Par Yara Asi
Les secteurs palestiniens de la santé et de l’éducation ont été négligés par les autorités palestiniennes et les donateurs extérieurs. Comment les Palestiniens peuvent-ils développer collectivement ces secteurs avec une vision pour la libération ? La chargée de mission aux États-Unis d’Al-Shabaka, Yara Asi, examine cette question et propose des recommandations basées sur des entretiens qu’elle a menés avec des Palestiniens en Cisjordanie, à Gaza, derrière la ligne verte [Palestine de 48] et dans la diaspora.
Quelle est la vision palestinienne du développement qui permettrait de libérer les Palestiniens des conditions et restrictions imposées par les donateurs ? Un groupe représentatif de 19 universitaires, militants, enseignants, ingénieurs, avocats, médecins, commerçants, ouvriers du bâtiment et étudiants palestiniens de Cisjordanie, de Gaza, de l’autre côté de la ligne verte (citoyens palestiniens d’Israël) et de la diaspora a été interrogé pour répondre à cette question.
Bien qu’ils diffèrent à bien des égards, ils ont presque tous soulevé la même préoccupation : il n’existe actuellement aucune vision pour les Palestiniens, et sans vision, il est difficile d’imaginer un avenir différent de la réalité actuelle dans laquelle le développement et l’aide sont conditionnés par l’adhésion des autorités palestiniennes aux exigences de la communauté internationale des donateurs.
En effet, depuis les accords d’Oslo de 1993, le modèle de développement en Cisjordanie, dont Jérusalem-Est, et à Gaza a donné la priorité aux objectifs politiques des donateurs plutôt qu’aux droits et aux besoins des Palestiniens. Ce manque de vision peut conduire à l’apathie et à l’isolement. Comme l’a déploré l’une des personnes interrogées, “cela se transforme en un dégoût du pays d’une certaine manière – à un certain point, vous vous demandez pourquoi vous avez tant besoin d’être lié à cet endroit s’il est impossible d’y survivre, sans parler de s’y épanouir.”
Lors de ces entretiens, les obstacles et les possibilités de développement au niveau local ont été étudiés dans les secteurs de la santé et de l’éducation. La santé est un besoin et un droit humain fondamental, et une population qui lutte pour obtenir des services de santé de base a peu de chances d’avoir les disponibilités mentales et physiques pour le travail critique nécessaire à la libération.
L’éducation, qui est également un droit de l’homme, va dans le même sens : une population éduquée est mieux placée pour réfléchir de manière approfondie et créative à des problèmes présentés comme insolubles.
Les secteurs sont également interdépendants : une population en bonne santé est mieux à même d’être éduquée, et une population éduquée a plus de chances d’être en bonne santé. Enfin, ces secteurs sont négligés par les autorités palestiniennes, qui dépensent beaucoup trop pour le secteur de la sécurité. En conséquence, les investissements dans la santé et l’éducation ont donc stagné ces dernières années.
Les résultats de ces entretiens et l’analyse qui en a découlé sont présentés sous deux formes dans cette note de synthèse : une exploration narrative des thèmes, suivie de mesures pratiques qui pourraient être prises par les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza sans l’intervention d’acteurs extérieurs, le tout ponctué de citations tirées des entretiens.
Cette note ne néglige en rien le rôle de l’occupation, du siège, des traumatismes et de l’absence de responsabilité dans la perpétuation des mauvais résultats pour les Palestiniens. En outre, elle ne néglige pas les multiples couches de dysfonctionnement palestinien interne, notamment la corruption, le népotisme et la dépendance économique qui empêchent les dirigeants palestiniens de donner la priorité aux besoins du peuple palestinien.
Elle vise plutôt à redonner aux Palestiniens la possibilité de lutter contre ces réalités persistantes, afin qu’ils décident de leur avenir de manière indépendante et façon collective.
Une approche palestinienne pour la santé et l’éducation
Le secteur de la santé
Un étudiant de Gaza a déclaré lors d’une interview : “C’est terrifiant de réaliser à un moment donné que je pourrais mourir à cause du système de santé inopérant. Une maladie que n’importe quel pays pourrait traiter, mon pays ne le peut pas.” Tel est l’état du système de santé palestinien, qui est passé sous l’administration du ministère israélien de la Défense en 1967 jusqu’à la création du ministère palestinien de la Santé (MoH) avec les accords d’Oslo de 1993.
Le ministère de la santé a hérité d’un système défaillant qui reste morcelé à ce jour. Grâce au soutien des donateurs, le ministère de la santé a pu afficher des améliorations quantitatives dans des domaines tels que les taux de vaccination et l’espérance de vie, bien qu’il soit divisé en deux ministères en Cisjordanie et à Gaza en raison du clivage politique entre le Fatah et le Hamas.
En ce qui concerne les déterminants sociaux de la santé, cependant, il reste un écart important entre ce qui est nécessaire et ce qui est disponible.
Les entretiens ont révélé trois thèmes qui limitent le développement interne de la santé palestinienne en Cisjordanie et à Gaza :
1) la dépendance/externalisation de nombreux services de santé,
2) un établissement de santé trop paternaliste et médicalisé,
et 3) le manque d’opportunités pour un avenir dans la médecine.
Tous les professionnels de la médecine ou de la santé publique interrogés ont d’abord mentionné la dépendance extérieure et l’externalisation comme l’un des principaux obstacles à la santé palestinienne, et comme étant à la fois une cause et un résultat du manque de développement palestinien dans le secteur de la santé.
Bon nombre des causes de l’externalisation sont dues aux restrictions israéliennes sur la circulation des personnes et des biens palestiniens.
Un médecin retraité qui travaillait à Naplouse a souligné le manque de spécialisation en Cisjordanie et à Gaza, malgré la formation de certains Palestiniens à l’étranger : “Vous ne pouvez pas attirer les personnes ayant une expertise. Les Palestiniens hautement qualifiés qui essaient de revenir finissent par partir. Ils sont mieux payés et bénéficient d’une meilleure qualité de vie ailleurs. Nous avons essayé de trouver un chirurgien cardiaque pédiatrique – c’est pratiquement impossible.”
Si les raisons de cette fuite des cerveaux diffèrent selon la géographie fragmentée de la Palestine colonisée, les lacunes qui en résultent dans le système de santé ont les mêmes effets négatifs.
De nombreuses spécialisations sont totalement absentes, et ce n’est pas par manque d’intérêt. “Il y a des gens qui veulent se spécialiser ou servir dans des fonctions médicales administratives – mais comment et où allez-vous vous former pour être neurochirurgien ?” a demandé le médecin retraité.
Une autre personne interrogée a parlé d’une initiative d’une ONG visant à embaucher des médecins pendant la pandémie de COVID-19, mais ils étaient presque tous sans spécialisation et certains même sans expérience. Ainsi, ils n’ont pas été en mesure de servir ceux qui ont besoin de plus que d’habituels soins de base.
En conséquence, même les tests de laboratoire sont envoyés en Israël pour y être analysés. Cette externalisation concerne également le système de permis médicaux, qui a renforcé la dépendance à l’égard du système médical israélien, géré par l’armée israélienne mais payé par les autorités palestiniennes.
Ce système a entraîné d’importantes inégalités en matière de santé, et de mauvais résultats, en particulier pour les Palestiniens de Gaza. En fin de compte, la dépendance engendre la dépendance, et les autorités palestiniennes et la communauté des donateurs ne parviennent pas à favoriser la souveraineté palestinienne en matière de santé en raison du recours à l’externalisation.
Le caractère de l’institution médicale palestinienne a également été largement critiqué. Lors de la création de l’actuel ministère de la Santé pendant la période d’Oslo, la médecine autochtone a été dénigrée et le système de santé qui a été mis en place a été construit à l’image des systèmes de santé occidentaux qui ressemblaient à ceux de ses donateurs : l’efficacité au détriment de la qualité, le profit au détriment de l’intérêt collectif, et le paternalisme au détriment de l’inclusion.
Comme l’a expliqué un médecin, “avant Oslo, l’atmosphère était : ‘nous sommes sous occupation, nous sommes dans le même bateau, pas de discrimination’. Les gens s’entraidaient. Il y avait plus de compassion. Maintenant, il y a de la concurrence et de l’exploitation, même dans le domaine de la santé. Les hôpitaux sont là pour faire de l’argent. Autrefois, les spécialistes se portaient volontaires. Cette atmosphère n’existe plus.”
Le système est également très biomédical et prend rarement en compte les aspects psychosociaux de la santé, en dehors de quelques organisations locales qui travaillent sur les questions de santé mentale. Un étudiant diplômé en politique de santé a estimé que le système de santé “ne reconnaît pas la légitimité de la santé publique et de l’épidémiologie. Il n’a pas d’approche globale. Une fois par an, il y a beaucoup de discussions autour de la sensibilisation au cancer du sein, qui est avant tout une question de santé publique en Palestine. Mais cela ne dit rien du bien-être. Est-ce une société de bien-être ? Non.”
Le manque de professionnels de la santé a également été cité comme un problème important, en particulier à Gaza. “Nous ne disposons même pas des éléments les plus élémentaires pour avoir l’assurance d’un système de santé qui survivra à la génération actuelle de médecins”, a prévenu une personne interrogée. Les médecins qui travaillent dans le secteur public courent le risque de subir des réductions de salaire ou de longues périodes sans rémunération, de sorte que ceux qui le peuvent trouvent du travail dans le secteur privé.
Une personne interrogée a décrit un programme conjoint entre une école de médecine de haut niveau aux États-Unis et l’Université Al-Quds. Un seul des participants est ensuite retourné en Palestine, où il n’a pas pu trouver de résidence et travaille actuellement comme infirmier. Comme l’a noté la personne interrogée, “tout le monde cherche un poste en Occident”.
Ces dernières années, le domaine de la santé à l’échelle mondiale s’est engagé dans des débats difficiles sur la décolonisation. Une personne interrogée a suggéré que la Palestine, plus que tout autre lieu dans le monde, pourrait servir de modèle à ce mouvement en ce qui concerne la santé, comme elle l’a fait pour d’autres mouvements de décolonisation et de libération dans le passé.
Bien que les réalités de l’occupation limitent le système de santé des Palestiniens de manière tout à fait unique, il existe des initiatives qui pourraient favoriser l’émergence d’une population en meilleure santé, et avec un système de santé plus réactif, notamment :
1- Mettre l’accent sur la prévention et le bien-être général – y compris la santé mentale et physique, la santé des enfants, la santé des femmes et la santé des personnes handicapées – pour ramener la santé et le bien-être dans les espaces communautaires.
Cela permettrait de réduire la dépendance à l’égard des services de santé de pointe uniquement disponibles en dehors de la Cisjordanie et de Gaza, et encouragerait l’embauche d’une main-d’œuvre plus diversifiée et plus représentative.2- Réformer l’enseignement de ma médecine pour tenir compte des réalités des lieux où ces médecins travailleront. La médecine traumatologique, voire une formation avancée pour les premiers intervenants et les techniciens médicaux d’urgence (EMT), pourrait réduire la mortalité des Palestiniens blessés à la suite de la violence de l’État israélien ou des colons.
Il faudrait également mettre l’accent sur la formation en matière de santé mentale et de déterminants sociaux de la santé dans l’ensemble de l’enseignement de la santé, notamment en donnant la priorité à la stabilisation des médecins spécialistes.
Il faudrait également renforcer la formation des infirmières, des sages-femmes, des ergothérapeutes et des kinésithérapeutes, ainsi que des agents de santé communautaires, afin de garantir la disponibilité de soins locaux de qualité, même en période de restriction des déplacements.
Des services de télésanté et de textos pourraient également être adoptés à des fins de sélection par priorités en période de restriction des déplacements, ou pour fournir des informations et des services sur des sujets sensibles tels que les violences domestiques et les problèmes de santé mentale.3- Inciter les médecins et autres personnels médicaux palestiniens formés à l’étranger à revenir pratiquer la médecine en leur garantissant un emploi et un salaire sûrs. D’autres incitations devraient être fournies s’ils sont ensuite en mesure de former eux-mêmes des étudiants en médecine en Palestine.
Reconnaissant les défis posés par la fuite des cerveaux professionnels, les fonds publics et les ressources des donateurs devraient être spécifiquement affectés à cette fin.4- S’engager avec l’institution médicale, y compris le ministère de la santé en Cisjordanie et à Gaza, pour développer un nouveau modèle indépendant pour la médecine, la santé publique et le bien-être palestiniens.
Cela permettrait d’impliquer des parties prenantes en dehors du système de santé sclérosé qui peuvent défendre les populations mal desservies et, surtout, de réduire la dépendance palestinienne vis-à-vis des systèmes de santé israélien et étrangers.
Le secteur de l’éducation
L’importance de l’éducation a été soulignée par toutes les personnes interrogées, et en effet, l’éducation est traditionnellement très appréciée dans la société palestinienne.
Cependant, certains ont souligné la réalité amère de cette perspective qui, ces dernières années, a conduit à une société palestinienne très éduquée avec très peu d’opportunités d’emploi ou de poursuite d’études.
Quatre thèmes sont apparus comme les principaux obstacles au développement d’une “éducation de la libération” en Cisjordanie et à Gaza : 1) des approches pédagogiques dépassées, 2) l’influence démesurée des donateurs, 3) une vision de l’éducation essentiellement comme une voie vers l’emploi, et 4) l’opposition à la réforme au sein des organes directeurs de Cisjordanie et de Gaza.
Le système éducatif palestinien est construit sur les vestiges des systèmes égyptien et jordanien pendant leurs occupations de Gaza et de la Cisjordanie, respectivement, de 1948 à 1967. Même pendant les premières décennies de l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaza, et avant les accords d’Oslo, ces systèmes sont restés en place, mais sous l’autorité de l’administration civile israélienne.
Les programmes scolaires jordaniens et égyptiens étaient toujours utilisés, mais ils étaient soumis à une forte censure, et les écoles étaient régulièrement fermées et attaquées. Le système éducatif palestinien, de l’école primaire à l’enseignement supérieur, a pris un retard considérable car il a été dévalorisé par Israël, ce qui a poussé de nombreux Palestiniens à chercher des emplois subalternes en Israël.
Un ministère palestinien officiel de l’éducation a été créé lors de la mise en place de l’Autorité palestinienne (AP) en 1994. Sans souveraineté, ce ministère a hérité d’un système éducatif faible, mais a néanmoins apporté des changements significatifs aux programmes scolaires et a revitalisé les installations scolaires avec le soutien financier important des donateurs.
Sous la responsabilité du ministère de l’éducation (qui, comme le ministère de la santé, est partagé entre le gouvernement dirigé par le Hamas à Gaza et l’AP dirigée par le Fatah en Cisjordanie), l’alphabétisation et les inscriptions à l’école ont augmenté, à l’instar des progrès quantitatifs réalisés dans le secteur de la santé. Pourtant, il reste un grand fossé entre le système éducatif existant et un système qui peut entraîner des améliorations significatives dans la vie des Palestiniens.
Les personnes interrogées, dont la plupart sont passées par le système éducatif palestinien, ont critiqué la “paresse” des autorités palestiniennes en matière de réforme de l’éducation, en particulier dans les premières années de la période d’Oslo. Nombre d’entre elles ont désapprouvé le modèle de mémorisation/régurgitation de l’enseignement primaire et secondaire, dont le point culminant est le tawjihi, un examen de niveau passé à la fin de la scolarité d’un élève, basé sur le système jordanien.
Aucune des personnes interrogées n’a défendu ce modèle, soulignant qu’il perpétue les clivages de classe et crée une pression immense sur les élèves et leurs familles, entraînant une honte sociale si l’élève échoue. Alors que les élèves des écoles privées peuvent bénéficier d’autres opportunités ou se permettre un tutorat spécialisé, une mauvaise note au tawjihi peut être particulièrement préjudiciable aux élèves des écoles publiques.
Le tawjihi ne récompense pas la pensée créative ou innovante, mais la capacité d’un étudiant à réussir un examen très technique dans un délai très court. Seuls les étudiants qui obtiennent de bons résultats au tawjihi peuvent ensuite postuler aux programmes universitaires les mieux classés, comme la médecine et l’ingénierie. Cela pose un autre problème, comme l’a expliqué une personne interrogée : “Les étudiants les plus intelligents ne sont pas nécessairement ceux qui réussissent le mieux le tawjihi, et brutalement, tout leur avenir et leur position dans la communauté sont déterminés par ce seul examen.”
Outre le manque de vision, plusieurs personnes interrogées ont émis l’hypothèse que les autorités palestiniennes sont également trop préoccupées par la réponse de la communauté internationale pour apporter des réformes significatives au système éducatif. Cela nous conduit à l’obstacle suivant, à savoir un système éducatif fortement biaisé par l’ingérence des donateurs.
“L’éducation peut et doit se concentrer sur la libération, la lutte et l’histoire, tandis que les donateurs veulent se concentrer sur les emplois”, a fait valoir une personne interrogée. Cela inclut l’intervention dans le programme d’études lui-même. “Il y a des gens en Palestine qui peuvent très bien définir le programme scolaire, mais les Palestiniens ne sont pas libres de décider des sujets ou des thèmes à enseigner”, a fait savoir une autre personne interrogée.
Le contenu des manuels scolaires palestiniens est souvent attaqué par les groupes sionistes, de sorte que les donateurs se méfient de tout “contenu politique” supposé apparaître dans les manuels scolaires et les écoles qu’ils soutiennent.
Un exemple rappelé par une personne interrogée est celui des manuels scolaires de Gaza qui comportaient les noms arabes de villes palestiniennes principalement situées dans les territoires situés derrière la ligne verte et qui ont dû être modifiés à la demande des donateurs. L’intervention des donateurs dans l’éducation a également accéléré cette tendance à privilégier les valeurs individuelles au détriment des valeurs collectives. Comme le dit un ancien élève de l’école publique, “n’attendez pas de l’État qu’il vous fournisse des services. Vous devez subvenir à vos besoins économiques”.
Cela nous amène à l’enseignement supérieur. Les actuels et anciens professeurs d’université interrogés ont noté que l’enseignement universitaire n’est pas aussi rigoureux qu’il devrait l’être ou qu’il l’a été, et qu’il est fortement axé sur les cours magistraux au détriment de méthodes d’enseignement plus innovantes.
Comme l’a dit l’un d’entre eux, “il n’est pas axé sur la motivation des jeunes. L’objectif n’est pas de les amener à s’engager de manière critique dans le domaine enseigné”.
Un autre professeur interrogé, qui travaillait dans une université palestinienne avant la première Intifada, a déploré le changement qui s’est produit pendant son séjour dans le monde universitaire : “Dans les années 1980, il y avait une certaine approche de la pensée critique. Nous voulions que l’université ne soit pas seulement un lieu où l’on régurgite des informations. Dans les années 1990, les universités ont commencé à ressembler à l’ “université arabe” au sens large, où l’autorité politique avait son mot à dire.”
Il a observé aussi que nombre des étudiants et des professeurs “les meilleurs et les plus brillants” ont commencé à partir pour chercher et trouver des opportunités à l’étranger, et que les diplômes américains ou européens ont commencé à être plus appréciés que ceux des institutions palestiniennes ou même des autres institutions arabes.
L’autre problème est la vision de l’éducation, et en particulier de l’enseignement supérieur, comme étant principalement une voie vers l’emploi, malgré de nombreuses preuves du contraire. Cela a conduit à des valeurs plus individualistes et néolibérales qui étaient moins présentes dans les premières années de l’occupation, et cela a également étouffé la créativité.
Une personne interrogée s’est interrogée : “Quel est le but de l’éducation ? Nous sommes passés d’une éducation conçue autour de la libération, de la liberté et de l’autonomisation à une éducation qui enseigne aux étudiants comment obtenir des emplois qui n’existent pas en Palestine.”
En gardant cela à l’esprit, beaucoup ont souligné que la Palestine manque de professionnels dans certains métiers, mais qu’il y a peu d’opportunités d’enseignement professionnel pour combler ces lacunes. Plusieurs personnes interrogées ont également commenté le manque de créativité dans les expériences extrascolaires et la façon dont cela étouffe un développement significatif. “Il n’y a pas d’espaces verts, pas d’endroits pour s’exprimer, pas de zone d’inspiration, et pas d’organisation. Cela use les gens”, a déploré une personne interrogée.
Les meilleures universités de Palestine, comme Birzeit, fonctionnaient autrefois comme des terrains fertiles pour l’éveil politique et la pensée critique. Aujourd’hui, comme l’ont expliqué de nombreuses personnes interrogées, les nominations politiques incontestées au sein des institutions, l’ingérence manifeste des conseils d’administration et d’autres entités non chargées d’enseignement, et la frustration du corps enseignant et du personnel que rien ne se fait “sans connaître les bonnes personnes”, ont poussé les universités à limiter leurs contributions à la communauté.
“L’université devrait influencer la société”, insiste un universitaire. “Au lieu de cela, la ville est venue diriger l’université”, les universités devenant ainsi limitées par la politique des organes directeurs. En outre, lorsque les étudiants deviennent politiquement actifs et engagés, ou qu’ils pensent de manière créative et remettent en question les normes, ils risquent d’être arrêtés, détenus ou emprisonnés par les forces palestiniennes ou israéliennes.
Cela conduit au dernier obstacle : l’opposition à la réforme de l’éducation par les autorités palestiniennes à tous les niveaux de la scolarité.
C’est ce qu’a exprimé l’une des personnes interrogées : “L’AP ne veut pas que les étudiants aient une pensée critique ou s’approprient les connaissances de base sur leur histoire et leur identité, si bien que de nombreux jeunes Palestiniens sont vraiment désorientés.”
Comme pour le système de santé, les autorités palestiniennes s’enorgueillissent des améliorations quantitatives réalisées en matière d’alphabétisation et de scolarisation, mais elles “ne vont pas au-delà lorsqu’il s’agit d’éducation.”
Une autre personne interrogée a souligné le dé-développement délibéré de l’éducation palestinienne par l’AP : “Le système éducatif est ce qu’il est parce que l’AP est un outil colonial. Elle peut faire des réformes, mais elle ne sera jamais révolutionnaire.”
L’impact de l’occupation a été très préjudiciable à tous les niveaux du système éducatif palestinien.
Bon nombre des manques reconnus ci-dessus sont exacerbés par les restrictions de mouvement imposées par les Israéliens, qui limitent le recrutement de professeurs et d’autres professionnels nécessaires, la capacité des étudiants à rencontrer divers intervenants ou à voyager à travers leur territoire pour des événements, et les opportunités générales d’engagement critique.
Pourtant, il existe des domaines où une transformation interne est possible :
1- Les dirigeants palestiniens doivent investir dans l’élaboration de programmes scolaires qui redonnent aux étudiants un sentiment d’autonomie, en s’inspirant d’approches telles que l’éducation abolitionniste et l’éducation communautaire pratiquée pendant la première Intifada.
Cela signifie qu’il faut remettre en question les perspectives des donateurs sur ce qui devrait être enseigné, abandonner le modèle traditionnel de mémorisation pour inclure la réflexion et l’application sur des questions pratiques et pertinentes, et réformer ou éliminer complètement le tawjihi. Le système éducatif doit être inclusif, il doit incorporer l’expérience vécue et il doit élever la conscience de l’individu.2- Les communautés devraient compléter l’éducation traditionnelle par une éducation culturelle, notamment par des pièces de théâtre, des discussions et des débats, des événements liés à la récolte des olives, des troupes et des groupes de danse traditionnels, etc… afin de reconstruire la pensée collective, de renforcer l’identité palestinienne chez les jeunes générations et d’offrir des débouchés pour l’expression créative.
3- Des efforts concertés devraient être faits pour produire un contenu légitime et crédible sur les médias sociaux afin d’engager les jeunes dans leur histoire et leur identité. Comme l’a dit une personne interrogée, “Facebook est le principal espace d’information, de connaissance et d’éducation.”
4- Les dirigeants palestiniens devraient investir dans l’enseignement professionnel et non traditionnel et pousser les donateurs à combler les lacunes existantes en matière d’éducation. Cela permettrait aux Palestiniens de répondre aux besoins professionnels de la société tout en augmentant le nombre d’emplois qui aident à conserver le capital social.
La Cisjordanie et Gaza ont besoin de plombiers, d’électriciens, de mécaniciens, de cosmétologues et d’autres spécialistes qui n’ont pas besoin d’une formation universitaire. Cela permettrait également de créer un espace pour les emplois de cols bleus qui ne dépendent pas du marché du travail en Israël.5- Les dirigeants palestiniens et la société civile devraient inciter et encourager les Palestiniens qui partent à l’étranger pour y suivre un enseignement ou une formation à revenir travailler en Palestine, même temporairement.
Des incitations matérielles et non matérielles devraient être offertes aux personnes conernées pour qu’elles reviennent travailler – assurant une forme de “service public” – ainsi que l’a décrit une personne interrogée.
La Palestine comme modèle pour la libération
L’idée que la Palestine pourrait non seulement changer mais aussi servir de centre de référence pour un nouveau type de libération est une note d’espoir qui est apparue dans plusieurs entretiens : “Nous devrions être ceux qui résolvent ce genre de problèmes en interne et ‘vendre’ nos solutions à l’étranger.”
Mais est-il raisonnable de faire peser le poids du développement sur un peuple colonisé et occupé ? Bon nombre des personnes interrogées ont éprouvé des difficultés à répondre à cette question. Le consensus, cependant, était qu’un changement significatif ne sera pas impulsé de l’extérieur et que les Palestiniens doivent avoir une vision claire et collective de leur avenir pour que le changement ait lieu.
Comme l’a dit de manière poignante l’une des personnes interrogées, “Lorsque les gens savent où ils vont, ils vous étonneront par leur sacrifice. Lorsqu’ils ne savent pas où ils vont, ils ne lèvent pas le petit doigt”.
En termes de vision d’avenir, une personne interrogée a demandé : “L’objectif est-il de créer un développement et une économie autour de la survie ou de créer une économie et un processus de développement visant à la libération ? Si c’est la libération, vous devez savoir que vous ne serez pas aussi à l’aise économiquement.”
Au final, “quelque chose va se passer”, comme l’a dit une personne interrogée. “Ce cercle infernal va se briser, et nous devons être prêts. Nous devons créer quelque chose de complètement nouveau… un nouveau mouvement national. Nous vivons dans une nouvelle ère, avec de nouvelles technologies et un nouveau type d’économie. Les Palestiniens sont présents partout, et nous devons penser de manière créative.”
Auteur : Yara Asi
* Dr Yara M. Asi est une chercheuse post-doctorale à l'Université de Central Florida, où elle a enseigné au département de gestion de la santé et d'informatique pendant plus de six ans.Elle est une boursière américaine Fulbright 2020-2021 en Cisjordanie. Ses recherches portent sur la santé mondiale et le développement des populations fragiles et touchées par les conflits. Son compte Twitter.
14 décembre 2021 – Al-Shabaka – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah