Par Abdaljawad Omar
Le dernier combat de Yahya Sinwar a mis à nu la faiblesse d’Israël, exposant la vérité sur son armée qui n’a rien d’héroïque, qui ne survit qu’en tuant à distance et à l’abri de ses blindés, ne voulant pas affronter ses ennemis de front.
Lorsque les soldats israéliens ont cru avoir trouvé le corps de Yahya Sinwar gisant devant eux, ils se sont empressés de diffuser les photos.
Comme s’il s’agissait enfin de l’image de la victoire, d’une conquête, et de la preuve de la capacité d’Israël à atteindre ses ennemis et à terrasser son adversaire le plus déterminé…
Dans leur empressement à afficher la capture de leur cible la plus prioritaire, les soldats ne sont pas apparus comme des conquérants, mais comme une assemblée hétéroclite de maraudeurs tribaux, se rassemblant autour du corps sans vie d’un ennemi tombé au champ d’honneur. Leur victoire n’est pas celle d’un triomphe mais celle du désespoir, d’une armée et d’un peuple perdus dans le brouillard de la conquête et s’accrochant à l’illusion de la force.
Bien que cela reste incertain, il semble que la photo ait été diffusée sans autorisation préalable et avant qu’Israël ne puisse peaufiner le récit du martyre de Yahya Sinwar.
Malgré le pouvoir de la censure militaire et le contrôle étroit de l’information, Israël s’est empressé de divulguer son prétendu succès, comprenant à peine que ces images allaient défaire le récit même qu’il avait passé une année à construire autour du dirigeant palestinien et briser l’image qu’il avait voulu imposer d’un responsable cynique et indifférent à la souffrance de son peuple.
L’« image de la victoire » a au contraire révélé la fragilité du récit qu’Israël souhaitait imposer, conçu pour rendre les dirigeants palestiniens diaboliques et projeter sur eux l’image de lâcheté et de corruption qui est celle de leur propre « roi Bibi », tentant de semer la division au sein de la société palestinienne.
Le treillis militaire, le keffieh enroulé autour de son visage, son dernier défi – tout cela contenait l’essence du dernier moment de Sinwar.
Voilà un dirigeant qui n’est pas tombé dans les mailles d’un renseignement précis ou qui n’a pas été pris dans un tunnel sombre entouré de captifs, comme Israël voudrait nous le faire croire, mais qui a été tué au combat alors que ses ennemis, craignant leur propre mort, lui tiraient des obus de chars à distance plutôt que de l’affronter alors qu’il se tenait debout face à leurs drones et à leurs machines de guerre.
Paradoxalement, l’image de la victoire d’Israël est tout sauf victorieuse. Oui, ils ont tué Yahya Sinwar, mais en le tuant, ils ont également révélé les fissures de leur propre pouvoir et la perte irrévocable de leur puissance militaire autrefois charismatique.
Le contraste ne pourrait être plus frappant lorsque nous établissons des parallèles entre les dirigeants israéliens et palestiniens.
Yahya Sinwar restera une source d’inspiration pour les générations de résistants à venir
Les dirigeants israéliens luttent pour leur survie politique, dissimulant leurs ambitions sous le vocabulaire d’une guerre existentielle, tandis que les dirigeants palestiniens se battent bec et ongles, attachés au sol sous leurs pieds, lançant des bâtons contre des drones.
Les dirigeants israéliens font leurs discours à distance, tandis que les dirigeants palestiniens versent leur sang sur la ligne de front.
Les dirigeants israéliens envoient leurs fils dans des pays lointains, en sécurité de l’autre côté de l’océan, tandis que les dirigeants palestiniens s’exposent eux-mêmes et leurs familles, ne trouvant de refuge que dans la promesse de la résistance.
Leurs propres journaux décrivent les dirigeants israéliens comme des « psychopathes », manipulateurs, calculateurs et indifférents même au sort des captifs israéliens. Pendant ce temps, les dirigeants palestiniens se sont battus et sont morts pour libérer leurs prisonniers.
Le contraste ne pourrait être plus frappant entre des dirigeants motivés par leur propre survie et l’abnégation de dirigeants liés à la lutte pour la libération, à ses sacrifices à la fois personnels et collectifs.
Une force qui est un mythe
Israël croit que les assassinats ont le pouvoir de démanteler la résistance – que tuer un leader peut en quelque sorte mettre fin au combat. Même si Sinwar n’a pas été assassiné comme il l’aurait souhaité, ce mythe reste ancré dans la conviction que les Arabes ne sont guère plus que des tribus désorganisées prêtes à s’effondrer avec la mort de leur « cheikh ».
La croyance d’Israël en ce fantasme raciste et orientaliste lui a coûté cher, notamment lorsqu’il a sous-estimé la force du Hamas avant le 7 octobre.
Cette même mentalité associe la vengeance à la victoire, la punition au succès militaire, et la tactique au changement stratégique, une mentalité qui suppose que seuls les Israéliens construisent des institutions et possèdent la capacité de créer des formes d’organisation.
Les journalistes israéliens ont qualifié la mort de Sinwar de « changement de jeu », révélant ainsi un état d’esprit qui souligne à quel point Israël se méprend sur les dynamiques complexes d’un mouvement bien plus riche qu’il ne veut le reconnaître.
En outre, cela laisse entrevoir un désir plus profond chez de nombreux Israéliens de signaler aux forces de droite qui poussent le pays vers une guerre perpétuelle, avec ses enchevêtrements de plus en plus complexes sur plusieurs fronts, que le moment est venu de parvenir à un règlement politique.
Comme l’ont suggéré les manifestants israéliens réclamant un cessez-le-feu et un échange de prisonniers dans leurs chants, « Vous avez eu votre Sinwar, ramenez maintenant nos prisonniers de Gaza ».
Après tout, le meurtre d’un homme n’a en rien modifié les plaques tectoniques de la guerre et n’a pas mis un terme à l’engagement profond d’Israël en faveur de l’expansion et de l’épuration ethnique.
Le déclin économique se poursuit et les fractures au sein de la société israélienne restent profondes et inguérissables. Les contradictions sous-jacentes d’Israël n’ont pas disparu, mais ont été exposées de manière encore plus crue, laissant Israël dans une impasse dont aucun assassinat ne peut le sortir.
Lorsque Jared Kushner, l’enfant-vedette de la classe des privilégiés, s’est vanté sur X que la mort de Nasrallah était une victoire monumentale qui promettait d’inverser la tendance dans la région, il a offert un rare aperçu du sentiment de confiance précaire et artificiel d’Israël.
Son triomphalisme trahissait une profonde anxiété qui a longtemps assombri la politique israélienne, et l’on pouvait presque entendre l’écho d’une nation désespérée de refermer la rupture existentielle créée le 7 octobre. Mais la blessure béante de ce jour est bien plus profonde qu’un simple assassinat ne pourra jamais réparer.
Israël a fait preuve d’une incapacité remarquable à tirer les leçons de l’histoire, plaçant une foi quasi-mythique dans le pouvoir de la force et ne comprenant pas que l’histoire s’est déplacée sous ses pieds.
Peut-être qu’à une époque antérieure, dans des conditions spécifiques, un assassinat aurait pu apporter la victoire à laquelle Israël aspirait si désespérément, mais aujourd’hui, le calcul a changé. Les anciens outils que sont les opérations secrètes, les assassinats ciblés ou même les campagnes de punition collective à grande échelle ne permettent plus d’obtenir les résultats concluants qu’ils promettaient autrefois.
Premièrement, le champ de bataille ne se limite plus au terrain physique, mais s’est étendu au domaine de la communication, où les actions d’Israël révèlent son désespoir plutôt que sa domination.
Deuxièmement, les Palestiniens et les Arabes ont formé des organisations sociales, idéologiques et politiques qui survivent à leurs dirigeants. Même s’il existe un attachement émotionnel à certains dirigeants, l’impact d’un seul assassinat reste au mieux tactique. Les Palestiniens et les Arabes se sont habitués à la perte de leurs dirigeants et, grâce à leur résistance prolongée face à Israël, se sont adaptés en conséquence.
C’est le cas de Yahya Sinwar, dont la mort a pu offrir à Israël un sentiment fugace de vengeance jubilatoire.
Le goût marqué d’Israël pour ses sinistres rituels de célébration, en tant que nation qui semble trouver du réconfort dans le spectacle de la mort, a trouvé une occasion de se rallier au mythe de l’invincibilité. Mais malgré l’exaltation avec laquelle la mort de Sinwar a été présentée, elle est loin d’être le « changement de jeu » qu’Israël souhaitait projeter.
L’enfant et l’imagination
La vie de Yahya al-Sinwar reflète la vie de la résistance palestinienne elle-même.
Né dans le camp de réfugiés de Khan Younis, où l’existence commence dans les ruelles les plus étroites, il a grandi dans un monde où les enfants jouent à « Les Arabes et l’armée » – une variante de cache-cache qui imite la réalité brutale qu’ils sont destinés à vivre. Dans ce jeu, les enfants répètent les rôles qu’ils connaîtront bientôt trop bien : des soldats qui crient et tirent, des Arabes qui fuient et jettent des pierres.
Dans ces ruelles étroites, sous le ciel aveugle et la menace permanente des machines de mort qui planent au-dessus, la vie ne se révèle pas comme un rêve lointain, mais comme un champ de bataille.
Ici, l’innocence est rapidement érodée, et la lutte pour la survie devient le seul langage possible. Dans ces rues et ruelles, la résistance naît et prend forme non pas comme un choix mais comme une nécessité gravée dans la vie de ceux pour qui le défi est le seul chemin vers la dignité.
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Sinwar a grandi comme les Palestiniens ont toujours grandi, en imaginant constamment un monde différent où la dignité et la liberté ne sont pas que des rêves lointains.
Vivre sous l’occupation, c’est vivre avec la question omniprésente : « Que faire ? ». Elle hante chaque pas, une question posée non pas en termes abstraits, mais dans la lutte quotidienne contre une réalité qui nie l’existence même.
Il y a très peu de temps pour intellectualiser ou théoriser, et peut-être encore moins pour démêler l’écheveau des relations qui produisent le camp de réfugiés… Pour Sinwar, comme pour tant d’autres, cette question est une force directrice, un appel à l’action qui a résonné dans les rues étroites de Khan Younis et au-delà, façonnant sa vie comme elle a façonné la vie d’innombrables Palestiniens – exigeant non seulement la survie, mais aussi la création d’un nouveau monde à partir des ruines de l’ancien.
À mesure que les Palestiniens grandissent, certains s’accommodent d’un monde qui les a constamment rejetés, usés par le pouvoir implacable de la machine israélienne à incarcérer ou par sa capacité à tuer.
Le poids de cette machine pèse lourd, une force qui non seulement emprisonne les corps mais étouffe les rêves. Pour certains, la peur de disparaître derrière les barreaux devient trop lourde à porter et ils se retranchent dans la survie, faisant des compromis avec un système qui semble inéluctable.
La désillusion s’accentue lorsque des camarades, autrefois liés par un serment et des secrets communs, trahissent la cause, préférant leur sécurité personnelle à la lutte collective.
Dans cette réalité fracturée, l’attrait de la résistance persiste, mais pour ceux qui ont vu de près la trahison et la défaite, il s’accompagne souvent de la connaissance amère de ce qui a été perdu en cours de route.
Lorsqu’ils soulèvent la question de savoir ce qu’il faut faire, ils se retranchent derrière des portes closes ou maudissent ceux qui prennent l’initiative.
Sinwar n’est pas de ceux qui ont cédé à la peur ou à la déception. Il a continué à jouer toute sa vie au jeu « Les Arabes et l’armée », même si l’enjeu n’était plus un jeu d’enfant.
Pour lui, le jeu s’est transformé en une lutte de toute une vie, où les rôles sont devenus réels et où le champ de bataille s’est étendu au-delà des ruelles étroites de Khan Younis.
Les soldats n’étaient plus imaginaires, les pierres n’étaient plus symboliques. Il a excellé dans ces jeux, dénonçant les soldats pour leur déshonneur, leur lâcheté et leur incapacité à se battre lorsque les machines n’étaient pas là pour les protéger contre les tirs palestiniens, lorsque leur armée s’est effondrée comme un château de cartes le 7 octobre.
Sinwar a exposé la vérité sur l’armée israélienne post-héroïque qui ne survit qu’à distance, protégée par des blindés et dépendante de l’utilisation excessive de la puissance de feu.
Le mythe de la bravoure et de l’engagement direct a été abandonné depuis longtemps, remplacé par une armée qui évite les confrontations directes, préférant frapper à l’abri des drones, de l’artillerie et des frappes aériennes.
Lors du dernier combat de Sinwar, cette peur a été mise à nu : une armée qui ne veut pas affronter son ennemi face à face, et qui s’en remet plutôt à la destruction à distance, où le risque d’un véritable combat est réduit au minimum.
Israël a choisi de bombarder un combattant blessé qui avait déjà perdu son arme, non par nécessité, mais par plaisir de tuer et par peur d’affronter la mort.
Plutôt que de le capturer – un acte qui aurait pu fournir non seulement des renseignements précieux mais aussi l’image puissante d’un chef capturé vivant – Israël a choisi de tuer le seul homme sur lequel il était possible de faire pression pour obtenir des informations sur ses captifs.
Ce faisant, Israël a sacrifié une victoire stratégique potentielle au profit d’une destruction immédiate, révélant ainsi la lâcheté de sa machine militaire.
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Ce choix n’était pas une anomalie ; il reflète l’approche plus large d’Israël dans le conflit – la destruction plutôt que la stratégie, ou plutôt la destruction et les massacres en tant que stratégie.
Sa méthode est ancrée dans la peur et le refus d’affronter la résistance palestinienne, et le champ de bataille ne peut être gagné par la seule force.
Le seul courage dont Israël fait preuve aujourd’hui est celui de manier ses machines fabriquées par les Américains.
Pourtant, l’impact de Yahya Sinwar n’était pas dû à un quelconque pouvoir singulier qu’il possédait. Son succès repose sur quelque chose de bien plus grand : un mouvement de résistance discipliné, hautement organisé et compétent, qui a été méticuleusement construit et soutenu, même pendant ses longues années passées derrière les barreaux.
C’est pourquoi son histoire n’est pas seulement celle d’un défi personnel, mais celle d’une force collective capable de ramener la Palestine au centre et de déstabiliser l’empire et ses dirigeants. Il a rappelé aux Israéliens que les Palestiniens ne céderont ni ne se soumettront, et que la capitulation ne fait pas partie de leur vocabulaire.
En réponse, Israël a choisi la voie du génocide, et il l’a fait volontairement, délibérément et par lâcheté. Il a mis à nu son fantasme puéril de construction d’une nation par la destruction, d’effacement d’un peuple et de son histoire pour assurer sa propre et précaire existence. En préférant l’extermination à la réconciliation, Israël a mis en évidence sa faillite morale et politique, la vacuité de son récit et la résistance sans fin qui continuera à s’élever sur les décombres.
Sinwar a ouvert le vide le plus profond dans la perception qu’Israël a de lui-même, en sachant parfaitement que cela lui coûterait la vie.
Le petit garçon de Khan Younis, qui jouait autrefois à « Les Arabes et l’armée » dans les ruelles exiguës du camp de réfugiés, est devenu l’homme qui a contraint Israël à affronter ses propres peurs et à se défaire de ses illusions, toujours hanté par la question de son existence, et se conduisant lui-même vers la mort par sa propre épée.
Et même si Israël anéantit jusqu’au dernier Palestinien, le monde saura que ce ne sont pas les Israéliens qui ont gagné, mais leurs machines.
Auteur : Abdaljawad Omar
* Abdaljawad Omar est un écrivain et un conférencier basé à Ramallah, en Palestine. Il enseigne actuellement au département de philosophie et d'études culturelles de l'université de Birzeit.
21 octobre 2024 – Mondoweiss – Traduction : Chronique de Palestine