Le président de la région du Kurdistan irakien, Masoud Barzani, a peut-être sauvé son poste de leader en insistant pour aller de l’avant avec le référendum sur l’indépendance, lequel a grandement accru sa popularité. Mais il a également placé les Kurdes dans une situation difficile, aggravant leur isolement régional et international et mettant d’accord leurs ennemis.
Tous ceux qui ont assisté à la conférence de presse conjointe des présidents de la Turquie et de l’Iran après leur rencontre pour discuter de la situation la semaine dernière, n’auront pas manqué d’en déduire que des temps difficiles attendent le Kurdistan irakien. La relative prospérité et la sécurité dont jouit la région depuis 14 ans sont sur le point de s’évaporer et la menace de plus en plus de guerres pourrait ramener ce peuple encore une fois dans les montagnes et les ravins.
Recep Tayyip Erdogan et Hassan Rohani ont tous deux souligné que leurs pays n’accepteraient jamais la fragmentation de la région et ont insisté sur le maintien de l’intégrité territoriale de l’Irak et de la Syrie comme pierre angulaire de la stabilité au Moyen-Orient. Ils ont également pris des décisions importantes pour renforcer les relations économiques bilatérales.
Erdogan est allé plus loin, en avertissant que le nord de l’Irak ferait face à l’isolement dans le sillage du référendum illégal, et en jurant de rompre tous les contacts avec les autorités régionales et de ne parler qu’au gouvernement irakien central à Bagdad. “De quel genre de référendum est-il question ?” il s’est moqué “, “alors que ni [ce référendum] ni ses résultats ne sont reconnus par personne sauf un seul État (Israël) et qu’il a été géré par le Mossad ?”
Les Kurdes, et Barzani en particulier, avaient parié sur la faiblesse du lien turc dans la chaîne. Ils étaient également confiants que leurs alliés israéliens, compte tenu de leur influence au sein de l’administration américaine et du Congrès, parviendraient à contrecarrer l’opposition américaine au référendum et à la sécession du Kurdistan irakien. Ces attentes ont été formulées par Barzani dans des réunions à huis clos. Il a dit prévoir des réactions hostiles au référendum ainsi qu’un blocus imposé à la région, mais il était également certain que la situation changerait au fil du temps, que le monde n’accepterait pas un blocus imposé aux Kurdes, et qu’avec un peu de patience, la victoire pourrait s’imposer.
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Mais cette prédiction a peut-être été hâtive, révélant une certaine naïveté et/ou une incompréhension dans le manque de sérieux et le mauvais timing de l’initiative de Barzani.
Les Iraniens, informés et intelligents, savent que l’économie turque est la grande faiblesse d’Erdogan. Ils ont donc décidé de compenser la perte de 10 milliards de dollars de commerce avec le Kurdistan irakien en ouvrant trois nouveaux points de passage entre l’Iran et la Turquie afin d’encourager le commerce bilatéral, en prévoyant l’ouverture d’un oléoduc qui acheminera directement du pétrole vers les ports turcs sans avoir à traverser Irbil, assurant ainsi le triplement du commerce bilatéral jusqu’à 30 milliards de dollars, et en quelques années seulement.
Barzani avait peut-être prévu cela aussi. Mais avec son obstination et son refus d’écouter les recommandations de ses alliés pour remettre à plus tard le référendum, il y avait deux développements majeurs auxquels il ne s’attendait pas, ou qu’il avait peut-être avoir prédit mais sans apprécier leur pleine signification :
Premièrement, les unités des forces de mobilisation populaire irakiennes, qui ont envahi le dernier bastion de l’État islamique à al-Haweija, l’utilisent maintenant comme plate-forme de départ pour la récupération de la ville de Kirkouk détenue par les Kurdes et les champs de pétrole environnants. Ces forces pourraient éventuellement partir de là pour avancer dans la région du Kurdistan proprement dite et sa capitale, Irbil. Les peshmergas kurdes seraient incapables de soutenir un assaut concerté le long de l’ensemble des frontières longues et sinueuses de la région.
Deuxièmement, les divisions se sont multipliées sur le front intérieur kurde, avec une opposition croissante contre le pouvoir de Barzani, notamment à Suleimaniya, la capitale du district oriental de la région kurde et le bastion de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), tenu par l’Union Patriotique du kurdistan [UPK], plus proche de Téhéran, de l’ancien président irakien Jalal Talabani et ex-rival de l’Union Démocratique du Kurdistan [UDK] de Barzani. La semaine dernière, la veuve de Talabani et membre du Politburo de l’UPK, Hero Ibrahim, a lancé une attaque féroce contre Barzani. Elle a rejeté sa décision d’établir un conseil politique pour donner une suite au résultat du référendum et l’a accusé d’aliéner inconsidérément les pays voisins ainsi que la Russie, la Chine, les États-Unis et les pays européens en refusant de tenir compte de leurs appels. Elle a prévenu que les peuples de la région auront à payer le prix des actions de Barzani et elle s’est opposée ouvertement à ce qu’il reste président de la région kurde.
La Turquie détient la clé du succès ou de l’échec de tout État kurde indépendant. Si elle s’unit à l’Iran contre un tel État, ni Israël ni les États-Unis ne lui serviront à rien. Et entre-temps, Barzani a poussé le Premier ministre irakien Haidar al-Abadi à contrecœur dans les bras de l’Iran.
Certes, il y a ceux du nord de l’Irak qui affirment que les Kurdes ont déjà connu la faim et la privation, qu’ils se sont habitués à de telles tribulations au cours des décennies où ils vivaient comme combattants dans les montagnes – leurs seuls vrais amis et protecteurs – et qu’ils étaient prêts à revenir à cette vie si nécessaire. Mais pourquoi devraient-ils faire face à tous ces dangers et à toutes ces souffrances ? La jeune génération n’a pas partagé les expériences de ses aînés. Elle s’est habitué à la prospérité et a des aspirations différentes. Elle n’a pas à supporter les conséquences des décisions prises par un leadership qui ne pense qu’à maintenir son emprise sur le pouvoir et à se placer au-dessus des intérêts du peuple kurde.
Erdogan, Rohani et Abadi sont unis contre les Kurdes et leur référendum, et demandent son annulation avant que tout dialogue sur la fin du blocus ne puisse commencer. La Turquie, l’Irak et l’Iran craignent pour leur intégrité territoriale et leur unité nationale et, avec la Syrie, sont tout à fait capables d’étouffer et de paralyser la région du Kurdistan irakien.
Il y a une théorie selon laquelle la plus grande erreur commise par l’État Islamique [EI] et son chef Abu-Bakr al-Baghdadi était d’avoir voulu marcher sur Irbil après la prise de Mossoul en 2014. Ses forces étaient à seulement 40 kilomètres de la ville lorsque les Américains et les Iraniens sont intervenus pour arrêter son avance. Si l’EI s’était dirigé vers Bagdad, il aurait peut-être capturé la capitale, l’armée irakienne étant dans tel état de désarroi complet à l’époque – et Irbil importait plus aux États-Unis et à l’Europe que Bagdad.
Ironiquement, l’Iran a joué un rôle majeur dans l’arrêt de l’offensive de l’EI sur le terrain, alors que le rôle américain était limité aux bombardements aériens. Les peshmergas ont reçu des armes et des équipements iraniens après avoir reculé avant d’avancer à nouveau sur les forces de l’EI. On peut se demander si l’Iran aurait agi de même s’il avait eu connaissance de ces plans de sécession…
Barzani aurait pu exercer le pouvoir à Bagdad par des moyens démocratiques ou devenir un faiseur de roi s’il s’était joint aux autres forces opposées au précédent gouvernement irakien, à sa corruption et à son sectarisme. Mais, tout comme ce gouvernement, il a adopté une approche sectaire, ethnocentrique et séparatiste. Maintenant, il risque de perdre Bagdad et Irbil.
Nous ne savons pas comment les choses vont se développer dans les semaines ou les mois à venir, mais deux choses doivent être notées : premièrement, le Kurdistan n’est pas Barzani, et Barzani n’est pas le Kurdistan. Deuxièmement, si Irbil n’a pas été envahi par l’EI en 2014, la ville ne sera peut-être pas aussi chanceuse si elle est soumise à un blocus et à une offensive conjointe de la part des Forces de mobilisation populaire irakiennes et des Brigade iraniennes al-Qods.
Les Kurdes ont besoin de comprendre qu’Israël et les régimes arabes qui sont tacitement alliés avec eux veulent seulement les exploiter pour affaiblir, déstabiliser et perturber leurs voisins. Les motifs de ces supposés amis devraient être examinés de près, et leur influence ne devrait pas être surestimée. Ceux qui n’ont pas réussi à vaincre le Hezbollah au Liban ou le Hamas à Gaza ne pourront pas vaincre l’Iran, la Turquie, l’Irak et la Syrie réunis.
* Abdel Bari Atwan est le rédacteur en chef du journal numérique Rai al-Yaoum. Il est l’auteur de L’histoire secrète d’al-Qaïda, de ses mémoires, A Country of Words, et d’Al-Qaida : la nouvelle génération. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @abdelbariatwan
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7 octobre 2017 – Raï al-Yaoum – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah