Par Ramzy Baroud
Naturellement, nous avons perdu, mais nous avons gagné quelque chose de bien plus précieux qu’une victoire militaire. Nous avons récupéré notre identité.
À chaque anniversaire de la première Intifada palestinienne, un soulèvement populaire qui a placé le peuple palestinien fermement au cœur de la conscience mondiale, je pense à tous les amis et voisins que j’ai perdus et à ceux que j’ai laissés derrière moi. L’image de Ra’ed Mu’anis, en particulier, me hante. Quand la balle d’un tireur d’élite israélien lui a perforé la gorge, il a couru à travers le quartier pour trouver de l’aide avant de s’effondrer sur les marches de ma maison.
“Liberté ! Dignité ! Révolution !”, a été écrit en grandes lettres rouges sur le mur, une déclaration signée par le Front populaire pour la libération de la Palestine.
Ce n’est que plus tard que j’ai appris que Kamal était celui qui avait transporté Ra’ed hors de la zone de tir. Mais c’était trop tard. Ra’ed, un adolescent maigre et fluet, avec une marque noire sur son front, par laquelle il avait saigné sur les marches de ma maison. Quand il a été enterré, des centaines de réfugiés ont suivi le cortège vers le cimetière des martyrs. Ils portaient des drapeaux palestiniens et chantaient pour l’Intifada et la liberté tant désirée. La mère de Ra’ed était trop affaiblie par son chagrin pour se joindre à la procession. Son père a essayé de rester fort, mais il n’a pu s’empêcher de pleurer tout au long.
Kamal avait été revitalisé par l’Intifada. Quand le soulèvement a éclaté, il est sorti de sa propre solitude. La vie avait encore du sens !
Pour lui, pour moi et pour beaucoup de notre génération, l’Intifada n’était pas un événement politique. C’était un acte de libération personnelle, autant que collective : nous avions soudain la capacité de crier au monde qui nous étions à une époque où tout semblait perdu. L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) languissait en Tunisie après avoir été contrainte de quitter le Liban en 1982. Les gouvernements arabes semblaient avoir perdu tout intérêt pour la Palestine. Israël apparaissait triomphant et invincible.
Et nous – qui vivions sous la longue occupation militaire – pensions que nous étions complètement abandonnés.
Lorsque, le 8 décembre 1987, des milliers de personnes sont descendues dans les rues du camp de réfugiés de Jabaliya, le camp le plus grand et le plus pauvre de la bande de Gaza, le moment et le lieu du soulèvement étaient des plus appropriés, logiques et nécessaires. Plus tôt ce jour-là, un camion israélien avait écrasé une rangée de voitures transportant des travailleurs palestiniens, tuant quatre jeunes hommes. Pour Jabaliya, comme pour le reste de la Palestine, c’était la goutte qui fit déborder le vase.
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Répondant aux appels et à la douleur des endeuillés de Jabaliya, les réfugiés de mon camp de réfugiés – Nuseirat – ont marché vers les casernes militaires israéliennes, connues sous le nom de “tentes”, où des centaines de soldats avaient depuis des années tourmenté les habitants de mon camp.
Dans la matinée du 9 décembre, des milliers de jeunes Nuseirat sont descendus dans les rues et ont juré de venger le sang innocent des victimes de Jabaliya de la veille. Ils brandissaient de grands drapeaux en tissu soyeux qui se balançaient magnifiquement dans l’air salé de Gaza et, au fur et à mesure que leur élan prenait de l’ampleur, ils marchaient vers les «tentes» où les soldats étaient perchés sur les tours de guet, se cachant derrière leurs jumelles et mitrailleuses automatiques.
En quelques minutes, une guerre avait éclaté et une troisième génération de paysans fellahs nés dans des camps de réfugiés se tenait sans crainte face à une armée bien équipée mais visiblement saisie de peur et dans la confusion. Les soldats ont fait beaucoup blessé ce jour-là et plusieurs enfants ont été tués.
Kamal était en première ligne. Il portait le plus grand drapeau, chantait le plus fort, jetait les pierres les plus loin et incitait sans cesse les jeunes autour de lui à ne pas reculer.
Kamal détestait l’école aussi bien que ses professeurs. Pour lui, ils semblaient trop dociles, cédant aux règles de l’occupant qui décrétaient que les Palestiniens ne doivent pas apprendre leur propre histoire, de sorte qu’ils ne sachent même plus qui ils étaient ou d’où ils venaient. L’Intifada était le changement de paradigme qui offrait une alternative – quoique temporaire et chaotique – à l’humiliation systématique de la vie sous occupation.
En quelques heures, Kamal s’est senti libéré. Il n’était plus confiné dans une pièce sombre en train de lire les œuvres de Marx et Gramsci. Il était dans les rues de Nuseirat, donnant forme à sa propre utopie.
L’Intifada était cette période de transformation qui a permis à toute une génération de ne pas être complètement perdue, et à la Palestine de ne pas être oubliée. Ce soulèvement présentait un nouveau monde, celui de la solidarité, de la camaraderie et d’une jeunesse indomptée qui n’avait besoin de personne pour parler en son nom.
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A travers les semaines d’affrontements sanglants où des centaines de jeunes sont tombés morts ou blessés, la nature de l’Intifada est devenue plus claire. D’une part, il s’agissait d’une lutte populaire de désobéissance civile, de manifestations de masse, de grèves touchant tous les secteurs, de refus de payer des impôts etc … D’un autre côté, des cellules militantes de jeunes réfugiés commençaient à s’organiser et à imprimer leur marque.
Le militantisme organisé de l’Intifada n’est apparu que plus tard, lorsque la répression par le gouvernement israélien est devenue des plus violentes. Sous la bannière de la campagne “Iron Fist”, un nouveau stratagème israélien a été imaginé, celui de la politique des “os brisés”. Une fois capturés, les jeunes avaient les mains et les jambes systématiquement brisées par les soldats totalement inhumains. Dans mon quartier, les enfants avec des plâtres et des béquilles semblaient plus nombreux que ceux qui n’en avaient pas.
Kamal a finalement été capturé chez lui. Il tenta de s’échapper mais tout le quartier grouillait de soldats, qui arrivaient la nuit comme toujours. Ils ont commencé à le torturer dans son salon, tandis que sa mère – Tamam la résistante – tentait de s’interposer entre son fils et ses tortionnaires.
Quand Kamal reprit conscience, il se retrouva dans une petite cellule, avec des murs épais et sales qui lui semblaient froids et étrangers. Il a passé la majeure partie de son temps de prison dans la salle de torture. Sa survie a été rien de moins qu’un miracle.
Lorsque les Accords d’Oslo ont été signés en 1993, mettant officiellement fin à l’Intifada, la génération de Kamal s’est sentie trahie. Rien de bon n’est sorti de cette “paix”, sauf que quelques riches Palestiniens sont devenus encore plus riches.
Kamal est mort il y a quelques années. J’ai appris que sa révolution n’a jamais cessé. Il était devenu enseignant, se dévouant à la reconstruction de l’histoire de son peuple dans une université de Gaza. Sa mère, aujourd’hui réfugiée à Nuseirat, a toujours le cœur brisé par la mort de son fils. Elle m’a dit que les blessures et les maux physiques de Kamal n’ont jamais guéri.
Kamal était un martyr, m’a-t-elle dit. Peut-être le dernier martyr dans un soulèvement qui n’a pas libéré notre terre, mais qui a libéré les gens de l’idée qu’ils devaient vivre en perpétuelles victimes. Et cela a été grâce à Kamal et à ses semblables.
* Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Son prochain livre est «The Last Earth: A Palestine Story» (Pluto Press). Baroud a un doctorat en études de la Palestine de l’Université d’Exeter et est chercheur associé au Centre Orfalea d’études mondiales et internationales, Université de Californie. Visitez son site web: www.ramzybaroud.net.
9 décembre 2017 – RamzyBaroud.org – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah