Par Romana Rubeo, Ramzy Baroud
Plus tôt ce mois-ci, une conférence intergouvernementale à Marrakech, au Maroc, a réuni des dirigeants du monde entier pour discuter des phénomènes migratoires à l’échelle mondiale. Après deux jours de délibérations, quelque 150 pays ont signé l’accord du Pacte mondial pour la migration (MCM), qui préconise la mise en œuvre de politiques plus humaines afin d’assurer une “migration sûre, ordonnée et régulière”.
Mais la conférence et l’accord étaient une plate-forme idéale pour le double langage et l’hypocrisie des pays occidentaux. Les pays européens et les États-Unis n’ont en réalité aucun souci de la “sécurité” des migrants et des réfugiés qui se dirigent vers leurs frontières.
En fait, le secteur de la sécurité frontalière en Europe et aux États-Unis est en plein essor. Dans les deux pays, Israël, grâce à son infâme politique de sécurité militarisée, sert de modèle et de fournisseur technologique majeur. Il n’est donc pas surprenant que les mécanismes de contrôle des frontières européens et américains deviennent de plus en plus brutaux et inhumains, comme le sont ceux d’Israël.
Dans le cas de l’Europe, il est indifférent que certains de ses dirigeants fassent de timides tentatives pour critiquer le recours excessif par Israël à une force démesurée contre les Palestiniens, et son siège dévastateur sur Gaza en place depuis près de 12 ans. En fait, l’Europe devient de plus en plus l’un des principaux marchés pour les technologies de guerre et de répression israéliennes – celles-là même qui a été expérimentées, testées et utilisées contre les Palestiniens, les migrants et les réfugiés qui tentent d’atteindre les frontières israéliennes.
En fait, l’Europe, et en particulier ses gouvernements d’extrême droite en plein essor, ont de plus en plus adopté la façon dont Israël gère les populations “qui dérangent”.
Un racisme partagé
“Nous avons le devoir de protéger nos frontières contre les infiltrés illégaux”, a déclaré le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu dans une récente déclaration à la presse. “C’est ce que nous avons fait et c’est ce que nous allons continuer à faire.”
Tout le monde sait qu’Israël est un État qui pratique la discrimination à l’égard de la population palestinienne autochtone en raison de son appartenance communautaire et de sa religion. Ces dernières années, un flux de migrants et de réfugiés africains voulant obtenir l’asile en Israël en passant par la frontière du Sinaï, a ajouté un élément de plus au racisme israélien : la couleur de la peau.
En mars de cette année, le grand rabbin séfarade d’Israël a qualifié les Noirs de “singes”, en utilisant l’équivalent hébreu du mot “nègre” lors de son sermon hebdomadaire. Netanyahu, avec d’autres responsables israéliens, a repris la tirade raciste à plusieurs reprises. Le “flot” de migrants en provenance d’Afrique est “bien pire que les actes de terrorisme en provenance du Sinaï”, a-t-il déclaré.
Ce discours raciste trouve de plus en plus sa place dans l’extrême droite européenne.
“La fête est finie !” est un slogan abondamment utilisé par le ministre italien de l’Intérieur, Matteo Salvini, pour exprimer l’idée totalement mensongère selon quoi les réfugiés sont des personnes qui veulent “vivre sur le peuple italien”. Les membres du parti de Salvini, La Lega, ont répété sans retenue et sans honte que la première femme ministre italienne et d’origine africaine Cecile Kienge, était une “guenon” et une “prostituée”, mots écœurants dans un vocabulaire raciste de plus en plus utilisé par les partis d’extrême droite du pays.
Il n’était donc pas surprenant de découvrir que Salvini, l’étoile montante de ce que l’on peut considérer comme le mouvement néo-fasciste italien, est le bienvenu en Israël.
Lors de sa première visite à Tel Aviv en mars 2016, où il avait tenté de blanchir sa réputation de racisme et d’antisémitisme qui ont toujours été associés à l’extrême droite italienne – Salvini a salué Israël comme “l’équilibre parfait des réalités différentes, tout en garantissant le droit et l’ordre. C’est sûrement un modèle pour les politiques de sécurité et de lutte contre le terrorisme.”
En juin de cette année, Salvini est devenu le nouveau ministre italien de l’intérieur et probablement le politicien le plus puissant du pays. Et quand il est retourné en Israël plus tôt ce mois-ci, son “amitié” avec Netanyahu était une source de fierté pour les deux.
Sa visite en Israël a eu lieu juste après la conférence de Marrakech, où les deux pays ont également uni leurs efforts pour résister aux politiques qui préconisent une migration “sûre” et digne.
Le gouvernement israélien n’a pas manqué l’occasion de faire à Salvini une démonstration de sa sécurité frontalière. Il a été emmené en visite à la frontière avec le Liban, où, selon son tweet, “des terroristes islamistes creusent des tunnels et mettent en place des missiles pour attaquer Israël”.
La tournée n’était pas une coïncidence. L’Italie est l’un des nombreux pays européens qui s’intéressent vivement aux technologies et stratégies de sécurité frontalière d’Israël et qui militent pour leur adoption au niveau de l’Union européenne.
L’engouement d’Israël et de l’Europe pour la sécurité des frontières
L’agence européenne de garde-frontières et de gardes-côtes (FRONTEX) est à l’avant-garde de l’utilisation de la technologie militaire à des fins civiles, malgré les implications évidentes d’une telle politique sur l’érosion des libertés civiles et des droits de l’Homme.
Malheureusement, le débat européen sur cette question s’est conclu en faveur des partisans enthousiastes de la “sécurité”. Il y a quelques années à peine, la discussion sur la possibilité d’utiliser des drones pour contrôler les migrations et les itinéraires des réfugiés était au centre des préoccupations des médias et des milieux politiques européens.
À l’époque, nombreux étaient ceux qui affirmaient qu’une telle technologie pouvait enfreindre des droits fondamentaux, tels que le droit à la vie privée, le droit de demander l’asile – qui est protégé par le droit international – la liberté de circulation, etc…
Aujourd’hui, le déploiement de drones militaires est une vu comme une évidence, le discours sur la sécurité nationale ayant prévalu dans la sphère publique, grâce à une politique entretenant la peur et la division.
En 2009, le marché européen des systèmes de contrôles aux frontières était estimé à entre 6 et 8 milliards d’euros (7 à 9 milliards USD). Aujourd’hui, on estime que ce marché atteindra 50 milliards d’euros dans le monde (57 milliards de dollars) d’ici 2022, dont une grande partie sera assuré par les dépenses européennes.
Israël – comme pays habitué à manipuler le terme “sécurité” – est sur le point de bénéficier énormément de ce développement. Il exploite déjà habilement la mentalité européenne obsédée par la sécurité pour élargir son marché militaire.
Israël est le septième plus grand exportateur d’armes au monde et est en train de devenir un chef de file de l’exportation mondiale de drones aériens.
La marque israélienne est particulièrement appréciée parce que sa technologie est “éprouvée au combat”. En effet, l’armée israélienne a eu amplement l’occasion de tester ses diverses armes et systèmes contre les civils palestiniens.
Acheter des technologies répressives testées sur les Palestiniens
Plus tôt cette année, la société militaire israélienne Elbit a remporté un contrat de 68 millions de dollars avec l’UE pour la fourniture de services de système aérien sans pilote (UAS). Elle déploiera et exploitera son système de patrouille maritime Hermes 900, le même qui avait été utilisé lors du sanglant assaut israélien sur Gaza en 2014. L’armée israélienne a salué le drone comme étant “phénoménal” et “un véritable atout” dans la guerre où ont été massacrés 2250 Palestiniens, dont plus de 500 enfants.
FRONTEX a déjà passé un contrat avec Israel Aircraft Industries (IAI) pour l’utilisation de son système d’aéronef télépiloté (RPAS) Airbus Maritime Heron dans des missions de sécurité quotidiennes et de garde-côtes. Cette technologie a également été utilisée lors de l’attaque israélienne de Gaza en 2014. FRONTEX a déjà versé 4,55 millions d’euros (5,57 millions de dollars) à IAI. Il a également conclu un contrat avec la société italienne de défense – partiellement italienne – Leonardo (anciennement Finmeccanica) portant sur la technologie Falco pour 1,7 million d’euros (2 millions de dollars).
Il est paradoxal – et tout à fait révélateur – que ces entreprises qui fournissent des armes au Moyen-Orient et à ses conflits sont les mêmes que celles qui gagnent d’énormes dividendes grâce à la vente de technologies utilisées pour bloquer les personnes fuyant ces mêmes conflits…
Si de telles entreprises contribuent à la destruction systématique de pays entiers du Moyen-Orient, elles contribuent également à l’idée de plus en plus populaire selon laquelle “la forteresse Europe” a besoin d’une protection militarisée.
Ce qui permet la coopération israélo-européenne et confère à Israël le statut de “protecteur de l’Europe”, c’est la concordance entre le discours politique d’extrême droite pro-israélien et les mouvements populistes d’extrême droite qui sévissent en Europe.
Le 16 décembre, quelques jours à peine après la conférence marocaine sur la migration, des milliers de militants d’extrême droite ont manifesté à Bruxelles contre le GCM. La manifestation, baptisée “Marche contre Marrakech”, est devenue violente lorsque des manifestants anti-réfugiés en colère se sont affrontés avec la police.
Hélas, les affrontements à Bruxelles sont révélateurs du nouveau visage de l’Europe : intolérante, paralysée par la peur et très perméables aux idées racistes et d’extrême droite.
Si le nouvel environnement politique n’est pas de bon augure pour l’avenir de l’Europe, c’est une réalité qui convient très bien à Israël, non seulement parce qu’elle est conforme à sa politique anti-migrants et anti-musulmans, mais aussi parce que c’est une occasion splendide d’élargir le marché de ses armes “testées au combat”.
* Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Son prochain livre est «The Last Earth: A Palestine Story» (Pluto Press). Baroud a un doctorat en études de la Palestine de l’Université d’Exeter et est chercheur associé au Centre Orfalea d’études mondiales et internationales, Université de Californie. Visitez son site web: www.ramzybaroud.net.
* Romana Rubeo est traductrice freelance et vit en Italie. Elle est titulaire d’une maîtrise en langues et littératures étrangères et spécialisée en traduction audiovisuelle et journalistique. Passionnée de lecture, elle s’intéresse à la musique, à la politique et à la géopolitique.
22 décembre 2018 – Al Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Traduction : Lotfallah