Par Abdel Bari Atwan
Suite à la destruction d’un avion de reconnaissance militaire russe au large de Lattaquié et à la mort des 15 membres de l’équipage, dans la foulée de la signature de l’accord de paix d’Idlib prévoyant la création d’une zone tampon et le retrait des armes lourdes des factions d’opposition, trois questions importantes se posent :
– Premièrement, quel est l’état de la relation “spéciale” entre la Russie et Israël après la destruction de l’avion, pour lequel le ministre russe de la Défense, Sergueï Shoigu, a déclaré que Tel-Aviv était pleinement responsable et l’a menaçé de représailles.
– Deuxièmement, quel est l’avenir de l’accord de paix d’Idlib signé à Sotchi par les présidents russe et turc, ses perspectives de succès ou d’échec, et les conséquences à prévoir selon ce qui va suivre.
– Troisièmement, dans quelle mesure [la destruction de l’avion russe] affecte-t-elle les relations politiques entre la Russie et la Syrie, pour le meilleur ou pour le pire.
Sur le premier point, on peut dire que les relations russo-israéliennes sont entrées dans une période de tension, à la lumière du communiqué du ministère russe de la Défense et du refus d’Israël de présenter ses excuses pour son rôle délibéré dans la destruction de l’avion russe, plaçant délibérément ce dernier sur la trajectoire des missiles de la défense aérienne syriens ou ne le prévenant pas suffisamment tôt pour qu’il puisse quitter la zone.
Le président Poutine ne décide jamais à la va-vite. Les expériences antérieures, en particulier la destruction en novembre 2015 d’un jet russe Sukhoi par un F-16 turc, montre qu’il prend son temps pour répondre. Mais en fin de compte, il obtient le prix qu’il veut, et qui est beaucoup plus que des excuses – en l’occurrence, éloigner la Turquie de l’OTAN et créer des tensions dans ses relations avec les États-Unis.
L’opinion publique arabe, extrêmement favorable à Poutine, l’a vivement critiqué pour ne pas avoir fait abattre les quatre avions de guerre israéliens – qui ont violé l’espace aérien syrien et attaqué des cibles militaires près de la base aérienne russe de Hmeimim, ou du moins l’une d’elles – que ce soit directement ou en fournissant à présent à l’armée syrienne des missiles S-300 ou S-400.
Israël a joué un sale tour à son “allié” russe, a montré du mépris pour sa réaction et a embarrassé ses dirigeants face à son peuple et face à ses alliés. Nous ne pensons pas que ces provocations resteront impunies, le minimum étant de limiter d’une manière ou d’une autre les activités militaires israéliennes en Syrie.
En ce qui concerne la deuxième question sur l’accord de Sotchi pour Idlib, ses perspectives de succès semblent limitées. Cet accord a peut-être retardé de quelques semaines la solution militaire syro-russe et donné au président turc le temps de chercher une solution pacifique. Mais finalement, cela n’empêchera pas l’offensive. Une attaque visant à replacer Idlib sous souveraineté syrienne peut s’avérer inévitable.
En prenant en compte des expériences comparables et antérieures en Syrie, on peut dire que la Russie poursuit une politique par étapes. Elle a mis au point les accords de désescalade à la conférence d’Astana et les a rapidement mis en œuvre dans quatre régions du pays : Ghouta, Deraa, Alep et Idlib. Mais au bout du compte, elle a mis ces accords sur la touche et a eu recours à la solution militaire dans les trois premiers cas. Nous ne pensons pas que la région d’Idlib fera exception.
Dans le dernier accord, le président Erdogan a accepté de prendre des mesures comportant des risques, comme séparer les factions désignées comm eétant terroristes de celles présentées comme modérées, et les priver de leurs armes lourdes. Ces engagements sont difficiles à appliquer sur le terrain. L’organisation Tahrir ash-Sham et les factions qui lui sont alliées ont fait savoir leur refus de rendre leurs armes lourdes. Ils se sont retranchés au cœur de la ville et à des endroits stratégiques en prévision de pouvoir résister aux assauts. De plus, il est douteux qu’il y ait suffisamment de temps pour mettre en place avant la date limite du 10 octobre, la zone tampon proposée. Erdogan va-t-il utiliser la force militaire pour relever ce défi ?
Les Russes comptent en vérité sur un échec des Turcs à Idlib. Ils ont déclaré à leurs homologues syriens: « Cela ne nous fait aucun mal d’accepter le plan des Turcs qui vise à gagner du temps et à imposer un cessez-le-feu. Même si l’accord est un échec, nous aurons gagné une zone de 20 km sans avoir tiré une seule balle et obtenu la validation turque pour un assaut militaire. Nous avons placé la bombe dans leurs mains et juste sommes assis à attendre. Une solution militaire est en dernier ressort inévitable. »
Sur le troisième point, il convient de noter qu’il n’y a eu aucun coup de fil entre le président syrien Bachar al-Assad et son homologue russe après l’incident de la destruction de l’avion. Cela a été confirmé par le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov. Nos sources bien informées disent que les Syriens et les Iraniens ont été choqués de se rendre compte de l’ampleur de la coordination opérationnelle entre la Russie et Israël en Syrie et de l’échec des défenses aériennes russes pour contrer les avions israéliens proches de leur base aérienne.
La raison pour laquelle il n’y a pas eu de contact téléphonique entre le président russe et le président syrien pourrait être qu’ils attendent une réunion en vis à vis pour discuter en profondeur des frappes aériennes répétées d’Israël contre la Syrie, au nombre de 210 au cours des 18 derniers mois. Il se peut aussi qu’une délégation militaire russe de haut niveau se rende à Damas. Les Syriens pensent qu’il est grand temps de leur fournir des missiles de défense aérienne avancés qui pourraient abattre les avions israéliens qui violent l’espace aérien de leur pays.
Il se pourrait que le dernier raid israélien sur des cibles militaires syriennes dans la région de Lattaquié ait un effet plus positif que négatif – à la fois en provoquant un changement dans les relations russo-israéliennes et en renforçant le partenariat tripartite russo-iranien-turc.
Les déclarations faites mercredi par le conseiller d’Erdogan, Yasin Aktay, à l’agence de presse Anadolu sont révélatrices à cet égard. Il a accusé Israël d’essayer de saboter le climat positif qui s’est développé à Idlib et a déclaré qu’Israël était déterminé à affaiblir et à déstabiliser le pays et à maintenir la guerre et les massacres, qu’il soit gouverné par Asad ou par quiconque. Cela signifie beaucoup de la part d’un conseiller qui s’exprime peu sur la Syrie et qui est considéré comme l’un des faucons de l’entourage d’Erdogan sur le dossier syrien.
On peut s’attendre à de nombreuses surprises dans les semaines à venir dans toutes les interactions entre la Syrie, Israël, la Russie, la Turquie et l’Iran. Et nous ne pensons pas qu’elles seront favorables à Tel Aviv. En provoquant la destruction de l’avion russe et en traitant avec arrogance et de haut Poutine, Israël a peut-être commis l’une de ses plus grandes erreurs.
* Abdel Bari Atwan est le rédacteur en chef du journal numérique Rai al-Yaoum. Il est l’auteur de L’histoire secrète d’al-Qaïda, de ses mémoires, A Country of Words, et d’Al-Qaida : la nouvelle génération. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @abdelbariatwan
20 septembre 2018 – Raï al-Yaoum – Traduction : Chronique de Palestine