Par Richard Falk
Comme il fallait s’y attendre ma sixième visite au Vietnam a fait remonter à la surface de nombreux souvenirs, parmi lesquels les parallèles faits entre les expériences des Vietnamiens et des Palestiniens, deux peuples qui ont tant compté pour moi au cours de ma vie d’adulte.
J’ai visité Hanoi en 1968 en pleine guerre américaine qui dévastait le pays et sa population, causant plus de trois millions de morts et détruisant délibérément l’environnement naturel et humain en utilisant d’immenses quantités d’agent orange qui contient cette substance chimique fortement toxique, la dioxine. L’agent Orange était utilisé pour défolier de vastes zones de la campagne dans le Sud comme tactique contre les forces révolutionnaires vietnamiennes qui profitaient des régions boisées pour lancer leurs attaques. Ce que l’agent orange a laissé en héritage continue de rappeler sinistrement la guerre, engendrant dans la société des soupçons angoissés de contamination actuelle, qui semblent confirmés par la persistance de malformations congénitales dans certaines provinces dont le nombre dépasse de loin les prévisions statistiques normales. Les Vietnamiens ne mentionnent cette tragédie en cours qu’à mots couverts car le gouvernement craint que cela ne nuise aux projets vietnamiens d’augmenter les exportations de produits agricoles. Cela fait partie de l’atmosphère actuelle où la volonté d’accorder la plus haute priorité politique à la croissance économique et à la réduction de la pauvreté a maintenant remplacé les préoccupations relatives à la guerre et la paix que j’avais vu exprimées lors de ma visite au Vietnam pendant la guerre.
Il ne faut pas comprendre le parallèle fait entre le Vietnam et la Palestine comme postulant une similitude. Les deux expériences sont chacune très distinctes, reflétant de nombreuses caractéristiques particulières de l’expérience culturelle, historique, économique et politique de chaque pays, ainsi que les spécificités de leurs relations avec leur environnement régional et international. En même temps, ces deux peuples partagent des expériences de victimisation prolongée déterminantes, indissociables d’âpres luttes de résistance, parce que le récit national qu’ils voulaient se heurtait aux ambitions et aux engagements géopolitiques des États-Unis.
Au Vietnam, les États-Unis ont endossé la responsabilité d’une guerre coloniale déjà perdue une fois par la France en 1954, et l’ont poursuivie avec une fureur quasi incontrôlée pendant plus d’une décennie avant de renoncer à la quête en 1975, et de rentrer furtivement chez eux la défaite à peine voilée. Les enjeux supposés du conflit pour les États-Unis au Vietnam se mesuraient et se justifiaient principalement à l’aune idéologique de la guerre froide, en maintenant le front en Asie contre le communisme après «la perte de la Chine». Selon la justification principale de la guerre, le Vietnam était un domino asiatique, et s’il tombait du côté des forces de libération nationale, le communisme se propagerait rapidement aux pays voisins du Vietnam, ce qu’alors Washington interprétait comme signifiant l’expansion de la sphère d’influence chinoise.
Bien sûr, les motivations idéologiques et géopolitiques étaient habillées, comme d’habitude, d’une propagande louche sur la défense de la liberté et la protection du Sud-Vietnam contre l’agression du Nord. Cette division imposée du Vietnam était elle-même le fruit de la dernière étape de l’imaginaire colonial occidental qui tentait de faire croire au monde, que les frontières conçues par intérêt géopolitique priment sur le droit fondamental à l’autodétermination, qui reflète les unités organiques de l’histoire, de la tradition et de l’identité nationale.
Finalement, comme dans la plupart des autres luttes anti-coloniales, le mouvement national finit par l’emporter au cours de la période qui suivit 1945, bénéficiant au Vietnam d’une direction politique, militaire et idéologique inspirée dans les personnes de Ho Chi Minh, du Général Vo Nguyen Giap et de Le Duan, et d’une tradition historique séculaire de défense victorieuse du territoire national contre les envahisseurs étrangers, en particulier les Chinois. Qui plus est, non seulement les Vietnamiens se sentaient renforcés par ce récit historique de la victoire, mais ils étaient également fiers et soutenus par un bilan extraordinaire de réconciliation post-conflit avec des ennemis antérieurs, ce que beaucoup d’autres gouvernements et sociétés feraient bien de méditer. Les dirigeants politiques de Hanoï aimaient à raconter aux visiteurs étrangers pendant la guerre comment les Vietnamiens avaient préparé un banquet d’adieu pour leurs intrus chinois une fois que ces derniers avaient opté pour la paix et décidé de rentrer chez eux, sous-entendant manifestement que si les Américains mettaient fin à la guerre, une amitié pourrait s’en suivre, et non de la récrimination et de l’amertume.
Jamais n’ai-je mieux compris le slogan communiste selon lequel notre ennemi est le gouvernement et non le peuple, que lorsque je suis arrivé au Vietnam en 1968 en tant que militant pacifiste américain. Ce que je ressentais avec une intensité qui ne pouvait être mise en scène, c’était l’authenticité de ces sentiments, alors fortement associés aux enseignements et aux croyances de Ho Chi Minh. Cette attitude, si différente de ce que j’avais vécu lorsque j’étais enfant pendant la Seconde Guerre mondiale, était incarnée par la valeur qu’Ho accordait à la Déclaration d’Indépendance américaine, que les écoliers vietnamiens devaient lire et méditer pendant une guerre, où les avions américains déversaient quotidiennement des tonnes d’explosifs sur les villages et les villes d’un peuple presque sans défense. Je me souviens, alors que nous roulions à travers la magnifique campagne vietnamienne pendant la visite, qu’un responsable gouvernemental dit que toute la famille du chauffeur avait récemment été tuée par un bombardement, mais que si un avion américain venait à nous attaquer, il risquerait sa vie si nécessaire, pour sauver ‘la vôtre.’ Je fus très ému à ce moment-là parce que cela me semblait tellement sincère, et conforme à tout ce que j’avais ressenti pendant mes deux semaines dans le pays, à une époque où il traversait de rudes épreuves nationales, y compris une pénurie de nourriture et de médicaments. Les Vietnamiens, même dans ces circonstances désastreuses, étaient prêts à donner tellement plus que ce que je pouvais moi donner!
Mon expérience avec le peuple de Palestine, qu’il vive sous occupation, comme minorité en Israël, ou dans des camps de réfugiés ou comme membre de diaspora mondiale, comporte de nombreux moments émouvants équivalents, peut-être même plus, qui furent accompagnés de larmes de douleur ou de rire. Les deux peuples font preuve d’une volonté, d’une vertu, d’un amour à toutes épreuves, et d’un vif sens humoristique de la réalité, qui dépasse ce qui paraît imaginable. Au-delà, dans le cas du peuple palestinien, ce dernier poursuit sa lutte en apparence contre toute attente si l’on en croit le calcul du «réalisme politique», qui ne semble jamais perdre de sa crédibilité, quelle que soit la fréquence de ses erreurs. Il existe des différences cruciales entre l’adversaire principal auquel étaient confrontés les Vietnamiens et celui des Palestiniens. C’est cette subjectivité des forces d’oppression qui n’est pas appréciée à sa juste valeur. Les Français ainsi que les Américains, bien qu’investissant lourdement dans leur guerre respective, avaient toujours eu un Plan B, à savoir une métropole où ils pouvaient rentrer en battant en retraite du Vietnam si le coût de la campagne outre-mer devenait trop élevé.
Pour les Israéliens, bien que de nombreux juifs en qualité d’individus détiennent un second passeport, il n’existe pas de plan B, pas de patrie autre que celle établie par l’entreprise de colonisation de peuplement sioniste dès ses débuts vers la fin du 19ième siècle. Ces enjeux sionistes importants permettent d’expliquer la raison de sa justification relativement à la spoliation et la souffrance du peuple palestinien. Ce que les Israéliens seront peut-être forcés de prendre en considération à l’avenir, si les pressions défavorables exercées par la résistance nationale palestinienne appuyée par des initiatives de solidarité internationale devenaient suffisamment menaçantes pour le rendre attractif pour les Israéliens, c’est le plan C, à savoir ‘une paix juste’ reposant sur l’égalité des deux peuples.
Un tel changement draconien des objectifs israéliens nécessiterait de renoncer à la fois à l’idée et aux mécanismes d’un État juif d’exclusion, c’est-à-dire d’abandonner la vision biblique des Juifs israéliens occupant toute la «terre promise» de Palestine et de démanteler les structures de l’apartheid mises en place pour maintenir le contrôle sur le peuple palestinien dans son ensemble. À ce stade, une paix juste semble être un scénario si improbable au point d’inviter des réponses du type «utopique» ou «impossible» à toute proposition d’initiative allant dans ce sens. Pourtant, l’histoire a sa façon à elle de déstabiliser les oppresseurs, faisant que l’impossible arrive. Les Israéliens feraient bien de réfléchir à leur avenir avant de supposer qu’ils peuvent assujettir le peuple palestinien indéfiniment.
Ils devraient notamment réfléchir au fait que les Palestiniens, comme les Juifs israéliens en tant que collectivité, n’ont pas non plus de Plan B (et peu d’entre eux de second passeport!), et à l’assertion israélienne intéressée selon laquelle, étant donné que les Palestiniens sont des «Arabes», ils pourraient et devraient abandonner leur quête d’une Palestine souveraine, et se contenter de vivre dans le monde arabe. Les Palestiniens, comme on pourrait s’y attendre, rattachent leurs aspirations à leurs liens avec la Palestine, et ne seraient pas plus heureux, ou ne se sentiraient pas plus en sécurité s’ils s’établissaient dans un pays arabe que les Juifs israéliens ne le seraient de vivre dans un pays occidental, en fait encore moins.
La plupart des dirigeants palestiniens semblent prêts depuis longtemps à négocier leur version d’un Plan C, sous réserve qu’il contienne la clause explicite donnant un sens concret à l’affirmation d’une «égalité des droits». Certes, le Hamas peut sembler réticent à approuver un Plan C complet, au moins au départ, mais ses dirigeants ont aussi au cours de la décennie passée cherché à échapper à la routine de la violence perpétuelle, et si les dirigeants israéliens faisaient preuve d’une bonne foi comparable, un arrangement à long terme semblerait réalisable, bénéfique pour les deux peuples et permettant aux deux parties de se sentir à l’aise avec leur propre interprétation de ce qui a été convenu, de cette zone d’ambiguïté que les juristes excellent à délimiter, si bien que les divergences sont neutralisées plutôt que résolues. Plus spécifiquement, le Hamas ne serait pas contraint de légitimer Israël dans le processus de normalisation des relations, et d’accepter la réalité de son existence en tant que pays.
Pendant la guerre du Vietnam, Lyndon Johnson a une fois fait référence au Vietnam comme d’une puissance asiatique minable, insinuant qu’il ne faudrait rien de moins qu’un miracle pour que les Vietnamiens puissent remporter la victoire. De nombreux historiens militaires sont toujours en peine de pouvoir offrir une explication à l’issue du conflit, étant donné les disparités économiques et militaires entre les adversaires. La guerre du Vietnam, surtout après que les illusions d’une victoire américaine furent détruites par l’Offensive du Têt en 1968, devint politiquement trop coûteuse en hommes et en finances pour la poursuivre, bien que les faucons des think tanks ont continué obstinément à affirmer que ‘la défaite fut arrachée des dents de la victoire’, voire à suggérer insidieusement que ‘la guerre fut perdue dans les salons américains (c’est à dire, par les reportages télévisuels, en particulier sur le rapatriement des soldats américains dans des sacs funéraires et des cercueils). De telles explications reviennent à un déni orientaliste des capacités vietnamiennes, insinuant qu’il était impossible qu’une technologie militaire si arriérée puisse l’emporter lorsque confrontée à un équipement hyper moderne illimité dont disposaient les forces armées américaines.
Pendant plusieurs années, des partisans extrémistes d’Israël ont exhorté le monde à passer à autre chose, et à accepter la réalité, à savoir qu’Israël avait gagné, les Palestiniens perdu, et que quelle que soit la sympathie que pouvaient inspirer les mérites de la lutte des Palestiniens, cette dernière était devenue une cause perdue de plus. Daniel Pipes, sioniste zélé de longue date, a institutionnalisé cette diplomatie de ‘fin de partie’ en utilisant une ONG sous son influence, le Middle East Forum, pour promouvoir ‘un comité de la victoire’ à la fois aux États-Unis et en Israël avec la participation d’élus du Congrès états-unien et de la Knesset israélienne. Il y a quelque chose de dissonant dans cette posture triomphaliste. Elle ne cadre pas bien avec les efforts effrénés des lobbies israéliens partout dans le monde pour discréditer la campagne BDS en la qualifiant de ‘nouvel antisémitisme’ ou le mécontentement grandissant des think tanks israéliens, irrités de l’élan croissant du mouvement de solidarité internationale avec la Palestine donnant naissance à des campagnes financées à grands frais pour punir les militants anti Israël partout dans le monde. Étant donné ces réalités, il me semble que la comparaison pertinente que l’on puisse faire soit avec la volte face de l’Afrique du Sud, et non avec la victoire du Vietnam. L’Afrique du Sud de l’apartheid apparaissait également aux yeux du monde solidement implantée jusqu’à , oh stupeur, son effondrement auto-infligé au début des années 1990, à une époque où même les rêveurs n’imaginaient pas une transition pacifique vers une réalité post apartheid.
Ne nous laissons pas bercer par de doux rêves, nous qui nous soucions d’un avenir juste pour les deux peuples devons être conscients que cela impliquera travail, sacrifice et lutte. Les rêves ne prennent pas corps sans le dévouement d’un peuple courageux et créatif, source d’inspiration motivante pour les amis et partisans. Ce don de résilience charismatique et émancipatrice constitue l’identité fondamentale des peuples vietnamien et palestinien, c’est leur point de convergence le plus profond.
Auteur : Richard Falk
* Richard Falk est professeur émérite, détenteur de la chaire Albert G Milbank de droit international à l’université de Princeton et chercheur à Orfalea Center of Global Studies.Il a aussi été rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme palestiniens. Pour consulter son blog et son compte Twitter
26 novembre 2017 – richardfalk.wordpress.com – Traduction: Chronique de Palestine – MJB