Par Robert Fisk
C’était presque aussi drôle d’écouter les “experts” sur les chaînes américaines tentant de résumer les élucubrations de Donald Trump sur le Moyen-Orient, que de suivre en direct ses propos incompréhensibles lors de sa conférence de presse avec Bibi Netanyahu.
Incapables de comprendre les intentions du président, les abrutis des chaînes satellitaires nous disaient qu’il n’était pas aussi engagé que son prédécesseur à la solution des “deux États”, mais qu’il pourrait préférer une solution “à un seul État” – sans pourtant exclure une solution “à deux États”. Oh oui, et il aimerait que Bibi “lève un peu le pied” sur les colonies. La plupart des “experts” ont choisi de laisser de côté l’ajout pathétique de Trump – “lever un peu le pied” – parce qu’ils n’avaient plus aucune idée de ce que Trump voulait réellement dire.
La citation la plus lamentable est encore pire sur le papier que lorsqu’elle a été prononcée face à un premier ministre israélien clairement déconcerté : “Je considère donc deux États et un État. Et j’aurai la préférence pour [la solution] que les deux parties aimeront. Je suis très heureux avec [la solution] que les deux parties préfèrent. Je peux vivre avec l’un ou l’autre. J’ai pensé pendant un moment que deux États semblaient peut être le plus facile des deux. Pour être honnête, si Bibi et les Palestiniens, si Israël et les Palestiniens sont heureux – je suis heureux avec ce qu’ils préféreront.”
Après la deuxième phrase, la plupart des transcriptions – et vous l’entendiez clairement à la conférence de presse de Washington – ont inséré le mot: “Rires”.
En effet, il y a eu des rires. Non pas parce que c’était une plaisanterie de Donald Trump mais parce que ses paroles étaient si surprenantes, tellement “à côté de la plaque”, si ignorantes, tellement déplorables, que le rire était la seule réaction psychologique humaine possible pour les hommes et les femmes sains d’esprit face à une frivolité si tragique.
Tout un peuple arabe, une future Palestine – je constate que le mot lui-même a été délibérément escamoté – survit sous la plus longue occupation militaire de l’histoire moderne, et le mieux que le président des États-Unis trouve à dire, c’est qu’il irait aussi bien avec un seul État qu’avec deux – ou peut-être trois, pour autant que nous sachions. L’idée qu’un État puisse être soit un État laïque couvrant Israël et les territoires occupés, pour les juifs et les Arabes et avec une majorité arabe – alors “bye bye Israël” – soit un État uniquement pour les juifs mais incluant une majorité arabe sans droit de vote – alors l’apartheid israélien – était simplement absent du discours.
Pas étonnant que Bibi – ce type fascisant semble maintenant presque “modéré” comparé à Trump – ait fermé sa grande gueule plus longtemps que d’habitude durant la conférence de presse. Trump a quelques méchants antisémites parmi ses partisans, et Netanyahu a préféré garder ses gants hygiéniques jetables durant cette prestation un peu particulière. Trump s’est inquiété de la “haine” palestinienne, et les Palestiniens “haineux” (les pauvres Hanan Ashrawi, Saeb Erekat et quelques autres) préférèrent prendre Trump plus au sérieux, ce qui – alors que leurs maisons pourrait bientôt leur être volée par les Israéliens “si pleins d’amour” – n’était pas une surprise.
Mais il était instructif de rappeler au-delà de toute cette absurdité comment les fondements mêmes de toute discussion sur une “solution” israélo-palestinienne ont été bâtis depuis des décennies sur un tas de déchets journalistiques et politiques – qui sont maintenant devenus une composante si habituelle de l’histoire de Palestine que nous sommes venus à les accepter comme authentiques. Nous avons tous inventé des “faits alternatifs” au Moyen-Orient alors que Trump était encore à l’école.
Commençons par les “implantations”, le seul mot que “l’avisé” Bibi Netanyahu et “l’insensé” Donald Trump se sont sentis heureux d’utiliser. Et il y a ici un problème. Parce qu’il n’y a pas “d’implantations” dans la Cisjordanie arabe-palestinienne. Ce sont des colonies pour les juifs et les juifs seulement, installés sur des terres arabes, volées – immoralement, ainsi que illégalement en vertu du droit international – à leurs propriétaires légitimes. Les juifs qui y vivent sont des colons. Ce mot est interdit par toutes les parties – en particulier par les journalistes – pour des raisons évidentes.
C’est pourquoi Bibi, plus inquiet des effets de la campagne de boycott anti-israélienne qu’il ne se soucie d’admettre, élucubrait en disant que “les juifs sont appelés juifs parce qu’ils viennent de Judée” (le nom israélien pour la Cisjordanie occupée) et que par conséquent “les juifs ne sont pas des colonialistes étrangers en Judée”. Hélas, les Palestiniens sont appelés Palestiniens parce qu’ils viennent de Palestine – et la partie de la Palestine que les Israéliens appellent la Judée n’est pas à la frontière du territoire de l’État israélien internationalement reconnu (dont Bibi est le Premier ministre). Mais c’est beaucoup, beaucoup trop compliqué pour un Donald Trump. Mieux vaut s’en tenir aux “implantations” amicales et aux communautés palestiniennes “haineuses” qui – dans certains rapports – “encerclent” les colonies.
Il y a longtemps que nous nous sommes fixés sur l’usage d’un vocabulaire mensonger pour donner de la crédibilité à ces faits alternatifs. Les médias parlent souvent non pas de colonies, mais de “quartiers juifs” – comme si ces exemples de vols de terres étaient des versions modernes de Milton Keynes [ville nouvelle du Buckinghamshire en Angleterre], d’inoffensives banlieues subventionnées par l’État dans lesquelles le peuple juif veut vivre en paix avec ses “voisins” (les Palestiniens “haineux”) dont ils ont volé les terres.
De même, le “mur” – lamentablement non mentionné par Trump et Netanyahu – est encore souvent appelé une “clôture de sécurité”, ou même juste une “clôture”. Le but présumé d’Ariel Sharon dans la construction de cette monstruosité était d’empêcher les “terroristes” palestiniens d’entrer en Israël – ou “Israël propre”, comme nous l’avons appelé, pour le distinguer, je suppose, du “pas propre du tout”, qui empiète un peu à l’est d’Israël, là où vivent des “colons» mais aussi par les Palestiniens “haineux”. Il est difficile d’accepter la justification de Sharon car la soi-disant “clôture” – plus haute et plus longue que le Mur de Berlin – empiète sur un territoire palestinien qui n’appartient pas à Israël, et participe donc de l’occupation israélienne des terres arabes.
Tout cela n’a de cesse. Parler des “territoires occupés” – c’est-à-dire de la Cisjordanie – nous ne parlerons pas ici du Golan – est absolument non-avenu aujourd’hui dans toutes les conversations respectables occidentales, américaines et israéliennes, parce que les “territoires occupés” pleins de Palestiniens “haineux”, ne peuvent être “occupés” s’il s’agit des terres des juifs qui ne sont pas des colons (dixit Bibi). Nous avons donc inventé une autre formule : ce sont des territoires “disputés”.
Cette expression présente deux avantages. Tout d’abord, elle permet d’éviter – comme il l’ont fait Trump et Netanyahu – de parler d’occupation. Et ensuite, une “dispute” suggère un léger désaccord sur des actes de propriété, ce qui peut être résolu autour d’une tasse de café ou dans une discussion entre deux avocats… Quiconque essaie de résoudre une telle “dispute” en jetant des pierres ou en protestant doit donc manifestement être génétiquement violent – ce qui explique tous ces Palestiniens “haineux”.
Et c’est pourquoi nous devons en arriver à cette conclusion : emballez-les tous dans un seul État, Israël et les Territoires occupés- Israël “propre” et Israël “pas propre du tout” – et vous avez un État arabe. Le libyen Kadhafi, presque aussi fêlé que Trump, avait jadis proposé d’appeler cet État «Israël-tine». Je ne sais pas exactement comment on l’on appellerait si tout le monde disposait des mêmes droits, mais ce ne serait certainement plus Israël. Puis, il y a l’État juif appelé – je suppose – Israël, sans droits pour la majorité arabe et donc un État d’apartheid. Il ne serait alors pas très différent des autres pays du Moyen-Orient où des minorités dominent des majorités.
“Donc je considère deux États et un État”, a déclaré Trump au monde. “Et j’aime celui que les deux partis aiment … Je peux vivre avec l’un ou l’autre.” Le problème est que les Israéliens et les Palestiniens ne peuvent pas vivre avec l’un ou l’autre. Mais “je suis heureux avec celui qu’ils préfèrent”, a dit Trump. [Et tout le monde de rire…]
* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.
16 février 2017 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah