La crise de l’islam politique (III) : réforme et violence

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Partisans du Président élu Mohammad Morsi - Photo: http://azmibishara.com
Azmi Bishara – Aucun signe de la crise historique traversée par l’islam politique n’est plus révélateur que l’émergence du groupe État islamique d’une part et, d’autre part, l’échec des islamistes au pouvoir.

Le groupe État islamique a réussi à combiner la tactique du mouvement taliban, en étendant son territoire tout en imitant la structure d’un État, avec celle d’al-Qaïda, en créant une mobilisation mondiale pour le djihad. L’État islamique a principalement misé sur l’idée de transformer les revendications des opprimés en une haine sectaire totale, tout en employant des modes de violence sans précédent.

D’autre part, les expériences islamistes en matière de gouvernance ont été pour la plupart un échec, de l’histoire du Soudan au passé plus récent de l’Égypte. L’expérience du régime islamiste en Iran a été repoussante et aliénante de par sa mobilisation sectaire, l’Iran étant devenu une cible de la contre-mobilisation islamique dans les pays arabes, en particulier en Irak, en Syrie et au Yémen.

Ces dernières années ont montré que le slogan « L’islam est la solution » ne visait qu’à dissimuler le fait que les islamistes n’avaient pas de véritable programme politique. Cela est devenu plus qu’évident lorsque des mouvements islamistes ont pris le pouvoir ou se sont mis à administrer des régions prises en tant que milices.

Récemment, 700 Syriens ont été tués dans des affrontements entre Jaysh al-Islam et Faylaq al-Rahman, à un moment où Alep était bombardée de manière barbare par les forces du régime et les avions russes. En d’autres termes, quand le peuple syrien appelait le monde à mettre fin au bombardement d’Alep, les forces islamistes qui souscrivent aux slogans de l’islamisme politique, sous les bombardements, se battaient brutalement entre elles pour décider de qui allait contrôler tel quartier rasé ou tel bâtiment détruit.

Certaines forces islamistes – depuis la fondation du parti al-Wasat en Égypte et du Parti de la justice et du développement au Maroc, mais aussi tout au long de l’évolution du mouvement tunisien Ennahdha – ont compris que l’action politique contre la tyrannie ou dans le but de gouverner la société en tant que mouvement exigeait de régler certaines questions liées aux programmes politiques.

Il s’agit de questions telles que l’égalité des citoyens, la démocratie et la justice sociale, d’une manière qui va au-delà de leur mantra stipulant que « l’islam est la solution ». Ce slogan, qui visait à mobiliser politiquement une société conservatrice et à embarrasser les non-islamistes, n’est devenu qu’un moyen de réaffirmer l’identité des groupes islamistes, mais ne représente pas une solution.

Comme l’a autrefois expliqué Abdelfattah Mourou, ce slogan ressemblait à l’idée d’un médecin disant à un patient que « la médecine est la solution » au lieu de diagnostiquer et de traiter la maladie.

Il ne suffit pas, dans ce contexte, de prétendre que les mouvements islamistes sont islamiques parce qu’ils adoptent une éthique islamique. Pour tous les acteurs politiques, les motivations éthiques sont présupposées. Cette affirmation pourrait être une bonne description de la fonction de motivation éthique occupée par la religion en politique, mais elle ne peut servir de manifeste.

D’autre part, il existe des situations où des intérêts partisans peuvent entraîner des actions contraires à l’éthique. Mais dans le cas des mouvements islamistes, cela implique un risque de voir la religion, en tant que chose sacrée au-dessus des valeurs éthiques, être potentiellement utilisée comme justification pour outrepasser les valeurs éthiques acceptées plutôt que comme source d’éthique.

Par conséquent, les valeurs islamiques en tant que lignes directrices éthiques des partis islamistes pourraient entrer en collision avec la religiosité politique. En effet, la question ici est la suivante : quel genre de valeurs devrait-ce être ?

À mon avis, les valeurs morales et le milieu social façonnent leur compréhension de l’islam et, par conséquent, le genre d’éthique qu’ils en déduisent. Ainsi, les personnes ayant reçu une culture formatrice différente lisent l’islam et ses valeurs différemment.

La politique peut transformer la religion en quelque chose qui justifie des actes immoraux, tout comme pour les idéologies laïques absolues qui soutiennent que la morale est relative et que les actes peuvent être justifiés selon les intérêts d’une classe, d’un parti ou d’une cause donnés. Même les crimes tels que le génocide sont « justifiés » de cette manière au service de la cause, parce que ce qui est sacré est au-delà de la notion du bien et du mal.

Ce qui précède est la première crise à laquelle les réformistes ont été confrontés. Si leur motivation est morale, alors pourquoi la religion politisée est-elle nécessaire ? Pourquoi ne pas avoir à la place une compréhension de la religion humaniste et fondée sur les valeurs mettant l’accent sur la justice, l’égalité, la liberté et le droit à la vie ? Cette approche peut être adoptée par toute personne pieuse sans que celle-ci ait à abandonner ses croyances religieuses et à faire des compromis sur sa piété.

La seconde source de la crise est la nécessité de résoudre certaines questions. Dans la première partie de cette série, nous avons abordé la question de la réunion du politique et du sacré en termes généraux.

Cependant, il y a des termes spécifiques auxquels les acteurs politiques doivent s’attaquer afin de développer des politiques fondées sur des bases professionnelles spécialisées qui ne bénéficient pas considérablement de l’apport d’ecclésiastiques.

Ceux-ci pourraient ne pas entrer en conflit avec une compréhension spirituelle de l’islam mais pourraient se heurter aux axiomes de l’islamisme en rapport avec des questions telles que l’État, les préceptes de la charia, les libertés civiles, etc.

Cela nécessite une redéfinition quotidienne de l’islam politique dans la mesure où il vaut mieux renoncer complètement à cette notion et adopter à la place une plate-forme différente – par exemple, de gauche, de droite, libérale ou conservatrice, consensuelle ou majoritaire –, mais aussi trouver de préférence d’autres options qui ne suivent pas ces étiquettes et se concentrer sur la meilleure façon de gérer de manière rationnelle des États fondés sur la démocratie, la justice sociale, l’égalité des citoyens ainsi qu’une culture et une identité arabes et islamiques modernes et tournées vers l’avenir.

Naturellement, ces valeurs et principes généraux ne sont pas suffisants par eux-mêmes et le défi réside dans la manière de les traduire en des programmes, des plates-formes et des décisions dans le cadre de l’action politique.

Suivre la voie de la réforme au sein de l’opposition ou à la tête du pouvoir, seul ou en partenariat avec d’autres, implique en fin de compte de s’opposer aux définitions et aux axiomes de l’islam politique.

Inévitablement, une des options suivantes doit être choisie.

Le conflit doit être réglé en faveur d’un choix complètement civique et démocratique qui affirme l’identité culturelle islamique, à l’instar des partis chrétiens-démocrates en Europe, mais peut-être avec un accent plus prononcé sur la justice sociale par rapport à ces partis de centre droit.

L’autre choix est de s’imposer un isolement, une rigidité et une aversion pour l’évolution et le développement sociétaux et politiques. Cela implique d’adopter une attitude prudente et conservatrice telle que représentée dans la tradition illustrée par les Frères musulmans et les factions dissidentes de l’organisation, ou alors de délaisser les méthodes des Frères musulmans, de rejeter le processus d’évolution progressive en général et d’avoir recours à la violence contre l’État et la société.

Dans le prochain article, nous aborderons cette option finale et toutes les difficultés qu’elle présente.

a1 * Azmi Bishara est un intellectuel palestinien, universitaire et écrivain. Consultez son site personnel et suivez-le sur Twitter: @AzmiBishara

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19 juin 2016 – Azmi Bishara – Traduction : Chronique de Palestine – Valentin B.