Par Jonathan Cook
Si une maladie peut donner une leçon de sagesse qui dépasse notre appréhension du prix et de la précarité de la vie, le coronavirus nous offre deux leçons.
La première est que dans un monde globalisé nos vies sont tellement interdépendantes qu’une vision de nous-mêmes en tant que îlots – que ce soient comme individus, communautés, nations, ou espèce unique et privilégiée – devrait être comprise comme la preuve d’une conscience de soi erronée. En vérité, nous avons toujours été étroitement liés, partie intégrante d’un réseau miraculeux de vie sur notre planète et, au-delà, poussière d’étoiles dans un vaste univers complexe et insondable.
Ce n’est que l’arrogance cultivée en nous par ces narcissiques qui se sont hissés au pouvoir grâce à leur propre égoïsme destructeur qui nous a rendus aveugles au nécessaire mélange d’humilité et d’émerveillement que nous devrions ressentir en regardant une goutte de pluie sur une feuille, ou un bébé s’efforçant de ramper, ou le ciel nocturne dont la splendeur étoilée se dévoile loin des lumières de la ville.
Et maintenant, tandis que nous entrons dans une période de confinement et d’auto-isolement – en tant que nations, communautés et individus – tout cela devrait nous apparaître beaucoup plus clairement. Il a fallu un virus pour nous montrer que ce n’est qu’ensemble que nous sommes les plus forts, les plus vivants et les plus humains.
Le fait que la menace de contagion nous prive de ce dont nous avons le plus besoin nous rappelle à quel point nous avons considéré que la communauté allait de soi, à quel point nous l’avons malmenée, vidée de son sens. Nous avons peur parce que les services dont nous avons besoin en période de difficultés et traumatismes collectifs ont été transformés en marchandises qu’il faut payer ou sont considérés comme des privilèges dont l’accès dépend des revenus, est rationné ou a tout simplement disparu. Cette insécurité est à l’origine de la pulsion actuelle à faire des réserves.
Lorsque la mort nous traque ce n’est pas vers les banquiers que nous nous tournons, ni vers les dirigeants d’entreprises, ni vers les gestionnaires de fonds spéculatifs. Néanmoins, ce sont ces personnes que nos sociétés récompensent le mieux. Ce sont les gens qui, si le salaire est un indicateur de valeur, sont les plus prisés.
Mais ce ne sont pas les gens dont nous avons besoin, en tant qu’individus, sociétés, nations. Mais ce sont plutôt les médecins, infirmières, travailleurs des services publics de santé, soignants et assistants sociaux qui vont se battre pour sauver des vies au risque de perdre la leur.
Pendant cette crise sanitaire, il est fort possible que nous remarquions qui et quoi est le plus important. Mais nous souviendrons nous du sacrifice, de leur valeur une fois que le virus ne fera plus les gros titres ? Ou bien allons-nous reprendre comme si de rien n’était – jusqu’à la prochaine crise – et récompenser les fabricants d’armes, les milliardaires propriétaires des médias, les patrons des entreprises d’énergies fossiles, et les parasites des services financiers qui se nourrissent de l’argent des autres.
“Il faut encaisser”
La deuxième leçon découle de la première. En dépit de tout ce que l’on nous a dit depuis quatre décennies ou plus, les sociétés capitalistes occidentales sont loin d’être les systèmes d’organisation les plus efficaces. Cette réalité apparaîtra pour ce qu’elle est à mesure que la crise du coronavirus va s’approfondir.
Nous baignons encore grandement dans l’univers idéologique du Thatchérisme et du Reaganisme, lorsque l’on nous a dit très littéralement : « La société, ça n’existe pas. » Comment ce mantra politique va-t-il résister à l’épreuve des semaines et mois à venir ? Comment pouvons-nous survivre en tant qu’individus, même en quarantaine, plutôt qu’en tant que membres de communautés qui prennent soin de nous tous ?
Les dirigeants occidentaux qui se font les champions du néolibéralisme, car c’est ce que l’on attend d’eux de nos jours, ont deux choix pour affronter le coronavirus – et les deux vont entraîner beaucoup de détournement d’attention si nous ne nous efforçons pas de percer à jour leurs hypocrisie et tromperie.
Nos gouvernants peuvent nous laisser « l’encaisser », comme l’a formulé le premier ministre britannique Boris Johnson. Dans les faits, cela signifie permettre ce qui est en réalité l’élimination d’un grand nombre des pauvres et des personnes âgées – élimination qui soulagera le gouvernement du fardeau financier que représentent les régimes de retraite et les prestations sociales sous financées.
De tels gouvernants vont prétendre qu’ils n’ont pas les moyens d’intervenir ni d’atténuer la crise. Confrontés aux contradictions inhérentes à leur vision du monde, ils deviendront soudain fatalistes, abandonnant leur croyance en l’efficacité et la vertu du marché libre. Ils vont dire que le virus était trop contagieux pour le contenir, trop résistant pour que les services de santé en viennent à bout, trop mortel pour sauver des vies. Ils vont éluder la responsabilité de décennies de coupes budgétaires dans le domaine de la santé et les privatisations qui ont rendus ces services inefficaces, inadéquats, lourds et rigides.
Ou, à contrario les femmes et hommes politiques vont utiliser leurs spécialistes en communication et alliés dans les grands médias pour obscurcir le fait qu’ils deviennent discrètement et temporairement socialistes pour gérer l’urgence. Ils vont modifier les règles de protection sociale afin que tous ceux dans le secteur des emplois précaires qu’ils ont créés – employés avec des contrats zéro heure – ne propagent pas le virus parce qu’ils n’ont pas les moyens de s’auto-confiner ou de se mettre en congés maladie.
Ou ce qui est plus probable, nos gouvernants vont poursuivre les deux options.
Crise permanente
Dans le meilleur des cas, la conclusion à tirer de cette crise – à savoir que nous avons tous la même importance, que nous devons prendre soin les uns des autres, que nous coulons ou nageons ensemble – sera traitée comme une leçon isolée, fugace, propre à cette crise, rien de plus. Nos gouvernants refuseront d’en tirer des leçons plus générales – de celles qui pourraient révéler leur propre culpabilité – quant à la façon dont des sociétés humaines, saines devraient fonctionner en permanence.
En fait, la crise du coronavirus n’a rien d’exceptionnel. Ce n’est qu’une forme exacerbée de la crise moins visible dans laquelle nous sommes enlisés. Tandis que la Grande Bretagne sombre sous les inondations chaque hiver, tandis que l’Australie flambe tous les étés, tandis que les états du sud des États-Unis sont dévastés par des ouragans, que ses grandes plaines se transforment en déserts de poussière, et que l’urgence climatique devient de plus en plus tangible, cette vérité fera son chemin lentement et douloureusement.
Ceux qui sont fortement investis dans le système actuel – et ceux qui ont subi un tel lavage de cerveau qu’ils n’en voient les vices – vont le défendre bec et ongles. Ils ne tireront aucune leçon de ce virus. Ils vont pointer du doigt les états autoritaires et prévenir que les choses pourraient être bien pires.
Ils pointeront du doigt le taux élevé de mortalité de l’Iran comme la confirmation que nos sociétés mues par la recherche du profit sont meilleures, toute en passant sous silence les terribles dégâts que nous avons infligés aux services de santé iraniens suite à des années de sabotage de leur économie par le biais de sanctions féroces. Nous avons rendu l’Iran d’autant plus vulnérable au coronavirus que nous voulions provoquer un « changement de régime » – interférer sous prétexte de préoccupations « humanitaires » – comme nous avons cherché à le faire dans d’autres pays dont nous voulions contrôler les ressources, de l’Irak à la Syrie et la Libye ?
L’Iran sera tenu responsable d’une crise que nous avons voulue, que nos hommes et femmes politiques ont projetée (même si sa rapidité et ses moyens sont arrivés par surprise), pour renverser ses dirigeants. Les défaillances de l’Iran seront citées comme preuves de notre mode de vie supérieur, tout en nous lamentant, pleins de suffisance, de l’offense d’une « ingérence russe » dont nous pouvons à peine définir les contours.
Valoriser le bien commun
Ceux qui défendent notre système, alors que sa logique interne s’effondre devant le coronavirus et l’urgence climatique, nous diront à quel point nous avons de la chance de vivre dans une société libre où certains – les cadres d’Amazon, les services de livraison à domicile, les pharmacies, les fabricants de papier toilette – peuvent toujours se faire de l’argent rapidement grâce à notre peur panique. Tant que quelqu’un nous exploite, tant que quelqu’un se remplit les poches, on nous dira que le système fonctionne – et fonctionne mieux que tout ce que l’on peut imaginer d’autre.
Mais en fait, les sociétés capitalistes à un stade avancé comme les États-Unis et le Royaume Uni vont peiner à revendiquer les succès, même limités contre le coronavirus, des gouvernements autoritaires. M. Trump aux EU ou M. Johnson au RU – exemples du capitalisme style « c’est le marché qui a raison » – sont-ils susceptibles de mieux réussir à contenir et gérer le virus que la Chine ?
Il ne s’agit pas d’une leçon sur les vertus des sociétés autoritaires par opposition à celles des sociétés « libres ». Elle concerne les sociétés qui chérissent la richesse commune, qui valorisent le bien commun, au-dessus de la cupidité et du profit individuels, au-dessus de la protection des privilèges d’une élite de la fortune.
En 2008, après des décennies passées à donner aux banques ce qu’elles voulaient – une totale liberté de faire de l’argent en brassant de l’air – les économies occidentales ont implosé suite à l’éclatement d’une bulle spéculative de liquidités inexistantes. Les banques et les services financiers n’ont pu être sauvés que grâce à des plans de sauvetage publics – avec l’argent des contribuables. On ne nous a pas donné le choix : les banques, nous a-t-on dit, étaient « trop importantes pour faire faillite ».
Nous avons acheté les banques avec notre richesse commune. Mais parce que la richesse/fortune privée est l’étoile du berger de notre ère, le public n’a pas été autorisé à posséder les banques qu’il avait achetées. Et une fois les banques renflouées par nos soins – socialisme perverti pour les riches – elles se sont remises à faire de l’argent privé, enrichissant une minuscule élite jusqu’au prochain crash.
Nulle part où aller
Les naïfs peuvent s’imaginer qu’il s’agit d’un cas unique. Mais les défaillances du capitalisme sont structurelles et inhérentes au système, comme le démontre déjà le virus et comme l’urgence climatique va le faire comprendre avec une inquiétante férocité dans les années à venir.
La fermeture des frontières signifie que les compagnies aériennes vont rapidement faire faillite. Elles n’ont pas, bien sûr, de poire pour la soif. Elles n’ont pas économisé, elles n’ont pas fait preuve de prudence. Elles sont dans un monde impitoyable où il leur faut concurrencer les rivales, les acculer à la faillite et faire autant de profits que possibles pour leurs actionnaires.
Il n’y a maintenant nulle part où aller pour les compagnies aériennes – et il n’y a pour ces dernières aucun moyen apparent de faire rentrer de l’argent pendant des mois et des mois. Comme les banques elles sont trop importantes pour faire faillite – et comme les banques elles réclament que de l’argent public vienne à leur secours pour leur permettre de subsister jusqu’à ce qu’elles puissent à nouveau voracement faire des profits pour leurs actionnaires. Il se trouvera beaucoup d’autres sociétés pour faire la queue derrière les compagnies aériennes.
Et tôt ou tard le public sera à nouveau forcé de renflouer ces sociétés motivées par le profit et dont la seule efficacité est le rôle central qu’elles jouent dans le réchauffement climatique et l’éradication de la vie sur la planète. Les compagnies aériennes seront revitalisées jusqu’à ce que surgisse la prochaine crise inévitable, dont elles sont des acteurs clés.
Une botte piétinant un visage
Le capitalisme est un système efficace pour qu’une toute petite élite s’enrichisse à un coût effroyable, et de plus en plus intenable, pour la société dans son ensemble – et seulement jusqu’à ce que ce système s’avère n’être plus efficace. Puis la société dans son ensemble doit payer la note pour venir en aide à l’élite des riches afin que le cycle puisse reprendre. A l’instar d’une botte piétinant un visage – éternellement, comme George Orwell a mis en garde il y a fort longtemps.
Mais le problème n’est pas seulement que le capitalisme soit économiquement autodestructeur ; il est également dénué de sens moral. Une fois encore, nous devrions examiner les modèles de l’orthodoxie néolibérale : le Royaume Uni et les États-Unis.
En Grande Bretagne, le National Health Service – jadis envié du monde entier – est en phase terminale après des décennies de privatisation et d’externalisation de ses services. Et maintenant le même parti conservateur qui a mis en œuvre la cannibalisation du NHS plaide auprès d’entreprises telles que les constructeurs automobiles pour qu’elles pallient une grave pénurie de respirateurs, qui seront bientôt nécessaires dans l’assistance respiratoire des malades du coronavirus.
A une époque, en situation d’urgence, les gouvernements occidentaux auraient été en mesure de contrôler les ressources, tant publiques que privées, pour sauver des vies. Des usines auraient pu être reconverties pour le bien public. Aujourd’hui, le gouvernement se comporte comme si tout ce qu’il pouvait faire c’était d’inciter les entreprises, fondant ses espoirs sur l’appât du gain et l’égoïsme qui les motivent à entrer sur le marché du respirateur, ou à fournir des lits, d’une manière qui soit bénéfique pour la santé publique.
Les défauts de cette approche devraient sauter aux yeux si nous examinions comment un constructeur automobile pourrait répondre à la requête d’adapter ses usines pour fabriquer des respirateurs.
S’il n’est pas persuadé qu’il peut gagner de l’argent facilement ou s’il pense qu’il peut faire des profits plus importants ou plus rapidement en continuant à fabriquer des voitures à un moment où la population a peur de prendre les transports en commun, des patients mourront. Ou s’il temporise, attendant de voir si la demande de respirateurs sera assez forte pour justifier l’adaptation de ses usines, des patients mourront. S’il fait traîner espérant que la pénurie de respirateurs amènera le gouvernement à accorder des subventions de peur d’une réaction négative de la population, des patients mourront. Et s’il fabrique des respirateurs au rabais, pour augmenter les profits, sans s’assurer du contrôle de qualité par du personnel médical, des patients mourront.
Le taux de survie dépendra non pas de l’intérêt du bien commun, de notre mobilisation pour aider ceux qui en ont besoin, de la planification pour obtenir le meilleur résultat, mais des caprices du marché. Et pas seulement du marché, mais des perceptions humaines erronées de ce qui constituent les forces du marché.
Survie du plus apte
Comme si cela ne suffisait pas, M. Trump – bouffi d’orgueil –démontre comment cette recherche du profit peut s’étendre du monde des affaires qu’il connait si intimement au monde politique cynique qu’il maîtrise progressivement. D’après certains rapports, en coulisses il est à la recherche d’une arme magique. Il est en contact avec des sociétés pharmaceutiques internationales pour en trouver une qui soit proche de mettre au point un vaccin afin que les États-Unis lui en achètent les droits exclusifs.
Des rapports laissent entendre qu’il veut offrir le vaccin exclusivement au peuple américain, dans ce qui équivaudrait dans une année de réélection à un atout électoral par excellence. Ce serait le nadir de la philosophie de la loi de la jungle – la survie du plus apte, ou le marché décide de la vision du monde – que l’on nous a encouragés à vénérer au cours des quatre dernières décennies. C’est ainsi que se comportent les gens lorsqu’ils sont privés d’une société constituée envers laquelle ils sont responsables et qui est responsable envers eux.
Mais même à supposer que M. Trump daigne finalement permettre à d’autres pays de bénéficier de son vaccin privatisé, il ne s’agira pas de venir en aide à l’humanité, de servir le bien commun. Il s’agira pour M. Trump, l’homme d’affaires-président de réaliser un joli profit pour les EU sur le dos du désespoir et de la souffrance des autres, et de se faire valoir comme un héros politique sur la scène internationale.
Ou, plus probablement, ce sera une nouvelle occasion pour les EU de manifester leurs principes « humanitaires », récompensant les « bons » pays en leur donnant accès au vaccin, tout en refusant aux « mauvais » pays comme la Russie le droit de protéger leurs citoyens.
Une vision du monde outrageusement étriquée
Ce sera une illustration parfaite à l’échelle internationale – et en technicolor vif – du fonctionnement à l’américaine de la commercialisation de la santé. C’est ce qui se produit lorsque la santé est traitée non pas comme un bien commun mais comme une marchandise à acheter, comme un privilège pour motiver la main d’œuvre, comme une mesure du succès et de l’échec.
Les EU, de loin le pays le plus riche de la planète, ont un système de santé défaillant non pas parce qu’ils n’ont pas les moyens d’en avoir un bon, mais parce que leur vision politique du monde est si outrageusement étriquée par le culte de la richesse qu’ils refusent de reconnaître l’existence du bien commun, de respecter la richesse commune d’une société en bonne santé.
Le système de santé états-unien est de loin le plus cher au monde, mais aussi le plus inefficace. La grande majorité des « dépenses de santé » ne contribue pas à guérir les malades mais à enrichir une industrie de la santé formée de groupes pharmaceutiques et de compagnies d’assurances maladie.
D’après les analystes un tiers de toutes les dépenses de santé – 756 milliards de dollars – serait du « gaspillage ». Mais « gaspillage » est un euphémisme. En fait, c’est de l’argent qui vient remplir les poches de groupes qui se qualifient d’industrie de la santé tandis qu’ils escroquent la richesse commune des citoyens américains. Et l’escroquerie est d’autant plus grande qu’en dépit des dépenses colossales plus d’un Américain sur 10 n’ont pas de couverture santé digne de ce nom.
Le coronavirus va mettre en lumière, comme jamais auparavant, la corruption et l’inefficacité de ce système – le modèle de services de santé axés sur le profit, des forces du marché qui veillent aux intérêts à court terme des entreprises, et non aux intérêts à long terme de nous tous.
Il existe d’autres solutions. Actuellement, les Américains ont le choix entre un candidat démocrate socialiste, Bernie Sanders, qui défend le droit à la santé parce que c’est un bien commun, et un patron du parti démocrate, Joe Biden, qui défend les lobbies d’affaires dont il dépend pour son financement et son succès politique.
L’un est en train d’être marginalisé et calomnié comme étant une menace pour le mode de vie américain par une poignée de groupes qui détiennent les médias états-uniens, tandis que l’autre se trouve être propulsé vers l’investiture du parti démocrate par ces mêmes groupes.
Le coronavirus a une leçon importante et urgente à nous donner. La question est : sommes-nous prêts à l’entendre ?
Auteur : Jonathan Cook
19 mars 2020 – The Palestine Chronicle – Traduction: Chronique de Palestine – MJB