Par Somaia Abu Nada
Des fragments, c’est tout ce qu’il me reste de mon oncle. La dernière fois que j’ai vu oncle Zyaad, c’était à l’Aïd, en 2008. Alors que ma famille se préparait à quitter sa maison pour rentrer chez nous, il a fait un signe de la main et a souri. Ma mémoire est floue maintenant; peu importe à quel point j’essaie de me souvenir, je ne peux pas vraiment imaginer à quoi il ressemblait. Mais je sais comment je me sentais : en sécurité.
Quand j’avais 5 ans, j’imaginais les frappes aériennes comme des cannes à sucre tombant du ciel, car qasap (canne à sucre) et qasef (bombardement) se prononcent presque de la même manière en arabe.
À l’époque, l’idée était plaisante, jusqu’à ce que je grandisse et comprenne la différence…
Ma grand-mère parle de mon oncle comme d'”une brise, qui laissait de la lumière partout où il allait”. Il avait passé 12 ans en Allemagne, mais ses parents ne supportaient pas de vivre si loin de lui, dans l’impossibilité de lui rendre visite.
Il est donc rentré à Gaza en 2007 et a passé deux mois à chercher du travail. Il a finit par obtenir un emploi de saisie de données dans un poste de police.
Il rendait visite à ma famille et le clou de ma journée était ses tours de magie. Ensuite, je me blottissais à côté de lui sous ma couverture jaune, pendant qu’il me racontait des contes de fées. J’adorais aussi quand il m’apprenait des mots d’allemand. Je trouvais les nouvelles langues fascinantes.
À mes yeux, il était sage, sensible et vraiment beau.
La guerre israélienne de 2008 contre Gaza a été un tournant dans toutes nos vies. Pour moi, c’était la fin de mon enfance, le moment où j’étais obligée d’accepter la perspective de la mort, la mienne ou celle d’un être cher.
Il était 11 heures du matin le 27 décembre. Alors que j’allais à l’école, j’ai entendu une série d’explosions. Le son était horrible, comme si ma tête allait exploser. Il y avait de la fumée partout.
Je suis retournée chez moi en courant pour trouver ma sœur en train de pleurer et ma mère tenant son téléphone portable. Elle remarqua à peine mon arrivée, ce qui était si inhabituel. La télévision était sur une chaîne d’information et le speaker disait : “Israël a lancé plusieurs frappes aériennes sur la ville de Gaza… Le nombre de martyrs a atteint 380… Les avions de guerre israéliens ont touché de nombreux postes de police.”
Ma mère s’est précipitée chez mes grands-parents, et mon frère et moi sommes restés avec mon père. Le bruit des frappes était si sauvage et si proche… Nous n’avons pas eu de nouvelles de ma mère pendant environ six heures, mais nous savions par ma tante, qu’elle, mon autre oncle et le meilleur ami de l’oncle Zyaad se rendaient dans tous les hôpitaux parce qu’il était au travail lors de la première vague de bombardement.
Nous avons imaginé tous les scénarios possibles pour calmer notre inquiétude. L’un était que mon oncle avait quitté son travail avant l’attaque. Mais ensuite, nous avons reçu un appel téléphonique de ma mère. D’une voix encore sous le choc, elle a dit: “Nous l’avons trouvé.”
Ils avaient passé une demi-journée à chercher. Ils ont mené leur quête d’abord parmi les blessés, puis consulté les actes de décès, mais ils n’ont rien trouvé. Finalement, ils ont cherché parmi les corps non reconnus, qui n’avaient plus de traits du visage. Et c’est là qu’ils l’ont trouvé.
Le meilleur ami de mon oncle est resté devant le corps pendant un moment, jusqu’à ce qu’il reconnaisse les chaussettes que portait mon oncle. Il a confirmé qu’il savait avec certitude qu’elles lui appartenaient.
Au début, je me suis convaincue qu’il était parti quelque part – peut-être en Allemagne pour une visite – et qu’il reviendrait. Mais ce fantasme n’a pu résister longtemps.
Lorsque nous perdons quelqu’un qui nous est cher, nous faisons face à de nombreuses vagues de chagrin.
Les coups les plus sourds et les plus forts surviennent quand la mauvaise nouvelle arrive. Nous nous trouvons prisonniers entre deux forces : notre esprit conscient, qui nous prépare à accepter ce qui s’est passé, et notre subconscient, qui essaie de nous protéger en niant tout.
La deuxième vague est une sorte de trêve entre nos esprits et nos cœurs, nous permettant de nous stabiliser ; la brume devant nos yeux s’évanouit progressivement et nous commençons à voir clair à nouveau.
La troisième vague est un analgésique qui nous engourdit.
Au fil du temps, mes souvenirs d’oncle Zyaad sont devenus moins précis. Je ne suis plus capable de me représenter précisément son image. Quand je ferme les yeux, je vois surtout son sourire quand il me dit au revoir.
Je me demande s’il avait la moindre idée qu’il nous quittait. Comment est-il possible qu’une seule frappe aérienne puisse le mettre en pièces, lui et ses collègues, sans qu’il soit possible de lui donner un baiser d’adieu, puisqu’il n’y avait plus qu’un corps en pièces à enterrer ?
Vivre une vie hantée par un fantôme est épuisant. Chaque fois que j’essaie d’avancer, le fantôme me tire de deux pas en arrière. Dans ma tête, il y a guerre après guerre. Guerre sans sirènes, ni soldats, ni chars ou frappes aériennes… C’est une guerre intérieure qui commence avec les premiers rayons de soleil alors que je suis à peine éveillée.
Cela commence par ces deux questions : Pourquoi suis-je vivante ? Qu’y a-t-il de si spécial dans mon existence ?
Puis je quitte mon lit malgré ce lourd fardeau, décidant d’affronter la journée. Le lendemain matin commence de la même façon et une fois de plus je me dis que je ne trouverai les réponses que si je me lève et quitte mon lit.
Le plan à long terme d’Israël semble être de tuer chaque Palestinien, lentement.
Partout où nous essayons d’aller, son siège coupe nos ailes et obscurcit les rayons d’espoir qui tentent de percer les nuages. La vie à Gaza est similaire à la série The Maze Runners, dans laquelle les personnages tentent de s’échapper d’un labyrinthe pour se retrouver dans un autre. Chaque tentative mène à des obstacles plus compliqués et dangereux.
Le siège de Gaza consomme notre énergie et tire nos rêves vers le bas. Il se nourrit de nos ambitions, de nos passions, de notre bonheur et de notre jeunesse.
Une fois, j’ai entendu un poème intitulé « Nous enseignons la vie, monsieur » et je me suis demandée comment nous pouvions enseigner la vie sans connaître son potentiel réel.
Mais peut-être que la réponse est plus facile que je ne le pense. Nous avons appris à chérir chaque moment que nous passons avec nos familles et nos amis. Nous adorons les petits détails qui nous réjouissent. Nous admirons la mer, les oiseaux, les palmiers, le lever du soleil, le coucher du soleil et tous les jours qui passent sans drones ni bombardements.
Chaque être humain, chaque moment de la vie compte.
Auteur : Somaia Abu Nada
Mon nom est dérivé du mot arabe pour le ciel. Mon père me l'a donné parce qu'il estime qu'il ne devrait y avoir aucune limite à mes ambitions. Je suis une rêveuse, et à travers l'écriture, je crois que je peux être qui je veux. J'ai une maîtrise en traductologie, une licence en littérature anglaise et un diplôme en enseignement de l'anglais. J'ai travaillé comme formatrice d'anglais pendant près de trois ans. J'ai également travaillé en tant que traductrice, écrivaine, éditrice, correctrice d'épreuves et artiste voix off. Mon dernier poste était coordinateur des activités pour We Are Not Numbers. Mon compte twitter.
4 mars 2021 – We Are Not Numbers – Traduction : Chronique de Palestine