Par Haidar Eid
Guerre après guerre, Israël a lentement mais sûrement normalisé la violence génocidaire contre le peuple palestinien.
« La réalité des camps de concentration ne ressemble en rien aux images médiévales de l’enfer » – Hanna Arendt
En février 2008, Matan Vilnai, alors vice-ministre israélien de la défense, a menacé les Palestiniens de Gaza d’un « holocauste ». « Ils s’attireront une shoah encore plus grande parce que nous utiliserons toutes nos forces pour nous défendre », a-t-il déclaré dans une interview accordée à la station de radio de l’armée israélienne, en utilisant le mot hébreu pour holocauste.
Il est important de rappeler cette déclaration aujourd’hui, alors que des militants et des analystes sont critiqués pour avoir comparé ce qui arrive actuellement à la population de Gaza à ce que les juifs d’Europe ont subi aux mains des nazis au siècle dernier.
Le mot « shoah » n’est jamais utilisé en Israël en dehors des discussions sur l’extermination des juifs par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. De nombreux Israéliens, en particulier les sionistes, ont beaucoup de mal à accepter qu’on l’utilise pour qualifier d’autres génocides.
Pourtant, le vice-ministre a décidé de menacer les Palestiniens d’une « shoah ». Il est clair qu’il savait à quoi il faisait référence et qu’il n’a pas mâché ses mots.
En décembre 2008, dix mois après l’interview de Vilnai, les forces d’occupation israéliennes ont lancé un assaut militaire massif sur la bande de Gaza qui a duré 22 jours. Israël a tué plus de 1400 personnes au cours de cet assaut, dont une écrasante majorité d’enfants et de femmes.
À l’époque, personne ne faisait référence au mot « interdit ». Personne n’a osé comparer l’opération militaire, grotesquement baptisée « Plomb durci », à la « shoah ».
La soi-disant « communauté internationale » n’a rien fait pour protéger les civils palestiniens. Tout comme elle n’a rien fait à la fin des années 1930, lorsqu’elle s’est tenue à l’écart et a regardé sans rien faire, refusant de donner refuge aux civils innocents qui fuyaient les massacres perpétrés par le régime monstrueux des nazis.
Les criminels de guerre nazis ont agi en toute impunité pendant une longue période, comptant sur le soutien des Allemands ordinaires et l’indifférence de la « communauté internationale », qui a facilité ce que la regrettée philosophe Hannah Arendt a appelé « la banalité du mal ».
De ce fait, les nazis se sentaient à l’aise pour répéter les mêmes crimes encore et encore. Les actes des officiers nazis semblaient alors «terrifiants de normalité ». Arendt a décrit les actions d’un bureaucrate nazi : il a commis des crimes « dans des circonstances telles qu’il lui était pratiquement impossible de savoir ou de sentir qu’il faisait quelque chose de mal ». Les nazis ont tué et n’ont éprouvé aucun remords par la suite.
De nos jours, nous décririons cela comme la normalisation des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. En Palestine, nous assistons actuellement à la normalisation du génocide, du nettoyage ethnique et de l’apartheid.
Parce que le bain de sang commis en 2008 par l’Israël de l’apartheid n’a pas été pris au sérieux par l’ONU, le Conseil de sécurité de l’ONU, l’Union européenne et les mondes arabe et musulman, le siège et le massacre des Palestiniens de Gaza dans un camp de concentration sont devenus « normaux » ou, comme l’aurait dit Arendt, « banals ».
En conséquence, Israël a trouvé facile de répéter le bain de sang en 2012, 2014, 2021 et aujourd’hui en 2023 – tout en maintenant le siège hermétique et médiéval imposé en 2006.
Les massacres de civils et les coupures d’électricité, de nourriture, d’eau, de médicaments, d’Internet, de communications et d’autres biens et services essentiels sont devenus « normaux ». Les Palestiniens de Gaza sont, après tout, des « animaux humains » – comme l’a dit franchement l’actuel ministre israélien de la défense, Yoav Gallant – et leur mort ne suscite aucun remords.
En normalisant la violence génocidaire, Israël a été aidé et encouragé par l’Occident colonial.
Cela n’est guère surprenant compte tenu des antécédents des pays occidentaux qui ont mené des guerres dans le monde entier, de l’Asie à l’Afrique en passant par l’Amérique latine, détruisant au passage les cultures et les civilisations indigènes. Ces pays ont commis des crimes odieux dans le cadre de la « mission civilisatrice » de l’homme blanc.
Dans le monde arabe, ils ont également maintenu un projet impérialiste qui avait deux objectifs : d’une part, protéger les intérêts occidentaux en gardant les champs de pétrole et en écrasant les sentiments nationalistes qui se développaient ; d’autre part, gérer le complexe de culpabilité libéral concernant le pire pogrom commis au 20e siècle, à savoir la « shoah ».
C’est pourquoi la « shoah » de Gaza est tolérée. Les Palestiniens à la peau brune de Gaza ne pèsent pas sur la conscience libérale occidentale, et la mort « banale » de plus de 22 000 Palestiniens aux mains d’une armée génocidaire ne menace pas les intérêts occidentaux dans le monde arabe. C’est pourquoi le Conseil de sécurité des Nations unies n’a pas réussi à imposer un cessez-le-feu à Gaza.
Faut-il comprendre que le génocide israélien de Gaza est acceptable, c’est-à-dire « normal » pour l’Occident ? Que le Conseil de sécurité de l’ONU ne voit pas l’urgence d’un cessez-le-feu total maintenant ? Que le Conseil de sécurité des Nations unies n’est qu’une extension du Département d’État américain ?
Malheureusement, la réponse à toutes ces questions est oui.
Le fait que nous nous trouvions aujourd’hui dans cette réalité génocidaire ne signifie pas qu’il n’y a pas de possibilité d’un autre ordre mondial avec une meilleure ONU où tous les votes sont égaux.
Les rassemblements pro-palestiniens auxquels ont participé des millions de personnes descendues dans la rue aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Afrique du Sud, en Espagne, au Maroc, en Indonésie, en Malaisie, au Yémen, en Jordanie, en Italie, au Chili, en Argentine, en Colombie et ailleurs, ainsi que les décisions réfléchies prises par les gouvernements du Belize, de la Bolivie, de la Colombie, du Chili et de l’Afrique du Sud, entre autres, montrent que le monde veut et peut être différent.
Il n’est pas trop difficile d’imaginer un avenir proche où règnent l’égalité et le respect réel des droits de l’homme pour tous les êtres humains, indépendamment de leur race, de leur religion, de leur sexe et de leur appartenance ethnique.
Le poète allemand Bertolt Brecht a dit ceci à l’une des époques les plus sombres de l’histoire de l’humanité :
Dans les temps sombres
Y aura-t-il aussi des chants ?
Oui, il y aura aussi des chants.
À propos des temps sombres.
Auteur : Haidar Eid
* Haidar Eid est écrivain et professeur de littérature postcoloniale à l’université Al-Aqsa à Gaza, après avoir enseigné dans plusieurs universités à l’étranger.Vétéran dans le mouvement des droits nationaux palestiniens, c’est un commentateur politique indépendant, auteur de nombreux articles sur la situation en Palestine.Son compte twitter.
30 décembre 2023 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine