Par Hassina Mechaï
Soumaya est cadre dans une entreprise responsable de la sécurité de l’aéroport Charles de Gaulle. Musulmane, mère d’une petite fille, elle voit du jour au lendemain sa vie bouleversée lorsqu’elle est licenciée après avoir subi une perquisition administrative.
Sur la base d’une dénonciation anonyme sans doute due à un collègue envieux, Soumaya voit son appartement forcé, fouillé et saccagé par les forces de l’ordre. Sa pratique religieuse, ce voile qu’elle ôte en entrant au travail, ce badge qu’elle aurait prêté à un collègue lui aussi suspect, tout cela a suffi pour se voir suspectée.
À travers le cheminement humain, professionnel et judiciaire de Soumaya, les réalisateurs Ubaydah Abu-Usayd et Waheed Khan font le portrait d’une France plongée dans l’état d’urgence.
Instauré au soir même des attentats du 13 novembre 2015, l’état d’urgence est un ensemble de mesures administratives dont les plus visibles ont été la perquisition de domicile et l’assignation à résidence – tout cela sans l’intervention en amont d’un juge judiciaire gardien des libertés publiques.
Tiré d’une histoire vraie, le film dresse aussi une galerie de portraits, donnés comme autant d’archétypes ou parcours de vie : la mère inquiète, qui appelle sa fille à la discrétion ; le bagagiste revenu à l’islam par l’intermédiaire de son épouse convertie ; l’avocat issu de l’immigration, écartelé entre son désir d’intégration et l’injustice qu’il observe ; l’imam qui voit sa mosquée perquisitionnée sur la base de faits ténus.
Soumaya est le premier film qui donne le point de vue des victimes de l’état d’urgence en France. Pourtant, il n’a pas encore trouvé de distributeurs. Confirmation par le réel d’une situation que les réalisateurs s’emploient justement à démontrer dans leur fiction : celle d’un pays qui ne veut pas voir les dégâts humains provoqués par l’état d’urgence.
Middle East Eye : Pourquoi et comment en êtes-vous arrivés à travailler sur ce sujet ?
Ubaydah Abu-Usayd : Un an après l’instauration de l’état d’urgence, dans le cadre de mon travail, j’ai été amené à filmer le témoignage d’une femme qui avait été perquisitionnée. Cette femme, musulmane, vivait seule avec sa fille, comme Soumaya dans le film.
En l’écoutant, choqué par ce qu’elle racontait, j’ai noté que j’avais été assez étranger à ce qui s’était passé avec l’état d’urgence, que je n’en avais pas mesuré les conséquences concrètes sur les familles et les personnes.
Les seuls éléments qui étaient apparus dans la presse, au début du moins, donnaient une vision des choses très caricaturée. Mais la parole des personnes perquisitionnées ou assignées n’avait pas été recueillie ou prise en compte, sinon par des associations de défense ou des médias alternatifs.
Waheed Khan : L’histoire de cette femme, en soi, était assez simple. Mais la densité humaine de ce qui lui était arrivé était évidente. Il me semblait intéressant d’aborder cela par un autre moyen que le simple témoignage ou reportage. La fiction, basée sur des éléments factuels réels, m’a semblé un bon moyen. D’abord sous forme de série, puis le long-métrage s’est imposé.
MEE : Pourquoi dites-vous être resté étranger à ce qui s’est passé durant l’état d’urgence ?
UAU : Je veux dire par là que si j’entendais parler de cette situation, je ne m’étais pas placé du point de vue de ceux qui ont vécu cet état d’urgence. Sur les plus de 4 000 personnes perquisitionnées, dont plus de 2 500 pour le seul mois qui a suivi les attentats de novembre 2015, seuls quelques cas étaient visibles.
On ne s’était pas rendu compte de l’impact que cela a eu sur l’entourage de ces gens, leur famille, enfants et conjoints, amis, travail. On savait sans savoir. Le processus aussi qui avait amené à considérer un citoyen comme dangereux, cela du jour au lendemain, posait question.
MEE : Pourquoi cette forme narrative et fictionnelle ?
WK : Pour la simple raison qu’il nous semblait que c’était la meilleure forme pour incarner le personnage, l’humaniser et l’inscrire dans une réalité qui la dépassait. Puis la fiction nous a permis d’aborder qu’autres questions, la relation entre Soumaya et sa mère, avec son frère aussi, ses collègues, sa foi.
Nous avons suivi une narration chronologique, des accusations de radicalisation au procès. C’est le fil rouge de la narration qui pouvait aider le spectateur à suivre ce cas emblématique.
MEE : Mais Soumaya est-elle emblématique des personnes perquisitionnées ? Dans votre film, elle est ce qu’on pourrait appeler un modèle d’intégration, responsable d’un service, s’exprimant dans un français parfait, sachant se défendre à égalité avec l’administration ou la justice…
UAU : Je ne peux pas parler de ce que j’ignore. Le personnage de Soumaya ressemble un peu à des gens que je connais et côtoie. Le scénario est co-écrit avec mon épouse, laquelle a pu rencontrer les mêmes difficultés dans son travail de cadre que Soumaya dans le sien.
Mais nous avons aussi montré des gens qui, contrairement à Soumaya, ne pouvaient pas se défendre aussi bien qu’elle car ils appartenaient à des classes plus défavorisées. Son collègue bagagiste par exemple, l’imam aussi, qui ont tous deux subi les conséquences de l’état d’urgence.
WK : Je viens de la pure fiction. J’ai donc abordé cette histoire sous cet angle fictionnel. J’avoue avoir également été étonné par l’ampleur qu’avait pris l’état d’urgence et le nombre de personnes à avoir subi cette discrimination, du jour au lendemain. Il m’a semblé qu’il y avait là un message fort, car humain, à faire passer. Mais il fallait le faire passer à travers les codes classiques du film.
Nous avons eu aussi à subir les contraintes du budget. Mais ce film reste une performance, compte tenu des problèmes rencontrés : des acteurs qui avaient peur de jouer dans un film portant sur un tel sujet, peur pour leur carrière notamment.
Nous sommes heureux du résultat car des personnes qui elles ont été touchées par l’état d’urgence nous ont dit, lors des projections publiques que nous avons faites, que ce film était proche de ce qu’elles avaient pu ressentir et surtout, que ce film était important.
MEE : Pour le financement, comment avez-vous procédé ?
UAU : Pour avoir travaillé dans le milieu du cinéma, je sais comment fonctionne le circuit de financement. Cela suppose souvent de présenter des sujets qui rentrent dans le moule d’une certaine représentation installée depuis très longtemps dans le cinéma français.
Il y a notamment cette représentation du musulman pratiquant qui est soit un ignorant soit une menace. Ce simplisme, c’est ce que je reproche à beaucoup de films, français ou hollywoodiens. Un exemple frappant est celui du dernier film des frères Dardenne, Le Jeune Ahmed, qui dépeint un jeune garçon frénétiquement religieux avec lequel il est littéralement impossible de dialoguer.
WK : Nous avons réussi à faire ce film avec très peu de moyens, en nous démultipliant, c’est-à-dire que nous étions à la fois dans l’écriture, le tournage, le montage, la direction d’acteurs.
Pour financer Soumaya, nous avions d’abord lancé un financement participatif, relayé par les canaux de communication du CCIF [Collectif contre l’islamophobie en France]. Malheureusement, ce financement participatif n’a pas fonctionné, mais un des donateurs du CCIF, tout en voulant rester anonyme, a trouvé le projet intéressant et nous a facilité la plupart des dépenses. Le reste a reposé sur la contribution généreuse des comédiens et de l’équipe polyvalente.
Ce qu’on a le plus apprécié, c’est que ce donateur nous a fait confiance et qu’il a découvert le film en même temps que tout le monde. D’autres gestes de solidarité ont permis au film de se faire, car beaucoup ont compris l’importance du sujet. Soumaya présente un autre point de vue. C’est peut-être pour cela que nous avons eu tant de mal à le financer et à le montrer.
MEE : À ce propos, pourquoi le cinéma Le Grand Rex a-t-il annulé la projection de votre film ?
UAU : Nous avions réservé Le Grand Rex pour une projection publique en décembre 2018. L’accord de principe était établi, avec versement d’un acompte. Les responsables du Grand Rex nous avaient simplement demandé le synopsis et le titre.
Mais lorsque nous avons sorti la bande-annonce en février, la fachosphère s’est agitée autour de ce film et sa projection. Peu après, un courrier d’annulation formel nous est parvenu de la part du Grand Rex, avec le chèque d’acompte.
Quand nous avons appelé le directeur, il nous a répondu que Le Grand Rex ne programmait pas de films indépendants – ce qui est faux. D’ailleurs dans ce cas-ci, il s’agissait d’une privatisation de la salle, donc on aurait pu projeter ce qu’on voulait, même un film de vacances…
L’affaire a été portée en justice, en référé. Devant le tribunal, nous avons appris la vraie raison de l’annulation, qui est que Le Grand Rex refuse de programmer des films « à caractère politique ou confessionnel ». Pour nous, c’est exactement la définition de la censure.
MEE : Est-ce que le fait que le CCIF vous ait aidés a pu, à votre avis, peser sur cette décision ?
UAU : Je n’aurais eu aucune réticence à ce que le film soit épaulé par une autre ONG, que ce soit la LDH [Ligue des droits de l’homme] ou Amnesty International. Donc quand on soulève cette question, je retourne l’argument : où est le problème ?
Le CCIF était au plus proche des personnes qui ont subi les conséquences de l’état d’urgence, et c’est toujours le cas d’ailleurs.Gilets jaunes
Ensuite, la personne qui a financé le film n’a découvert celui-ci qu’à la fin, en même temps que les journalistes lors de la projection presse. Nous avons eu une liberté totale, artistique comme dans l’écriture. Le sujet de l’état d’urgence n’a pas été assez traité et si ce film est qualifié de « militant », tant pis, ou tant mieux.
WK : Nous avons été surpris par l’accueil du film ; des personnes touchées aux larmes dans les projections. Nous en sommes déjà heureux. Certes ce fut difficile, nous n’avons toujours pas de distributeur, des problèmes comme avec Le Grand Rex sont rencontrés, mais le film est fait.
Pour les projections presse, certains médias ne se déplacent pas, mais pour ceux qui font l’effort, le film est bien accueilli. Bon, certes, nous avons pu être accusés d’avoir fait un film « irresponsable ». La fachosphère nous accuse d’avoir fait un film larmoyant, qui accuserait la France d’avoir ciblé les musulmans.
Mais ce que nous disons est que les victimes de l’état d’urgence ont été oubliées et que le système judiciaire français a aussi été touché par les injustices commises alors. Le mouvement des Gilets jaunes a un peu reposé la question car en dehors des musulmans, d’autres ont été touchés par l’arbitraire.
Au-delà de l’état d’urgence, nous voulions montrer autre chose de la communauté musulmane. Raconter ce qu’elle est, au-delà des clichés et fantasmes. En outre, nous avons fait le choix de sous-titrer le film en anglais pour qu’il trouve un écho dans d’autres pays, anglophones et arabes. C’est un film que nous avons voulu pédagogique, qui doit faire du bien aux gens. Il apporte de la nuance là où il n’y en a pas.
MEE : Vous faites le portrait d’une communauté musulmane établie, enracinée dans la société française et vivant des conflits générationnels, notamment entre Soumaya et sa mère…
UAU : Pour vous mettre dans la confidence, mes parents et ceux de Waheed ont eu la même réaction que ceux de Soumaya ; pour eux, ce film peut nuire à notre carrière, et il vaut mieux rester discret avec ces sujets – ce que dit la mère de Soumaya à sa fille quand celle-ci décide de porter l’affaire en justice et défendre ses droits.
Nous avons décrit des musulmans en complexité et pour nous, la complexité, c’est le droit de changer d’avis – loin des clichés des musulmans monolithiques, seulement expliqués par leur culture ou leur foi. Ce sont aussi des êtres pris dans une réalité sociologique, psychologique, des liens familiaux.
MEE : Une scène emblématique oppose Kaïs, l’avocat de Soumaya, à un bagagiste perquisitionné car il faisait sa prière durant sa pause. Pour le bagagiste, les attentats sur le sol français sont aussi la conséquence de la politique étrangère française. Propos inacceptables pour Kaïs, qui y voit une forme d’apologie du terrorisme…
UAU : Nous voulions montrer la complexité du problème. Quand [l’essayiste Michel] Onfray, dans l’émission « On n’est pas couché », face à [l’écrivain et réalisateur] Yann Moix, explique que ce qui arrive en France est la conséquence « néocolonialiste » d’une « politique étrangère islamophobe » qui « tabasse les musulmans partout dans le monde » (il emploie tous ces termes), on ne l’a pas accusé d’apologie du terrorisme.
Pourtant ce qu’il dit, pour une fois, est assez juste, mais lorsqu’un musulman fait la même analyse, il est accusé de justifier les attentats.
Il nous fallait montrer que la radicalisation prend racine dans un terreau social et politique et que l’expliquer par le seul fait religieux est un peu trop simple.
Il était également hors de question pour nous de faire de Soumaya un personnage larmoyant ; elle se bat, elle refuse toute haine aussi, même si elle défend ses droits. Lors du procès, Soumaya le dit bien, « ce n’est pas moi la victime, c’est vous », cela en s’adressant à l’institution judiciaire et aux personnes présentes. C’est cela aussi le but de ce film, montrer que l’état d’urgence a également fait du mal à la société française, à la cohésion sociale.
Soumaya entame une tournée nationale le 6 septembre 2019. Sans distributeur, le film sera projeté dans certains cinémas qui acceptent de prêter ou louer, le temps d’une séance publique, leurs salles de projection.
Auteur : Hassina Mechaï
* Hassina Mechaï est une journaliste franco-algérienne qui vit à Paris. Diplômée en droit et relations internationales, elle est spécialisée dans l’Afrique et le Moyen-Orient. Ses sujets de réflexion sont la gouvernance mondiale, la société civile et l’opinion publique, le soft power médiatique et culturel. Elle a travaillé pour divers médias français, africains et arabes, dont Le Point, RFI, Afrique magazine, Africa 24, Al Qarra et Respect magazine.Son compte Twitter.
4 septembre 2019 – Middle East Eye – Propos recueillis par Hassina Mechaï