Par Robert Fisk
Il s’agit une histoire profondément contemporaine. Quand les Français ont abandonné l’Algérie en 1962, ils ont aussi trahi les dizaines de milliers d’Algériens qui avaient combattu pour eux. Ils ont quitté furtivement – parfois même en pleine nuit – les casernes où leurs guerriers harkis dormaient, en les abandonnant aux mains du FLN (Front de libération nationale) nationaliste qui devaient hériter de ce pays riche en pétrole et profondément corrompu. Ils ont même souvent emporté avec eux les armes des Harkis, pour que leur sort soit plus vite réglé.
Les Harkis – de l’arabe harka qui se traduit probablement le mieux par « volontaires » -, étaient des auxiliaires qui combattaient avec les maîtres du pays, la France en l’occurrence. Ce qui leur est arrivé en Algérie est tout simplement odieux. Si odieux, en fait – et si raciste – que l’histoire des loyaux Harkis qui ont combattu pour la France pendant la guerre d’indépendance algérienne de 1956-1962 était l’ultime tabou de la colonisation algérienne à laquelle Charles de Gaulle a mis fin en 54 ans avec, entre autres, cette trahison.
Des jeunes officiers français ont refusé d’obéir aux ordres – ils ont refusé d’abandonner leurs soldats franco-algériens à la mort – et ils les ont fait embarquer clandestinement à bord des navires militaires qui rentraient en France, à travers la Méditerranée. Ces officiers ont été sanctionnés pour cet acte courageux de compassion. Ceux qui ont abandonné leurs troupes coloniales à de terribles représailles ont maintenu leur rang dans l’armée française.
Voyons d’abord ce qui est arrivé aux 55 000 – le chiffre réel est probablement plus proche de 75 000 – Harkis qui ont combattu pour la France dans leur Algérie natale. Quand ils se sont réveillés le matin de la trahison de la France, ils ont presque tous été arrachés à leurs lits et massacrés. Dans les villages, les villes et les villages à travers l’Algérie, ils ont été traînés, désarmés, à l’abattage. Une des spécialités de leurs meurtriers, le FLN dont les descendants dirigent l’Algérie jusqu’à aujourd’hui, était de forcer les harkis à avaler les médailles françaises qu’ils avaient reçues pour leur bravoure au combat. Si ce désolant supplice ne les tuait pas, ils étaient descendus à la mitraillette au bord des fosses communes.
Et c’est pourquoi François Hollande, qui veut être réélu président dans sept mois, a honoré la promesse qu’il avait faite il y a quatre ans, en disant qu’il est vraiment, vraiment désolé de ce qui est arrivé aux Algériens qui ont combattu pour la France.
Permettez-moi de traduire ses paroles, prononcées aux Invalides à Paris – où reposent les cendres de Napoléon, un homme qui n’aurait jamais abandonné ses soldats – « au nom de la République [française] ». Hollande a reconnu « la responsabilité des gouvernements français dans l’abandon des Harkis, les massacres de ceux restés en Algérie et les conditions d’accueil inhumaines des familles transférées dans des camps en France ». Il a fait cette déclaration lors de la journée nationale de l’hommage aux Harkis instituée par l’ex-président Jacques Chirac, qui avait lui-même combattu en Algérie. (Tout comme d’ailleurs le père de Marine Le Pen, la dirigeante actuelle du Front national français, qui était également là aux Invalides.)
La guerre d’Algérie a été une des plus sordides guerres coloniales. Les troupes françaises ont massacré les habitants de villages entiers dans le bled – un mot qui vient du mot arabe ‘balad’ qui signifie « village » ou « ville » – et exécuté leurs adversaires dans des fosses communes ou, plus officiellement, en les guillotinant à Alger. Les guérilleros algériens ont régulièrement abattu leurs adversaires nationaux, peut-être un demi-million d’entre eux, dans des bains de sang insensés. Le nombre total des morts de la guerre d’Algérie s’élève peut-être à un million et demi de victimes. Certains des légionnaires étrangers français qui ont assassiné les Algériens étaient d’anciens officiers SS de la Seconde Guerre mondiale.
Enrôler les locaux pour combattre vos batailles à votre place a toujours été l’habitude au Moyen-Orient. Enfin c’est peut-être plutôt une habitude coloniale. Après tout, nous avons-nous-mêmes maltraité les vaillants Ghurkas de l’armée britannique en les sous-payant, en leur octroyant des retraites insuffisantes, en les traitant par-dessus la jambe.
Les Américains, non plus, n’ont pas protégé leurs alliés au Vietnam – ni les courageux traducteurs qui ont travaillé pour eux en Irak, après 2003, et qui ont d’ailleurs aussi été abandonnés par les Britanniques. Les Américains vont-ils protéger les Afghans qui combattent à leurs côtés dans ce pays déchiré ? Les Kurdes du nord de la Syrie seront-ils protégés ou trahis comme d’habitude ? (La seconde hypothèse est certainement la bonne).
Les Israéliens ont payé une milice sud libanaise pour opérer (et torturer) dans leur zone d’occupation *, puis ils les ont largement abandonnés quand ils ont fui le Liban en 2000. Beaucoup ont réussi à traverser la frontière vers Israël et ont été alors, en effet, protégés. Leur ancien commandant a ouvert une boîte de nuit à Tel Aviv.
Les pauvres Harkis qui ont réussi à s’échapper en 1962, peut-être 60 000 d’entre eux, ont été entassés dans des camps isolés et insalubres au sud, autour de la ville française de Rivesaltes, d’où ils pouvaient presque sentir l’odeur de l’Algérie. Ils ont été ignorés, réduits au chômage, traités comme un symptôme cancéreux du sombre passé colonial de la France. Que pouvaient-ils attendre d’une nation qui a attendu 1999 pour reconnaître que le conflit algérien était en fait une guerre ? L’occupation de la France a duré 132 ans, mais elle a pris fin lorsque les caméras de cinéma ont pu filmer la guerre.
Il y a des images attristantes où l’on voit des Harkis – dont la plupart parlaient couramment le français, voulaient être français et disaient qu’ils étaient français – recevoir leurs médailles d’officiers français. Ils sont souriants et fiers, persuadés d’être au service de leur pays, la France, qui les a ensuite abandonnés.
Maintenant que la France a suffisamment battu sa coulpe au sujet de sa collaboration avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, le moment est venu de clore le chapitre algérien.
Mais nous avons un autre petit problème avec les Français. Ils construisent des navires de guerre, des corvettes, pour le maréchal-président al-Sisi d’Alexandrie. Les travailleurs locaux – des « Harkis égyptiens » en quelque sorte, – ont exigé un salaire plus élevé. L’armée égyptienne a arrêté 26 des grévistes et a l’intention de les juger devant un tribunal militaire.
Le monde arabe ne disparaîtra jamais. Et je crois que nous ne le quitterons jamais. A quand la prochaine « guerre d’Algérie » de la France ?
Note :
* Instaurée en 1976, cette zone d’occupation est contrôlée par une milice supplétive, stipendiée par Israël et chargée de repousser au nord les commandos palestiniens. Elle a pris plus tard le nom de « zone de sécurité ». C’est donc là également l’origine du Sud-Liban comme « zone tampon ».
* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.
29 septembre 2016 – The Independent – Traduction : Chronique de Palestine – Dominique Muselet