Par Issa Khalaf
La guerre est le côté obscur de l’espèce humaine, même si elle est toujours abondamment justifiée et rationalisée. L’Ukraine semble être une victime, une cible asymétrique. Ceux qui se soucient de la Palestine (et d’ailleurs) savent ce que c’est que l’oppression violente et l’injustice, l’angoisse des innocents. Si l’on va au fond des choses, pratiquement aucune guerre ne peut être considérée comme juste.
Tous autant que nous sommes, en tant qu’êtres humains, nous nous identifions à la victime, nous rangeons instantanément et émotionnellement du côté du plus faible et notre dégoût indigné s’élève devant cette opération de violence collective et organisée.
Ces émotions, cependant, peuvent être particulièrement trompeuses car elles barrent la route à toute analyse critique. Tout conflit ou litige comporte des dimensions juridiques, politiques, historiques, philosophiques et morales ; non seulement il n’est pas certain qu’on puisse comparer l’Ukraine et la Palestine, au plan moral et juridique, mais le récit occidental dominant à l’égard de la Russie est tout à la fois ignoble et déconnecté de la réalité.
L’hypocrisie nauséabonde de ceux qui ont dirigé le monde au cours de la “période moderne” apparaît clairement à la grande majorité des peuples et à la plupart des États d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et du Moyen-Orient, qui se rendent compte du délabrement, voire de l’effondrement, de l’ordre international dominé par l’Occident.
Ils ne sont pas les seuls : les analyses des services de renseignement américains préviennent de l’imminence d’un grand déplacement des centres de pouvoir de l’Ouest vers l’Est (eurasien) et donnent même une date prévisionnelle de 2030.
Dans cet article, je ne parlerai que de la guerre Russie/Ukraine/Ouest. Je prévois le suivant qui défendra l’idée qu’en fait, l’Ukraine n’est ni moralement ni juridiquement comparable à la Palestine, qu’il n’est pas nécessaire de soutenir l’Ukraine et à la Palestine pour rester cohérent sur les principes politiques, juridiques et moraux mais que cela ne nuit pas à la défense de la Palestine, au contraire.
La guerre en Ukraine, avec le cortège d’horreurs, de bouleversements, d’incertitude et d’angoisse qui accompagnent toute guerre, n’aurait pas dû avoir lieu et aurait pu être évitée même jusqu’à dernier moment. En fait, la Russie ne l’a pas voulue, elle n’a ni l’ambition ni la capacité de faire renaître l’Union soviétique, contrairement à ce qu’affirment de nombreux détracteurs occidentaux puérils et propagandistes, mais elle n’a cessé d’interpeller les États-Unis et l’OTAN et de les mettre en garde contre leur expansion vers l’Est. (Oui, Moscou souhaite vivement une Europe stable, sûre et normale).
Cette expansion et ses ramifications constituent, sans aucun doute, une menace existentielle pour la Russie. Contrairement aux prétextes de menaces pour leur sécurité nationale, invoqués par d’autres acteurs pour mener des guerres contre des États fragiles et des sociétés vulnérables dans des pays lointains, les craintes de la Russie ne sont pas un fantasme, ni un prétexte diabolique, car la menace pour sa sécurité nationale est littéralement à sa porte.
L’État ukrainien est contrôlé par les États-Unis et l’Occident et, de par son alliance et son armement, il est effectivement assimilable à l’OTAN. Washington, a avoué gaiement Victoria Nuland après le coup d’État de 2014, a injecté, depuis la révolution “orange” fomentée par les services secrets occidentaux en 2004, quelque 5 milliards de dollars en Ukraine; 15 à 18 milliards de dollars supplémentaires en armes, prêts et subventions (des États-Unis et de l’UE) ont été versés en Ukraine depuis le renversement du gouvernement ukrainien démocratiquement élu en 2013-2014, un changement de régime imposé par l’extrême droite et soutenu par la CIA, et jusqu’au début de la guerre.
Sous la direction de la CIA, le pouvoir en Ukraine a été consolidé à partir d’une petite base sociopolitique de russophobes vénaux et les partis politiques incarnant des visions véritablement alternatives aux partis essentiellement nationalistes, ultranationalistes et pro-OTAN ont été dissous.
L’armée ukrainienne, les escadrons de la mort néofascistes et les petits partis d’extrême droite d’inspiration nazie, célébrés par les nouveaux dirigeants et intégrés à l’État ukrainien, se sont lancés dans une campagne de répression et de terreur pour écraser les protestations et la dissidence de ceux qui n’étaient pas satisfaits de ce qui se passait et pour effacer tout ce qui était russe, dont une guerre de huit ans de bombardements et de tirs de sniper contre des civils, une guerre conçue pour créer la terreur et opérer un nettoyage ethnique dans l’est du Donbass.
Il ne s’agissait pas d’une démocratie, mais d’un monopole du pouvoir visant à consolider un État fanatiquement anti-russe.
L’Ukraine n’est (ou désormais, n’était) qu’un tremplin pour une guerre par procuration occidentale contre la Russie, une base d’opérations avancées, un État de première ligne, sa “politique étrangère” dirigée par le proconsul américain, ses institutions “conseillées” par les fonctionnaires des services de renseignement et des ambassades américains/occidentaux, dont le travail depuis 2014 était d’assurer une perpétuelle intensification des agressions contre le Donbass pour susciter, en fait, une réponse russe justifiant des sanctions préparées de longue date, une escalade et un prétexte pour “confronter” la Russie.
Plutôt que de chercher à mettre fin aux soupçons et à la haine et à établir de bonnes relations avec la Russie et l’Occident pour garantir sa stabilité et sa prospérité, en restant neutre, indépendant des blocs géopolitiques et non-nucléaire, l’État ukrainien, profondément corrompu et fragilisé par le coup d’État de 2014, s’est empressé de s’aligner sur l’Occident.
Dans toute sa glorieuse irrationalité et sa myopie, le régime a fait une douloureuse erreur de calcul. Il a cru que les États-Unis se souciaient réellement de l’Ukraine et ne voyaient pas seulement en elle une base militaire avancée dans leur propre intérêt ; il a cru que l’OTAN prendrait le risque d’entrer en guerre avec la Russie pour sauver l’Ukraine.
Au lieu d’essayer, après la guerre froide, de créer, enfin, les conditions d’une Europe sûre, stable et prospère, en incluant la Russie dans la sécurité européenne et en atténuant les animosités et les suspicions historiques entre la Russie et ses voisins d’Europe orientale et occidentale, les États-Unis font tout le contraire.
Les États-Unis, à la différence de l’Europe, n’ont pas d’arriérés historiques, culturels et psychologiques avec la Russie ; ils auraient pu avoir de très bonnes relations avec elle. Au lieu de cela, ils nous ont entraînés dans leur caprice chimérique d’unipolarité, d’exceptionnalisme et de domination totale, qui épuise l’empire et le met en faillite.
Ce qui arrive aujourd’hui est le résultat de cette arrogance, de cette vanité et de cette folie. L’Occident “collectif” a essentiellement provoqué cette horrible guerre. La menace objective qui l’a déclenchée n’était pas celle que représentait la Russie pour l’Ukraine ou l’Europe de l’Est, mais celle que représentait l’OTAN (c’est-à-dire les États-Unis) pour la Russie.
N’oublions pas que la Russie est une grande puissance et qu’il devrait être clair pour tout observateur neutre qu’elle ne tolérera pas une menace aussi critique.
De plus, elle a été victime d’invasions occidentales, via les plaines ukrainiennes, qui, dans le cas de l’agression allemande, ont coûté 25 à 30 millions de vies russes, en grande majorité civiles, ainsi que des souffrances et des destructions indicibles. Dans la mémoire et la psyché russes, une telle catastrophe ne doit jamais se reproduire.
L’offensive russe a donc eu lieu pour une raison bien plus inquiétante que le terrorisme d’État ukrainien qui s’est abattu sur le Donbass oriental : les États-Unis et l’Occident ne souhaitent rien de moins que de démoraliser, d’affaiblir, de mettre en faillite et de fragmenter territorialement la Fédération de Russie, de contrôler ses marchés et ses ressources, d’endetter son peuple, de le rendre dépendant des institutions financières dominées par les États-Unis, et de placer la Russie sous la dépendance des États-Unis.
L’un des principes fondamentaux de l’hégémonie américaine consiste à entraver et à détruire les liens amicaux et normaux – d’intégration, on n’en parle même pas – entre la Russie et l’Europe, l’Allemagne étant le pivot.
En deux mots, l’objectif stratégique des États-Unis et de la CIA est de piéger la Russie dans une guerre sans fin, de l’épuiser, de la briser, de changer son régime, d’installer un dirigeant docile, tout cela comme prélude à leur grand rêve : faire tomber la Chine.
La guerre multiforme contre la Russie se poursuit depuis au moins la fin des années 1990. En réalité, elle ne s’est pas arrêtée avec la disparition de l’État soviétique.
Cette hostilité et cette agressivité voilées existaient certes à l’époque de Boris Eltsine (un bon vassal selon Washington, cet homme bête et drôle qui faisait rire Bill Clinton), mais elles ont pris de l’ampleur vers 2005, lorsque Washington a compris que Vladimir Poutine mettait la Russie sur la voie de l’indépendance, en inversant les conditions mises en place sous la déplorable ère Eltsine, notamment un abrupt déclin économique, social, militaire et du développement et l’appauvrissement de la grande majorité de la population, des oligarques pillards et une “libéralisation” économique conçue à Washington.
Sous les présidences de Bill Clinton à George W. Bush et de Barak Obama à Donald Trump, les États d’Europe centrale et orientale ont été rassemblés au sein de l’OTAN, qui a été réorganisée de manière offensive ; des guerres agressives ont été lancées, de l’Europe du Sud-Est au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord ; les accords de contrôle des armements ont été systématiquement démantelés ; des missiles ont été déployés jusqu’en Roumanie et en Pologne pour viser la Russie ; et un régime aux ordres a été installé en Ukraine.
Au diable les protestations, les demandes, les avertissements continuels de la Russie, au cours des vingt-cinq dernières années, concernant l’érosion de la confiance mutuelle !
Voilà quelques exemples de provocations pendant cette période : révolution des “roses” de 2003 en Géorgie, son offensive militaire en 2008 ; incitation aérienne (y compris les B-52) et navale incessante sur la côte russe de la mer Noire ces dernières années ; menaces sur la flotte russe de la mer Noire à Sébastopol, en Crimée ; agression sauvage et implacable contre le Donbass ; rejet méprisant du dernier effort de la Russie pour revenir à des relations raisonnables, notamment sa demande, fin 2021, d’établir des garanties juridiques de sécurité indivisibles en Europe de l’Est.
Les réponses russes à chacun de ces alertes étaient prévisibles et souhaitées par les États-Unis : l’attaque de la Géorgie a été repoussée ; le coup d’état de 2014 en Ukraine a conduit au rattachement de la Crimée à la Russie ; le régime de Kiev est devenu de plus en plus agressif, militarisé, et, violant ses engagements de neutralité, son dirigeant, sous tutelle américaine, a évoqué l’acquisition d’armes nucléaires lors de la dernière conférence de sécurité de Munich, ce qui a conduit à l’offensive contre l’Ukraine.
Bien sûr, la Russie ne fait pas que réagir ; elle s’efforce aussi de corriger, sur le long terme, rien de moins que le déséquilibre stratégique du rapport de force, la domination politique et économique historique de l’Occident.
Ce qui est en jeu ici, c’est l’assujettissement potentiel du Moyen-Orient à l’Occident pour les générations à venir, et la perte totale de sa liberté pour la Palestine.
Beaucoup considèrent que la politique étrangère des États-Unis depuis la fin de la guerre froide est erronée et inappropriée, probablement imprudente et irresponsable, voire même incompatible avec les principes de la real politique, mais qu’elle est bienveillante, bien intentionnée.
Cette vision des choses est incorrecte, elle ne correspond pas à la réalité. Les États-Unis ont délibérément, implacablement, sciemment avancé vers l’est, entraînant l’Europe avec eux.
Annuler, renier, refuser de renouveler les accords de sécurité et les traités nucléaires d’une importance cruciale, y compris ceux qui protègent l’Europe elle-même (par exemple, le traité FNI), se livrer à des guerres illégales en toute impunité, violer la Charte des Nations unies, le droit international et le droit humanitaire international, saper gravement la diplomatie, les négociations, les vrais efforts de paix et faire du monde un endroit effroyablement dangereux et instable, n’est pas un problème lorsque c’est l’Occident qui le fait.
Il est clair que la situation internationale actuelle est la conséquence inévitable de la loi de la jungle qui a été imposée au monde par ceux qui prétendent être les parangons de la paix, des droits de l’homme, de la liberté, de la démocratie, de la vertu, et ainsi de suite.
La Russie s’est littéralement laissée acculer depuis 2014, même si elle avait sans doute besoin de temps pour se doter d’une dissuasion conventionnelle et nucléaire. Il n’est pas difficile de voir la réalité : la Russie est harcelée sans pitié, elle n’a pas voix au chapitre, ses préoccupations et ses griefs sont ignorés, son dirigeant est diabolisé, elle est marginalisée sans répit dans tous les domaines et à tous les niveaux d’interactions sociales et culturelles internationales et bilatérales.
Aucun appel à la raison, au droit international, à la sécurité, aux preuves n’est entendu par l’Occident, aucun argument juridique détaillé, aucune présentation des inquiétudes russes, aucun appel, aucun avertissement professionnel, aucune diplomatie aussi professionnelle soit-elle, aucun exposé transparent et sincère des intérêts russes n’ont eu le moindre effet. Au lieu de cela, la réponse occidentale a été et est toujours d’en remettre une couche.
Pour la Russie, l’offensive a pour but de se protéger contre des menaces extérieures imminentes, au moins pour quelques années.
Qu’aurait dû faire la Russie ? Attendre que le régime ukrainien lance son offensive dans le sud-est (où il avait amassé plus de 60 000 soldats) à la fin du mois de février ? Attendre que des missiles hypersoniques Pershing II soient déployés littéralement à ses frontières occidentales ? Attendre que des armes nucléaires soient déployées, avec l’aide des États-Unis ? Attendre d’être attaquée ? Entamer une opération limitée dans le Donbass et donner ainsi un prétexte au régime OTAN/Ukraine pour déployer de vastes forces/armes létales sur les lignes de front ? Après des décennies de tricherie, de mensonge, de corruption et de quitte ou double insupportable de la part notamment des États-Unis et du Royaume-Uni…
La Russie n’aurait pas pu donner de meilleur argument à présenter aux publics américains/occidentaux – en particulier à une Allemagne timorée qui, en raison de son passé nazi, a toujours peur de ne pas assez prouver sa bona fide culturelle occidentale et civilisée envers l’Autre, l’Europe de l’Est – pour s’opposer à “l’agression de Poutine” ?
Pourquoi toute cette folie ? Le système économique néolibéral est en grande difficulté et la puissance occidentale est en relatif déclin, d’où l’activité occidentale frénétique sous l’égide des États-Unis pour arrêter sa dégradation.
Il me semble que la Russie (comme d’ailleurs la Chine) aspire à un monde dans lequel une nouvelle architecture de sécurité (favorisant le développement économique mondial et la prospérité pour tous) sera appliquée en Europe et dans le monde entier, un accord de sécurité qui respectera les besoins de sécurité de toutes les parties.
Le capitalisme financier, le système des bulles spéculatives, des produits dérivés, de la dette, de la baisse du niveau de vie et de l’hyperinflation, est en train de ruiner les économies, les États et les sociétés occidentales, et détruit les classes moyennes. Les États-Unis ne peuvent tolérer l’intégration eurasienne et la “nouvelle route de la soie”, chinoise, qui réduiraient les États-Unis à n’être plus qu’un des acteurs multipolaires les plus importants.
Ils sont déterminés à stopper tout modèle de développement alternatif à l’hyper-capitalisme qui enrichit une minorité aux dépens de la majorité.
Les dramatiques erreurs de gestion des relations internationales par Washington, ses politiques autodestructrices, ont en fait nui aux véritables intérêts et à la sécurité nationale des États-Unis, ainsi qu’au bien-être et à la sécurité du peuple américain, une évolution qui ne peut être naïvement attribuée aux démocrates ou aux républicains, à tel ou tel président.
Au contraire, le choix de l’état de guerre est profondément enraciné dans l’économie politique américaine, dans des factions telles que la “communauté du renseignement”, le complexe militaro-industriel, les néo-cons influents de l’establishment et les interventionnistes libéraux, qui vivent tous dans le monde d’hier.
Nous fonçons tête baissée vers des temps extrêmement dangereux, où les faits réels sont perçus comme une menace pour la narrative de l’État, et où toute dissidence ou opinion divergente est assimilée à de la trahison.
Le fascisme ne vient pas d’en bas, mais toujours d’en haut…
Auteur : Issa Khalaf
* Issa Khalaf est palestino-américain. Il est titulaire d'un doctorat en sciences politiques et études sur le Moyen-Orient de l'Université d'Oxford.
19 mars 2022 – The Palestine Chronicle – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet