Par Sarah Helm
Une nuit d’août 2017, Mohanned Younis, un étudiant de 22 ans, était agité lorsqu’il est rentré chez lui dans un quartier relativement prospère de Gaza. Il était déprimé, se souvient sa mère, Asma. Mais elle n’était pas trop inquiète lorsqu’il s’est enfermé dans sa chambre.
Écrivain talentueux dont les nouvelles, pour beaucoup publiées sur sa page Facebook, avaient conquis un large public, Mohanned était sur le point d’obtenir son diplôme en pharmacie et d’excellentes notes lui étaient promises. Dans ses écrits, il exprimait le chagrin et le désespoir de sa génération. Seuls les livres lui permettaient de s’évader. Il s’enfermait souvent pour lire et écrire ou pour faire de l’exercice avec son sac de frappe.
Le lendemain matin, Mohanned ne s’est pas réveillé. Lorsqu’Asma, avec l’aide de son frère Assad, a forcé la porte de sa chambre, ils l’ont retrouvé mort. Il s’était asphyxié.
La popularité de Mohanned sur les réseaux sociaux était telle que l’annonce de sa mort a suscité une onde de choc, de tristesse et d’admiration à Gaza et au-delà. « C’était un combattant qui n’avait que ses histoires tristes comme armes », pouvait-on lire parmi les nombreux commentaires postés sur Facebook. Mais ce deuil très public suite à la mort d’un jeune écrivain de talent montrait que le suicide de Mohanned n’était pas qu’une tragédie de plus sur un territoire où des milliers de jeunes abrègent leur existence. Il était désormais impossible de nier une réalité que beaucoup murmuraient : la détresse causée par le siège et le désespoir pour l’avenir, en particulier parmi les jeunes talents gazaouis, entraînaient une recrudescence préoccupante des suicides.
Les événements horribles qui se sont produits dans la zone tampon de Gaza au cours de la semaine dernière ont attiré l’attention du monde entier sur les souffrances et le désespoir des Palestiniens de Gaza, alors que des dizaines de milliers de personnes ont risqué leur vie pour protester contre leur emprisonnement derrière les barrières et les murs de Gaza. Depuis le début de la Grande marche du retour, une série de manifestations qui a débuté fin mars 2018, plus de 100 personnes ont été tuées, principalement par des snipers israéliens rangés derrière la clôture périphérique.
Souvent, on aurait cru que ces manifestants se lançaient littéralement face aux balles israéliennes. Au début des protestations, j’ai discuté sur la zone tampon avec des jeunes qui ont confié qu’ils se fichaient de mourir. « Nous mourons à Gaza de toute façon. Nous pourrions tout aussi bien être tués par balle », a déclaré un adolescent se tenant à la frontière près de la ville de Khan Younès. Il était avec des amis qui ressentaient la même chose ; l’un deux avait déjà reçu une balle dans la jambe et était en fauteuil roulant.
Si les caméras du monde entier s’aventuraient un peu plus loin à Gaza, dans les rues et derrière les portes des maisons, elles verraient du désespoir dans presque tous les foyers. Après dix ans de siège, les 2 millions d’habitants de Gaza qui vivent entassés dans une minuscule bande de terre se retrouvent sans travail, avec une économie morte, privés du strict minimum pour vivre décemment – électricité ou eau courante – et sans aucun espoir de liberté, ni aucun signe que leur situation va changer. Le siège fracture les esprits, poussant les plus vulnérables au suicide, dans des proportions jamais vues auparavant.
Jusque récemment, le suicide y était rare, en partie en raison de la résilience des Palestiniens, acquise au cours de 70 ans de conflit, ainsi que de systèmes de clans solides, mais surtout parce que se donner la mort est interdit dans les sociétés musulmanes traditionnelles. Ce n’est que lorsque le suicide est un acte de djihad que les morts sont considérés comme des martyrs promis au paradis, tandis que les autres vont en enfer.
En presque trois décennies de reportages à Gaza, je n’ai presque jamais entendu parler de suicides avant 2016. Au début de cette année-là, neuf ans après le début du siège, une chirurgienne orthopédique britannique qui travaillait bénévolement à l’hôpital al-Shifa de Gaza m’a appris qu’elle et ses collègues observaient un certain nombre de blessures inexpliquées, causées selon eux par des chutes ou des sauts depuis de grands immeubles.
Fin 2016, les suicides étaient devenus si fréquents que le phénomène a commencé à être connu du public. Les chiffres donnés par les journalistes locaux laissent entendre que le nombre de suicides en 2016 était au moins trois fois supérieur à celui de 2015. Mais selon les professionnels de la santé de Gaza, si les chiffres cités dans les médias indiquent bel et bien une augmentation substantielle, ils sous-estiment largement le taux réel. Les suicides sont « déguisés » en chutes ou autres accidents et les fausses déclarations et la censure sont monnaie courante en raison de la stigmatisation du suicide.
Cependant, depuis 2016, Gaza a également connu une vague d’immolations au cours de laquelle des hommes se sont enflammés à la vue de tous.
« Nous n’avions pas ce genre d’événements catastrophiques il y a dix ans », déclare le docteur Youssef Awadallah, psychiatre à Rafah, une ville située à la frontière entre Gaza et l’Égypte. Les professionnels de la santé mentale et les proches des défunts fustigent les effets du siège qui, selon eux, est beaucoup plus nocif pour le bien-être – mental et physique – de la population que les guerres successives. Les médecins de Gaza préviennent que le siège prolongé du territoire a provoqué une « épidémie » de problèmes mentaux dont le nombre croissant de suicides n’est qu’une partie – ils évoquent notamment l’augmentation des cas de schizophrénie, de syndrome de stress post-traumatique, de toxicomanie et de dépression. Pour la première fois, l’UNRWA, l’agence des Nations Unies en charge des réfugiés palestiniens, a commencé à dépister d’éventuelles tendances suicidaires chez tous les patients recevant des soins de santé primaires à la suite de ce qui est décrit comme une « augmentation sans précédent » des décès.
Des hommes et des femmes de tous âges et de tous milieux sociaux sont vulnérables aux pulsions suicidaires, affirment des médecins de Gaza. Au cours d’une même journée en mars, une fille de 15 ans et un garçon de 16 ans se sont pendus. Parmi les victimes figurent des hommes désespérés parce qu’ils ne peuvent subvenir aux besoins de leur famille, des femmes et des enfants qui sont victimes de mauvais traitements, souvent dans des situations de pauvreté extrême et de surpeuplement, et même des femmes enceintes qui affirment ne pas vouloir donner vie à des enfants à Gaza. En avril, une femme enceinte de sept mois s’est ouvert les veines.
Parmi les plus vulnérables, on trouve les étudiants les plus brillants de Gaza, dont certains se sont suicidés juste avant ou après l’obtention de leur diplôme. En mars, alors que j’interviewais un homme d’affaires en faillite chez lui, j’ai vu une photo d’un jeune homme intelligent et à lunettes, bien mise en évidence – à tel point que j’ai cru qu’il s’agissait d’un « martyr » tué au cours du conflit. Mais son portrait ne montrait aucune des iconographies associées aux affiches des martyrs qui sont visibles partout dans Gaza. J’avais un interprète avec moi et il avait reconnu la photo : le fils de l’homme d’affaires était l’un de ses amis les plus intelligents à l’université. « Il s’est pendu, a confié l’homme d’affaires. Il ne voyait pas d’avenir à Gaza. »
Quelques mois avant les scènes ahurissantes de carnage qui ont accompagné la Grande marche du retour, l’histoire de Mohanned Younis avait particulièrement retenu l’attention. Ce n’est pas seulement parce que son écriture, avec ses représentations imaginatives de la demi-vie des Gazaouis, suscitait l’admiration – mais aussi parce qu’après sa mort, certains ont commencé à le décrire comme un martyr. « C’est plus qu’un martyr », m’a affirmé sa mère.
Selon des amis, il a combattu l’ennemi avec sa plume et il est mort en tant que victime du siège. À sa mort, Mohanned a également été chaleureusement salué pour son courage et ses écrits par de nombreux fans sur les réseaux sociaux et même par le ministre palestinien de la Culture Ehab Bseiso dans un éloge funèbre. Membre de l’Autorité palestinienne laïque au pouvoir en Cisjordanie, Bseiso a semblé laisser entendre qu’il considérait Mohanned comme un martyr, affirmant qu’il n’avait « pas besoin de s’excuser pour son départ précoce ». Ses histoires ne seront jamais oubliées, a-t-il ajouté : « Tu resteras un des géants de notre temps, Mohanned. »
Mais cette discussion sur le « martyre » de Mohanned a répandu la peur à Gaza, en particulier parmi les parents qui craignent que leurs propres enfants ne fassent de même s’ils pensent pouvoir échapper à l’enfer. « Nous voyons nos enfants à l’école et à l’université, travailler dur et être impatients d’entrer dans le monde, de trouver un emploi et d’être normaux – puis plus rien », m’a confié un père de deux diplômés. « Si le suicide doit être considéré comme une mort ‘noble’, d’autres pourraient emprunter cette voie. C’est très dangereux. »
Mohanned s’est peut-être lui-même demandé s’il pouvait être considéré comme un martyr. Dans « The Unknown Martyr », une nouvelle publiée à titre posthume dans un recueil intitulé Autumn Leaves, il parle d’un corps non identifié amené à l’hôpital al-Shifa, où des familles tentent de l’identifier. « Me reconnaîtront-ils ? » se demande le narrateur.
L’un des lieux d’écriture préférés de Mohanned était le café du jardin de l’hôtel Marna House, dans un coin tranquille du quartier arboré de Remal à Gaza. Marna House est depuis longtemps un des hôtels préférés des visiteurs étrangers qui font souvent don de livres à sa bibliothèque – une autre attraction pour Mohanned qui, à Gaza assiégée, avait du mal à trouver des livres pour épancher sa soif de lecture.
Pendant ses études à l’université al-Azhar située à proximité, Mohanned pouvait être aperçu avec sa silhouette grande et maigre parmi la foule d’étudiants qui se déversait dans les rues de Gaza après les cours. Évitant les voitures, les chevaux et les charrettes, il s’éloignait de la foule – parfois pour se rendre dans la pharmacie où il travaillait à temps partiel, ou dans un café, souvent celui de Marna House. Commandant un café, il s’asseyait dans un coin tranquille, allumait une cigarette, rechargeait son téléphone et commençait à composer des histoires.
Avec deux heures d’électricité par jour, brancher un appareil est un luxe à Gaza. Marna House dispose toutefois d’un générateur, comme la plupart des endroits qui ont une clientèle professionnelle. Médecins, journalistes et enseignants y viennent pour se socialiser, prendre une bouffée de narguilé ou regarder Barcelone sur le grand écran.
Peu d’étudiants avaient les moyens d’aller à Marna House ; enfant unique, Mohanned était « gâté » par sa mère, lui disaient ses amis pour le taquiner. Mais ses amis, ses professeurs et les clients de la pharmacie avaient tous de lui l’image d’« un bon gars, un gars gentil » et celle d’« un gars triste ».
Certains ont aussi vu les cicatrices sur ses poignets, marques de tentatives de suicide antérieures. Ses histoires montraient qu’il était comme tous les autres jeunes de Gaza, puisqu’il décrivait avec tant d’éloquence leurs propres sentiments. Dans l’une d’elles, il a écrit : « Quand on vit dans une maison qu’on aime et qu’on ne quitte pas, il n’y a pas de problème, mais si on est enfermé dans la maison contre son gré, on ressent de la paralysie et du désespoir. »
Il a écrit à propos de sa propre tristesse. Ses parents ont divorcé quand il était enfant et Mohanned s’est senti rejeté par son père. Ses lecteurs pouvaient également comprendre cette douleur, car toutes les familles de Gaza sont brisées : la plupart ont eu des membres tués dans le conflit et beaucoup ont été séparées par des années d’exil ou déchirées par la prison. Des milliers de Palestiniens sont aujourd’hui enfermés dans des prisons israéliennes.
Il avait un large lectorat féminin : les femmes étaient attirées par sa mélancolie particulière. « Il pouvait écrire sur l’absurdité de nos vies à tous – l’humiliation tout comme la tragédie. Il savait que cet endroit était faux », a indiqué une jeune femme que je connais, qui s’est enfuie en Égypte par les tunnels afin d’obtenir sa bourse américaine. « C’est normal », a-t-elle affirmé en riant.
« C’est comme ça », a déploré Mustafa AlAssar, un Gazaoui de 17 ans qui veut étudier le droit international, chose impossible puisqu’il n’y a pas de cours de ce type à Gaza et qu’il ne peut pas partir. « On se rend compte tout à coup que l’on ne peut pas être la personne que l’on veut être à Gaza. Et on ne peut montrer à personne qui l’on est à l’extérieur, comme on ne peut pas sortir. Donc on ne peut pas être la personne que l’on veut être. »
Mohanned n’était pas en colère : il était plutôt tombé dans l’état commun de désespoir. Il n’aurait jamais jeté de pierre, pas plus que la plupart de ses contemporains non plus. « Pour quoi faire ? Pour se faire tirer dessus ? Qui s’en soucierait ? », se demanderaient-ils.
Le héros de Mohanned était Bassel al-Araj, un leader de mouvement de jeunesse en Cisjordanie qui prônait la protestation pacifique, emmenait ses partisans en visite dans des lieux marquants de la résistance palestinienne et leur parlait de l’histoire de la résistance. Comme Mohanned, al-Araj était écrivain et pharmacien. « Il était fou d’al-Araj », m’a affirmé un ami de Mohanned.
Avant de rentrer chez lui, Mohanned vérifiait les nouveaux dons faits à la bibliothèque éclectique de Marna House, feuilletant Un long chemin vers la liberté de Nelson Mandela ou un Agatha Christie écorné.
Parmi les titres de romans policiers figuraient quelques volumes moins littéraires : des copies poussiéreuses de rapports de l’ONU sur Gaza. Si Mohanned en avait pris un, il aurait pu voir une analyse datant de 2002 d’une vague d’attentats-suicides à la bombe survenus pendant les mois les plus sanglants de la seconde Intifada. Selon Eyad Sarraj, un psychiatre charismatique de Gaza qui a fondé en 1990 le programme communautaire de santé mentale de Gaza, les attentats-suicides proliféraient en raison du sentiment que le désespoir ne cessait de s’aggraver, ce qui produisait « une situation de détresse où la vie n’est pas différente de la mort ».
« Enfant, il adorait écouter des histoires », raconte Asma, la mère de Mohanned, assise dans le salon de la maison familiale. Un morceau de mer formant un triangle était tout juste visible entre les maisons au bout de la route. Ses grands-parents lui racontaient les plus belles histoires à propos de Jura, un ancien village de pêcheurs prospère où la famille avait vécu pendant des siècles.
Pendant la guerre israélo-arabe de 1948 qui a entraîné la création de l’État d’Israël, la famille de Mohanned ainsi que plus de 750 000 autres Palestiniens ont été chassés chez eux et n’ont jamais été autorisés à revenir. Le village de Jura, détruit il y a longtemps par Israël, se trouve aujourd’hui sous l’immense port d’Ashkelon, visible depuis la plage en contrebas de la maison de Mohanned.
« Je lui parlais de nos vergers d’orangers, notre festival, de moi qui courais et nageais dans les vagues », raconte Modalala, sa grand-mère de 88 ans, qui porte un foulard jaune vif. Asma est assise à côté d’elle, vêtue de noir. Le grand-père de Mohanned lui parlait de son propre père, qui a grandi alors que la Palestine faisait encore partie de l’Empire ottoman – il lui a raconté qu’il était très instruit, qu’il travaillait à la cour du sultan et qu’il voyageait à l’étranger. « Il a dit à Mohanned qu’il voulait rentrer dans son village avant de mourir, mais il est mort à Gaza et cela a vraiment attristé Mohanned. » Plus tard, Mohanned a écrit à propos de Jura et d’« un garçon aux cheveux d’or qui sautait pour atteindre la fenêtre et voir la mer ».
« Je pense que le fait d’écouter des histoires et plus tard de les écrire était sa façon de faire face à la tristesse », affirme sa mère. Son oncle Assad, qui a contribué à son éducation, ajoute qu’il était également bon en maths. « Il aimait résoudre les problèmes. Il a toujours voulu faire les choses lui-même, expérimenter. »
Durant les premières années de la vie de Mohanned, la Palestine subissait une expérience. Il est né en 1994, lorsque les premiers fruits des accords de paix d’Oslo sont apparus. L’accord, signé en grande pompe en 1993, visait à mettre fin progressivement à l’occupation par Israël des terres conquises en 1967 – Gaza, Cisjordanie et Jérusalem-Est – sur lesquelles les Palestiniens étaient censés construire une sorte d’État.
Mais Oslo ne remédiait pas aux injustices de 1948. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’accord n’a pas reçu un accueil unanimement positif, en particulier à Gaza, où l’on trouve la plus forte concentration de réfugiés de 1948. Presque tous étaient des agriculteurs dont les terres et les maisons ont été confisquées par Israël pendant la guerre ou juste après, tandis que leurs récoltes et autres possessions ont été pillées. Les villages arabes ont été remplis d’immigrés juifs ou détruits. Sur les deux millions de Palestiniens qui vivent aujourd’hui à Gaza, 1,3 million sont des réfugiés ou des descendants de ceux qui ont fui ici en 1948, dont le droit au retour est consacré par la résolution 194 des Nations Unies.
En dépit de ses failles, Oslo offrait un certain espoir de paix. En grande partie pour le bien de la génération suivante, l’accord a été capté, même à Gaza, où des colombes sont apparues sur les murs au lieu de portraits de martyrs. A Rafah, dans le sud, où vivait alors la famille de Mohanned, un aéroport au dôme doré, une merveille aux yeux d’un petit garçon, a ouvert en 1998. Mais au bout de trois ans, les dômes ont été ensevelis sous les décombres, détruits par les bombes israéliennes. Alors que Mohanned avait cinq ans, l’expérience d’Oslo était en train de s’effondrer, car une faible part des changements promis s’étaient concrétisés. Cette trahison a alimenté le soutien à l’organisation militante islamique du Hamas, rivale du mouvement laïc du Fatah, qui avait soutenu Oslo.
En se rendant à l’école à pied, Mohanned passait devant des affiches d’une nouvelle génération de « martyrs ». Il s’agissait de kamikazes, dont beaucoup avaient été recrutés à Rafah, sur ordre du fondateur et idéologue du Hamas Ahmed Yassine, né à Jura comme les grands-parents de Mohanned. Yassine a affirmé aux kamikazes qu’ils iraient au paradis. Mais lorsqu’Israël s’est vengé, une grande partie de Rafah a été rasée.
Lorsque je demande à la mère de Mohanned comment elle explique Gaza à un enfant, elle répond qu’il n’y a rien à expliquer. « Les enfants voient par eux-mêmes. Les postes de contrôle, les bombardements, les raids sur les maisons – ils apprennent que c’est pareil pour nous tous. »
Alors qu’il avait 10 ans, en 2004, de nombreux membres de la génération post-Oslo jetaient de nouveau des pierres, comme leurs pères l’avaient fait. Mais Mohanned préférait ses études à la rue. En 2005, avec l’intensification du militantisme du Hamas, Israël a retiré son armée et ses colons israéliens de Gaza et a repositionné ses forces à la frontière, où un mur de séparation était en construction pour que l’ennemi devienne plus difficile à voir. Il y avait des drones dans le ciel et des canonnières au large.
En 2006, alors que les espoirs de paix continuaient de faiblir, le Hamas a remporté les élections législatives pour un autogouvernement limité en Cisjordanie et à Gaza. Ses adversaires du Fatah ont refusé d’accepter la victoire du Hamas, ce qui a donné lieu à une guerre civile Hamas-Fatah au cours de laquelle des centaines de Palestiniens ont été tués. Lorsque le Hamas a finalement pris le pouvoir à Gaza en juin 2007 – le Fatah restant aux commandes en Cisjordanie – Israël a désigné Gaza comme une « entité terroriste ». Dans les mois qui ont suivi, il a imposé un siège qui a dévasté l’économie déjà faible de Gaza. Les États-Unis et l’Union européenne ont soutenu Israël avec un boycott politique du Hamas.
Gaza est désormais étouffée par le monde extérieur tandis qu’Israël bloque la circulation des personnes, du carburant et de la nourriture – tout sauf une aide humanitaire minimale – à travers ses frontières. Le passage sud vers l’Égypte à Rafah a également été fermé lorsque le président égyptien Hosni Moubarak, également désireux de contenir les radicaux islamistes, s’est associé à Israël. C’est dans cet étouffoir que Mohanned Younis, encore adolescent, a trouvé sa voix en racontant au monde à quoi ressemble la vie derrière des murs de prison toujours plus hauts.
Mohanned avait 13 ans lorsque le siège a commencé. Sa famille a quitté Rafah, à la frontière sud exposée de Gaza, pour s’installer dans la ville de Gaza, que sa mère espérait plus sûre et plus généreuse en matière de choix d’écoles pour Mohanned, qui lisait et écrivait de plus en plus. Ses talents ont été découverts pour la première fois au Qattan Centre, une organisation caritative pour enfants de Gaza, où il a remporté le premier prix d’un concours d’écriture.
Beaucoup de ses premières histoires évoquent un endroit étrange et sinistre, qu’il nomme rarement mais que nous reconnaissons comme étant Gaza. Dans une histoire intitulée « Geography », son narrateur se dépeint comme un animal en cage qui « passe au peigne fin chaque centimètre des frontières de Gaza ». Des fantômes apparaissent parfois et il se demande si la mort les a libérés ou si « la mort les a enchaînés aussi ».
Les narrateurs de Mohanned sont conscients qu’ils sont emprisonnés non seulement par les murs, mais aussi par la surveillance. Dans une histoire, des espions israéliens avec des noms de couverture comme « Abu Saleh » persuadent des adolescents de trahir des gens qui sont ensuite tués. « Vous voulez-que je balance sur mon frère ? », demande un garçon narrateur à un agent israélien qui l’a appelé sur son téléphone portable. « Le téléphone sonne à nouveau, son écran ne cesse de clignoter. On a envie de le jeter dans l’arbre pour qu’il se brise en mille morceaux, mais on ne peut s’empêcher de le ramasser. »
Un autre narrateur se rend à un poste de contrôle où « des guillotines tombent du ciel » – une image évoquant les obus israéliens lancés lors de l’assaut militaire de 2008-2009 qui a tué 1 400 Palestiniens. C’est probablement peu après cet assaut que les dirigeants du Hamas dans la mosquée locale ont demandé à Mohanned de participer à un atelier. Le Hamas a toujours gagné un soutien populaire grâce à son action caritative, en venant en aide aux nécessiteux et par le biais de programmes sociaux, ainsi qu’en créant des écoles et des ateliers.
« Adolescent, Mohanned n’était pas particulièrement religieux, explique sa mère. Mais il croyait en Dieu et voulait toujours en savoir plus sur ce que cela signifiait, sur la vie après la mort. » Un garçon avec un esprit si vif et curieux devait ressembler à une recrue idéale et sa famille était connue des dirigeants du Hamas. Outre son fondateur, le cheikh Yassine, la famille du dirigeant politique du Hamas Ismaël Haniyeh est également originaire de Jura. La principale raison pour laquelle ces militants voulaient que Mohanned les rejoigne est qu’il était « intelligent et curieux », selon un ami. « Ils voulaient qu’il soit l’un d’entre eux – un de leurs héros, fabriquant des armes comme Yahia Ayache. » Surnommé « l’Ingénieur », Ayache fabriquait des bombes pour le Hamas et a été assassiné par Israël en 1996.
« Mohanned revenait un jour avec une barbe et disait : ‘Je suis du Hamas’, raconte son oncle Assad. Mais un autre jour, il disait : ‘Je suis du Djihad islamique.’ Il était juste en train d’expérimenter. Il se faisait sa propre idée tout seul, puis il l’abandonnait. »
De nombreux habitants de Gaza qui avaient voté pour le Hamas en 2006 commençaient rapidement à douter. Les tirs de roquettes des islamistes contre Israël étaient toujours largement approuvés à Gaza, de même que le réseau de tunnels qu’ils avaient construit sous la frontière sud avec l’Égypte et qui a permis au commerce clandestin d’atténuer les pires effets du blocus.
Néanmoins, quelques années plus tard, il devenait évident pour beaucoup que les odieux attentats-suicides perpétrés pendant la seconde Intifada, entre 2000 et 2005, avaient porté préjudice à la cause palestinienne. Et sous le Hamas, la vie à Gaza revenait rapidement à l’âge sombre culturel. Des codes islamiques stricts ont été imposés, notamment la fermeture de théâtres et de cinémas, la privation de libertés chèrement acquises pour les femmes – le port du voile a été rendu quasiment obligatoire – et d’autres restrictions sociales répressives. Pour certains, le règne du Hamas a commencé à ressembler à un siège à l’intérieur d’un siège.
Alors que Mohanned se préparait pour l’université, il a trouvé sa propre liberté en écrivant et en lisant. Il a appris l’anglais de lui-même dans l’espoir d’étudier la littérature anglaise, et bien que sa mère l’ait persuadé d’étudier la pharmacie à la place – les perspectives d’emploi étant meilleures –, la littérature est restée son premier amour.
Trouver des livres était difficile ; souvent, le meilleur moyen était de les faire passer clandestinement par les tunnels. « Il était très secret au sujet de ses livres et les gardait dans sa chambre », raconte Asma, qui nous propose de nous montrer la chambre où Mohanned passait son temps et qui l’a vu mourir.
« Rien n’a changé depuis sa mort », indique Asma en ouvrant la porte d’une petite chambre avec un lit et un bureau, sur lequel trônent des trophées d’écriture qu’il avait remportés. Il y a des peluches sur une chaise, un gant de boxe. Asma sort une toge de l’armoire : elle a assisté à la cérémonie de remise des diplômes de Mohanned à sa place deux mois après sa mort.
Alors que nous ouvrons un placard, un torrent de livres en sort. Il y a des romans – Dostoïevski, Dickens – et de la philosophie – Wittgenstein for Beginners, Hegel, La Magie de la réalité de Richard Dawkins. Parmi les dramaturges, on trouve Euripide, Eugène Ionesco, Terence Rattigan et Arthur Miller. On aperçoit Histoire du sionisme, posé au-dessus d’œuvres de Che Guevara et Charles Darwin. La plupart sont des traductions en arabe, d’autres en anglais. Peut-être que Mohanned a lu chaque page de cette vaste collection, ou peut-être aimait-il simplement les posséder, c’est difficile à savoir. Toujours est-il qu’assis entre ces quatre murs avec George Bernard Shaw, Sophocle et Mahmoud Darwich, il est parvenu à sortir des murs de Gaza et à se connecter avec un monde plus vaste.
Lorsque sa grand-mère, Modalala, arrive dans la pièce, nous commençons à regarder les livres sur l’étagère suivante, notamment Humiliés et Offensés de Dostoïevski. Modalala attrape une photo de son petit-fils.
Nous retournons dans le salon baigné de soleil, face à la mer, alors qu’Asma est partie prier. Je demande à Modalala pourquoi Mohanned s’est suicidé d’après elle. « Il n’y a pas d’explication, répond-elle. Je lui avais dit : ‘Je vais bientôt mourir.’ Et il m’avait répondu : ‘Non, ne fais pas ça.’ Il m’avait confié qu’il voulait épouser une fille et je savais qu’il était amoureux d’elle. Il était gentil et beau ce jour-là. Je lui avais donné à manger comme sa mère jeûnait. Je lui avais fait un café, un pour moi, un pour lui, j’avais mis du miel dans le sien et je l’avais apporté dans sa chambre. Il s’y sentait en sécurité. »
Vu d’ici, le rivage de Gaza ressemble également à un endroit sûr, pour pique-niquer ou organiser une fête de mariage dans une cabane de plage décorée et parée de couleurs vives. Mais les canonnières israéliennes traînent au large des côtes et le sable de Gaza est imbibé du sang de la famille Younis.
« Ma grand-mère a été tuée juste là, à dos d’âne », raconte Modalala en pointant du doigt la plage, où, enfant, elle et sa famille ont été la cible des bombes israéliennes en fuyant Jura vers le sud en 1948. Pendant la guerre de 2014, quatre enfants de Gaza ont été tués en jouant sur le sable, non loin de là.
La guerre de 2014 a été la plus destructrice des trois offensives israéliennes que Mohanned a connues. Plus de 2 200 Palestiniens ont été tués, dont au moins 500 enfants. Il écrivait désormais de plus en plus sur les morts, percevant parfois une certaine sécurité dans la mort, et il écrivait à propos de « sentiments de perte et de sécurité, de la fuite et de la recherche d’un refuge et de la survie dans la noyade, de simples idées de suicide ». Mais comme beaucoup d’autres, dans le choc qui a suivi le bombardement, il a vu des motifs d’espoir.
L’ampleur des destructions en 2014 a été telle que le monde a commencé à y prêter attention. Les avocats palestiniens des droits de l’homme espéraient pouvoir poursuivre Israël pour crimes de guerre. Le secrétaire général de l’ONU de l’époque, Ban Ki-moon, a déclaré que le siège devait cesser et que le monde devait payer pour la reconstruction des maisons, des réservoirs et des usines de Gaza. Le peuple avait déjà commencé : j’ai vu des jeunes hommes escalader des murs de béton qui vacillaient et remplir de pierres une charrette tirée par un âne. Ils défrichaient leur verger pour repiquer des plants de clémentinier et reconstruisaient leur usine de jus bombardée.
À la lumière de cette attention médiatique mondiale, des milliers de journalistes en herbe de Gaza ont saisi l’occasion de diffuser vers le monde extérieur leur propre récit en direct des décombres. Des étudiants qui avaient reçu des bourses d’études dans des universités étrangères se tenaient aux coins de rues dans l’espoir d’apprendre l’ouverture de points de passage de manière à pouvoir se dépêcher de fuir et prendre la place qui leur revenait. Mohanned s’est inscrit au centre culturel français dans l’espoir d’étudier la littérature à Paris.
Mais un an plus tard, les clémentiniers étaient morts et le propriétaire de l’usine de jus était assis à côté d’un carton de nourriture de l’ONU. Plus de 80 % de la population dépend désormais de l’aide alimentaire.
Derrière des portes closes, en particulier là où les bombardements de 2014 avaient été lourds, j’ai vu des vies ruinées. Une jeune mère a ouvert une armoire à jouets touchée par un obus. Elle me regardait alors que des morceaux brisés se renversaient. Un jeune homme restait assis devant un écran vide pendant les longues heures sans électricité. Et le monde avait encore tourné le dos à Gaza.
Pour la première fois depuis toutes ces années de reportages depuis Gaza, j’ai rencontré des enfants qui mendiaient, entendu parler de prostitution et vu des preuves de toxicomanie et de violences domestiques généralisées, souvent dans des foyers où jusqu’à dix personnes vivent dans une même pièce. Ils n’ont pas été relogés depuis les bombardements de 2014. Parmi cette dévastation, il y a des preuves que l’État islamique gagne de plus en plus de soutien. Un groupe de militants islamistes a lancé un engin explosif sur le centre culturel français où Mohanned étudiait.
Les médias internationaux se sont désintéressés de la question, à l’exception de prédictions occasionnelles d’une nouvelle intifada. Lorsque j’ai demandé à des jeunes hommes dans le camp de réfugiés de Jabaliya – où la première Intifada a commencé – si c’était possible, ils se sont mis à rire bruyamment, affirmant que le mur était plus haut et qu’il avait été prolongé sous terre pour arrêter les tunnels. Personne ne pouvait plus résister. J’ai demandé si un nouveau Mandela pouvait apparaître en Palestine. « Si oui, les Israéliens le tueraient », a répondu l’un d’eux.
En mars 2017, le héros de Mohanned, Bassel al-Araj, écrivain et ancien défenseur de la résistance non violente, a été abattu par les troupes israéliennes. Il a été érigé en « martyr éduqué ».
Nombreux sont ceux qui ont été dégoûtés par l’incapacité des dirigeants du Hamas et du Fatah à promouvoir la cause palestinienne, ou même à améliorer la vie des Palestiniens ordinaires – ils étaient trop occupés à se chamailler entre eux alors que le siège d’Israël se durcissait. À propos des Israéliens, Mohanned a écrit : « Au moins, ils respectent leur propre peuple, alors que nous, nous écrasons le nôtre. Mais ils nous ont chassés de notre terre ! » Dans une de ses histoires, un garçon « jette fièrement une pierre sur un poste de contrôle » mais abandonne et rentre chez lui « pour poursuivre ici sa malédiction éternelle ».
Comme les jeunes Allemands qui ont péri en franchissant le mur de Berlin, les jeunes Palestiniens qui sont morts en tentant de s’enfuir en bateau « essayaient de rallier des villes où la liberté est un choix, pas un don ou un cadeau ».
Au printemps et à l’été 2017, des médecins m’ont rapporté d’autres suicides maquillés en accidents. Les médecins voyaient non seulement des gens qui sautaient d’immeubles, mais aussi des victimes de ce qui semblait être des accidents de voiture délibérés et des noyades qui n’étaient peut-être pas accidentelles. Des patients présentant des coups de couteau disaient avoir été blessés au cours d’une « bagarre ». J’ai entendu des témoins parler d’individus désespérés qui étaient entrés dans la zone tampon dans l’espoir d’être abattus. Une jeune femme que je connais m’explique qu’elle a fait une overdose parce qu’elle ne voulait pas se marier ou élever des enfants à Gaza.
Les esprits les plus coriaces volent en éclats. « Les habitants de Gaza veulent vivre, mais ils ne le peuvent pas », affirme le docteur Ghada al-Jadba, directeur des services médicaux de l’UNRWA, l’office consacré aux réfugiés palestiniens.
Youssef Awadallah, le directeur du centre de santé mentale de Rafah, renverse sa tête vers l’arrière, feignant de s’étouffer. « On suffoque. En réalité, nous sommes dans un piège, pas en état de siège », lance-t-il avant de frapper des mains. « Comme dans Tom et Jerry. »
L’augmentation du nombre de suicides s’inscrit dans le cadre d’une crise beaucoup plus vaste de la santé mentale à Gaza, estime-t-il. Selon l’UNICEF, près de 400 000 enfants sont traumatisés et ont besoin d’un soutien psychosocial. La dépendance aux médicaments, en particulier aux analgésiques puissants, est répandue. « Les Israéliens le savent, indique Awadallah. La guerre actuelle vise ainsi à briser notre résilience, pas notre résistance. »
Les services de santé mentale de Gaza, toujours rudimentaires, ont été paralysés par le siège. « Un homme a tué sa mère l’autre jour parce qu’il pensait qu’elle l’espionnait, raconte Awadallah. Un autre a dit que les Israéliens lui avaient mis un dispositif de surveillance dans la tête. Mais que pouvons-nous faire ? Nous n’avons ni médicaments, ni lits, ni psychiatres. » Il évoque un autre cas où un homme a poignardé ses enfants avant de s’immoler par le feu : « Quand un homme ne peut subvenir aux besoins de sa famille, il souffre. Si c’est au point de s’immoler par le feu, il souffre tellement que cela n’a plus d’importance pour lui s’il va en enfer. »
Écartant les mains, Awadallah explique pourquoi les jeunes et les plus intelligents font partie des individus les plus susceptibles de se suicider. « Le fossé entre ce à quoi ils aspirent et ce qui est possible est plus grand que pour la plupart des gens ordinaires et l’attente de l’avenir qu’ils ont préparé mais qu’ils ne peuvent atteindre devient impossible à supporter. »
Au cours de l’été 2017, tout le monde à Gaza semblait attendre quelque chose. Les patients cancéreux attendaient de savoir s’ils pouvaient partir pour subir une intervention chirurgicale d’urgence « à l’extérieur ». Les lieux de mariage en bord de mer, parés de couleurs vives, attendaient que les couples aient de l’argent pour se marier. Tout le monde attendait l’électricité.
Raji Sourani, directeur du Centre palestinien des droits de l’homme, attendait de savoir si les accusations de crimes de guerre seraient entendues, mais perdait espoir. « Personne ne parle de l’occupation. Personne ne parle des victimes qui vivent sous l’occupation – c’est Israël qui est censé être la victime et qu’il faut protéger contre nous. C’est kafkaïen », a-t-il déclaré à l’époque.
Dans sa chambre, Mohanned attendait de nouveaux livres. Sur sa liste, il y avait Le Procès de Kafka et Hamlet.
Mohanned parlait de suicide. Pourtant, il était clair qu’il avait encore de l’espoir, car il parlait aussi de se fiancer. Les fiançailles et le suicide semblaient parfois aller de pair : le fabricant de textile en faillite dont le fils s’était pendu m’a confié que ce dernier devait se marier la semaine suivante. Et Mohanned était certainement amoureux, affirme sa mère : « On voyait bien qu’il l’était. » Il a écrit à propos d’un mariage à Jura, une prose imprégnée d’un sentiment de perte tant pour son vieux village que pour son futur mariage, peut-être parce qu’il ne pouvait plus résister à la douleur de « la multitude de contradictions qui explosent dans [sa] tête ».
Dans ses derniers écrits, Mohanned est attiré par la douleur des autres, la trouvant là où elle est la plus aiguë ou la plus cachée. Il parle d’un père dont la fille est en train de mourir quelque part au loin. « Le sentiment d’impuissance me tue chaque jour maintenant », confie le père.
Il s’attarde également sur la dégradation des postes de contrôle, où un voyageur est conduit dans « une pièce secrète semblable à une cellule de prison, sans aucune forme de vie […] où les voyageurs sont détenus simplement parce qu’ils sont palestiniens. Pourquoi les capitales et les aéroports sont-ils refusés aux Palestiniens ? »
L’un des derniers écrits de Mohanned était une pièce de théâtre intitulée Escape. Peu avant sa mort, il avait livré un dernier effort pour s’échapper. Sa mère explique qu’il avait été accepté pour étudier la littérature à la prestigieuse université hébraïque de Jérusalem, mais qu’il avait découvert qu’en raison de la politique israélienne, il pouvait s’attendre à se voir refuser la permission de quitter Gaza.
Pourtant, Mohanned combattait le désespoir et « recherchait la beauté », même s’il avait indiqué à ses abonnés qu’il écoutait Komm, süßer Tod, komm selge Ruh (« Viens douce mort, viens bienheureux repos ») de Bach. Même lorsqu’il est entré dans sa chambre le dernier soir et a fermé la porte à clé, Mohanned n’était peut-être pas sûr de passer à l’acte. La position de son corps invitait son oncle Assad à croire que Mohanned avait changé d’avis au dernier moment, mais trop tard.
Au cours des semaines et des mois qui ont précédé la mort de Mohanned, son désespoir a apparemment été aggravé par la prise de conscience que ses écrits ne pourraient jamais rien changer ; à ses yeux, le discours palestinien était contrôlé par des étrangers. Son suicide est survenu peu de temps avant que Donald Trump ne reconnaisse Jérusalem comme capitale d’Israël et ne remette en question le droit des réfugiés palestiniens à rentrer chez eux.
L’une des dernières histoires de Mohanned était intitulée « La baleine qui a verrouillé ma porte avec une queue ». Le narrateur fait un rêve récurrent dans lequel de petites baleines lui rendent visite et tentent de se suicider. Il se réveille et se demande pourquoi les baleines décident de mourir. Il se dit : « Il paraît que les baleines se suicident quand elles perdent leur sens de l’orientation, quand elles ne savent plus où aller. »
Lorsque je demande à Awadallah s’il considère Mohanned comme un martyr, il réfléchit un moment et sourit, expliquant que le désespoir de Mohanned a causé une grave maladie mentale et que c’est à cause de cette maladie qu’il s’est suicidé. À cet égard, Awadallah espérait qu’Allah serait bienveillant envers Mohanned et lui permettrait d’aller au paradis et non en enfer.
Je lui demande ce qui aurait pu être fait pour empêcher le suicide de Mohanned.
« Rien, répond-il. À part naître autre part qu’à Gaza. »
Cet article a été modifié le 11 juin 2018 pour clarifier la référence à l’impossibilité pour Mohanned Younis de quitter Gaza pour étudier.
18 mai 2018 – The Guardian – Traduction : Chronique de Palestine – Valentin B.