à tuer. Aucun jeune ne devrait jamais être soumis à une telle pression. Aucun jeune ne devrait jamais être forcé de devenir un martyr.
Auteur : Paul Salvatori
* Paul Salvatori est un journaliste, travailleur communautaire et artiste basé à Toronto. Une grande partie de son travail sur la Palestine implique l'éducation du public, par exemple à travers sa série d'interviews récemment créée, "Palestine in Perspective" (The Dark Room Podcast), où il s'entretient avec des écrivains, des universitaires et des militants. Son compte facebook
17 avril 2022 – The Palestine Chronicle – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet