Par Robert Fisk
Les civils venant de Douma, dans la Ghouta orientale, étaient effrayés – traumatisés serait le terme médical exact – mais ils étaient vivants. Ils étaient assis en silence dans l’autobus du gouvernement qui les avait amenés au barrage d’Arbeen, les enfants avec leur mère, les anciens sur le qui-vive, des hommes plus jeunes – en petit nombre – qui regardaient par la fenêtre. Quand nous sommes montés à bord avec eux, un carnet à la main et la caméra se déplaçant au milieu des passagers, ils sont restés assis comme des figurants dans un film muet, leurs visages marqués par la souffrance du siège. Se taisaient-ils par crainte de ce qui les attendait ? Ou parce qu’ils étaient encore sous le choc de ce qu’ils venaient de subir ?
Nous savions tous ce qui se disait, à savoir que les djihadistes qui avaient refusé d’accepter les conditions des Russes pour quitter les villages et les champs assiégés de la Ghouta, bombardaient les réfugiés pour les empêcher de partir. N’importe quoi ! Du moins c’est ce que nous pensions jusqu’à ce qu’un mortier frôle le bus et s’écrase dans des ruines, à 30 mètres de nous. Les réfugiés – car c’est ce qu’ils étaient maintenant après les tunnels de la Ghouta – ont tourné la tête, comme des oiseaux, vers le nuage de fumée qui s’élevait dans le ciel, et les soldats syriens qui étaient à l’extérieur se sont précipité vers les bus. Un général est monté à bord. ” Ne restez pas là, démarrez ! Vite ! ” a-t-il crié.
Dans le bus – et dans les heures qui ont suivi – nous avons essayé de comprendre ce qui s’était passé dans la Ghouta orientale, et nous nous sommes vite rendus compte qu’il faudrait un an, peut-être même dix ans, pour comprendre les massacres, le cynisme des responsables et la souffrance des innocents qui marquent cette bataille épique. On entendait des choses qui ne correspondaient pas tout à fait à ce qu’on croyait savoir ; ces gens disaient qu’ils vivaient dans des tunnels. Mais les passagers et les milliers de réfugiés que nous avons rencontrés par la suite ne mouraient pas de faim du tout. Leurs visages étaient pleins, leurs vêtements étaient propres. Mais la plupart d’entre eux avaient perdu des parents ou des amis.
Nous ne mentionnerons pas ici le grand nombre de combattants islamiques que nous allions voir émerger des décombres suite à l’accord de paix russe – une vaste armée par rapport aux quelques rares combattants que nous nous attendions à voir ; ils sortaient par centaines, des hommes barbus que nous n’avions jamais vus, jamais, dans ces vidéos bouleversantes sur les souffrances des civils qui nous sont parvenues de la Ghouta assiégée au fil des semaines. Comment se fait-il que nous n’avions jamais vus tous ces combattants auparavant ? Certains portaient encore leurs armes. Mais nous y reviendrons plus tard.
Les civils passent en premier.
Un homme à la barbe grise, qui paraissait 65 ans, mais n’avait que 48 ans, a déclaré que son fils de 18 ans avait été enlevé par des “terroristes” – certains de ces nouveaux réfugiés avaient déjà adopté la langue du régime – et qu’il n’avait donc pas pu partir avec lui. Nisreen, une femme en noir, a parlé du bombardement de Douma. Elle n’a pas mentionné d’avion – et a dit que son mari et son fils de 11 ans étaient morts dans le bombardement initial de la Ghouta orientale, il y a plus de deux ans.
“Mohamed avait emmené Hassam à la mosquée pour la prière. La bombe a explosé sur le toit. Mon autre fils était dans la rue. ”
Les bus se sont dépêchés de quitter la ligne de front et nous les avons suivis dans les allées boueuses du sud de la ville d’Adra jusqu’à un ancien camp de vacances pour enfants où se trouvaient maintenant 15 000 des civils qui avaient déjà réussi à fuir la Ghouta. C’était un endroit assez misérable, mais il y avait des fleurs, des tentes de l’ONU et des piles de pains. Contrairement ce que prétend la propagande occidentale, ce n’était pas un camp uniquement destiné à impressionner/berner les visiteurs étrangers – il nous a fallu user de beaucoup de persuasion pour qu’on nous laisser entrer. Il y avait des monceaux de pains et des tentes de l’ONU et des hommes qui vendaient du café ; la plupart avaient l’air d’avoir très envie de nous parler – jusqu’à un certain point.
Une jeune femme qui portait un foulard clair a dit que, oui, elle avait perdu trois membres de sa famille à Douma. Son père malade était mort par manque de médicaments, et son neveu et la fille de sa cousine avaient été tués par ce qu’elle appelait des “tirs croisés”. Je devais encore entendre parler de ces “tirs croisés” par la suite. L’homme en avait déjà parlé dans le bus et quelqu’un d’autre qui faisait du café sur un réchaud à gaz avait aussi parlé de “tirs croisés” entre les combattants de Faylaq al-Rahman et ceux de Jaish al-Islam. Si c’est vrai, alors il a dû y avoir eu beaucoup de luttes internes entre les djihadistes pendant que les Syriens et les Russes faisaient pleuvoir sur eux les feux de l’enfer.
Quand j’ai demandé à une autre femme si elle connaissait des civils tués dans le bombardement syrien et russe de ce mois-ci, une représentante d’une ONG syrienne qui parlait suffisamment l’anglais pour pouvoir se montrer désagréable, m’a interpellé : “Pour qui travaillez-vous ? “l’Independent ? NON, il n’est pas indépendant !” Mais petit à petit, les gens ont raconté leur histoire. Il y avait un homme en fauteuil roulant, Alaa Younis, qui avait reçu une balle dans le cou et dont le bas du corps était paralysé – à cause d’une autre fusillade, a expliqué son père Mohamed. Ses blessures étaient réelles, il avait du ruban adhésif médical autour de la taille, et son visage était déformé par des spasmes de douleur. Puis est arrivée une autre femme qui, elle, nous a parlé des bombes, “tombant dans les rues, et toutes les maisons de la rue s’étaient effondrées”.
Et puis une femme de 53 ans, Sana el-Boukeri, s’est approchée de nous, elle souriait, mais son visage est sans doute le plus triste qu’il nous a été donné de voir en Syrie. Elle portait des lunettes, elle était vêtue de noir et elle voulait nous parler. Oui, elle était à Douma pendant le bombardement. Et il y a quatre mois, son mari Jamal el-Din et son fils Mahmoud, âgé de 13 ans, étaient dans la rue lorsque les bombes sont tombées et ils ont été tués. Sana ne pleurait pas, elle nous regardait simplement pour voir si nous comprenions ce qu’elle disait. Elle secouait souvent la tête. Nous nous sommes rendu compte qu’elle incarnait la réalité historique de la terrible guerre syrienne. Car son autre fils était un soldat de 18 ans, qui combattait dans l’unité de l’armée syrienne commandée par le général Soheil Hassan, le “Tigre”, le soldat le plus estimé de l’armée syrienne – ainsi que de Vladimir Poutine, parait-il – qui n’aurait jamais perdu une bataille et qui était en personne sur la ligne de front de la Ghouta orientale.
Mais son fils, a-t-elle ajouté, avait été blessé il y a une semaine et elle n’a pas pu le joindre au téléphone depuis. Pendant que l’un de ses fils était tué dans le bombardement syrien, l’autre se battait avec le gouvernement syrien, à peut-être seulement un ou deux kilomètres de distance. Debout devant nous, Sana se balançait légèrement, ses lunettes reflétaient le soleil, et elle jetait des coups d’œil aux autres réfugiés pour voir s’ils comprenaient ce qu’elle disait.
Il y avait d’autres groupes assis sur l’herbe ou à l’ombre des bureaux en béton marron du camp. “Nous avons vécu dans des tunnels – pendant des semaines”, a dit un homme. “Ils [les combattants] ne nous laissaient pas sortir des tunnels. Ils vivaient dans les tunnels avec nous. Ils ont volé l’aide humanitaire qui nous est arrivée de l’extérieur.” Mais pourquoi étaient-ils dans les tunnels ? La réponse est évidente : pour éviter les bombes syrienne et russe. Mais ils ne l’ont pas dit. Ils ont parlé du prix du pain – 8 livres sterling pour 800 grammes – et du fait que le prix d’un paquet de 10 cigarettes était passé de 2 dollars US à 80 dollars US. Mais ce n’est sûrement pas le véritable coût de ce siège dévastateur.
Quand de nouveaux réfugiés sont arrivés au camp, je n’ai vu aucun muhabarat – les agents des services de renseignement du régime en manteau de cuir et chaussettes blanches payés pour repérer les fauteurs de troubles – vérifier les bus à l’arrivée. Ni se promener dans le camp. Mais il y avait sûrement des indicateurs bénévoles. Beaucoup de gens d’el-Ghouta avaient de la famille dans le centre de Damas, et ils partaient librement quand leurs parents venaient les chercher. Il n’y avait pas de violence, pas de cris. Cela ne signifie pas qu’on tirait nécessairement un trait sur le passé. Ibrahim Hassoun, l’instituteur qui dirige le camp – oui, il y a un portrait de Bachar al-Assad sur son mur – a insisté sur le fait que les hommes qui admettaient avoir combattu pour les djihadistes étaient libres d’aller à Damas s’ils promettaient de renoncer pour toujours à leurs armes. “Ils sont redevenus des civils – le président a dit qu’ils devaient être libres de reprendre le cours de leur vie normale.”
Mais des groupes d’opposition ont affirmé que les réfugiés craignent d’être enrôlés dans l’armée syrienne s’ils quittent leur maison de la Ghouta. Et Ibrahim Hassoun a reconnu que tous les hommes de 20 à 50 ans devaient se rendre, dans les 15 jours suivant leur arrivée, au bureau de la “sécurité générale” pour y être interrogés.
“Oui, vous pouvez aller voir, vous verrez les hommes qui attendent. Vous verrez les salles. Si un homme a l’âge du service militaire, oui, il doit s’engager dans l’armée comme tous les autres syriens. S’il s’agit de combattants, ils seront entraînés pendant six mois, puis il y aura une rééducation – de l’esprit.”
Est-ce qu’il s’agit d’une reprogrammation ? Ou de ce que nous appelons “déradicalisation” ? Nous nous sommes rendus au bâtiment de la sécurité – ouvert de huit heures du matin à huit heures du soir – et là, à l’extérieur, il y avait un groupe d’hommes, assis par terre tous ensemble, qui attendaient leur tour d’aller s’assoir devant un bureau équipé d’un ordinateur et répondre aux questions de leur vis à vis. Certains ont souri à notre caméra, d’autres nous ont caché leurs visages ; l’un d’eux nous a montré sa carte d’identité. On a grimpé les marches et on a regardé dans le hall. Il y avait une rangée de bureaux, de jeunes hommes assis derrière des ordinateurs et d’autres assis devant. Ils ne s’attendaient pas à notre visite. Il n’y avait pas de cellules, pas de salles d’interrogatoire – nous avons vérifié tout le bâtiment. Mais les hommes à l’extérieur étaient nerveux, je crois qu’ils avaient peur. Ils savaient ce qui s’était passé à Eastern Ghouta. Mais diraient-ils tout ce qu’ils savaient ?
M. Hassoun a été très rassurant. Selon lui, les installations médicales du camp étaient de bonne qualité – ce qui nous a paru vrai – 12 réfugiées enceintes avaient pu y accoucher, une autre avait accouché dans le camp qui abrite 10 000 femmes et enfants et 5 000 hommes. Il a énuméré les villages d’où ils venaient dans les dizaines de kilomètres carrés de la Ghouta : Jobar, Sawa, Beit Sawa, Hosh Nusri, Taube, Zibdin… “Les blessés graves sont transférés dans nos hôpitaux, d’autres peuvent être soignés ici. Les combattants qui sont venus ici sont maintenant des civils. Un officier relève leurs noms mais ils ne seront pas arrêtés.”
* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.
27 mars 2018 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet