Masoud Barzani, président du gouvernement régional du Kurdistan (KRG), n’a jamais caché son aspiration à se séparer de l’Irak et à établir un État kurde indépendant. Comme son père Mulla Mustafa Barzani, il a toujours su que le principal obstacle à la réalisation de cette ambition était l’existence d’un État irakien solide et multiethnique. C’est pourquoi il s’est engagé avec enthousiasme dans le plan américain pour envahir et occuper le pays, renverser le régime en place et démanteler son gouvernement central et ses forces de sécurité. Transformer l’Irak en un “État en faillite” était un premier pas nécessaire pour la réalisation de son objectif.
Cette semaine, Barzani a expliqué ses vues dans un discours aux commandants de ses forces peshmerga qui prennent part à l’assaut contre le bastion islamique de Mossoul, lors d’une visite dans une ville récemment capturée. Les commentaires qu’il a livrés ont été très révélateurs, éclairant ses plans pour l’avenir une fois que la bataille pour Mossoul sera terminée.
Deux points en particulier, sont à relever.
Tout d’abord, M. Barzani a déclaré qu’il avait discuté franchement de l’indépendance de la région du Kurdistan lors de sa dernière visite à Bagdad en octobre avec le Premier ministre Haidar al-Abadi et que celui-ci avait insisté sur la nécessité pour les deux parties de parvenir à une entente et d’éviter les conflits. Le président du KRG a ensuite fait remarquer que si aucun accord ne pouvait être conclu avec Bagdad, la “solution” serait de tenir un référendum populaire sur l’indépendance dans les régions kurdes.
Deuxièmement, M. Barzani a déclaré qu’il avait convenu avec les États-Unis que les peshmerga ne se retireraient pas des “zones kurdes” qu’elles “libéreraient” lors de leur avance sur Mossoul. Il a soutenu que 11500 combattants peshmerga avaient été tués ou blessés dans l’opération, ajoutant que “il n’est pas possible après tous ces sacrifices” d’accepter de revenir au contrôle du gouvernement central. “Nous conserverons toutes ces régions libérées”, a-t-il affirmé.
Les enseignements que l’on peut en tirer, c’est que Barzani a l’intention, sur la base d’une entente avec les Américains, de déclarer l’indépendance du Kurdistan irakien une fois que l’IS aura été battu à Mossoul, et d’annexer au nouvel état indépendant tout le territoire qui a été ou sera capturé par les combattants peshmerga – y compris Kirkuk si riche en pétrole – les villages près de Mossoul, et tous les environs de la ville elle-même qu’ils parviendront à capturer, aussi bien que la région de Jabal Sinjar.
En tant que politicien chevronné, le président du KRG a évité de préciser quelles “zones kurdes”, en dehors de la région actuelle du Kurdistan, les Américains – et non le gouvernement irakien – avaient accepté de lui permette d’annexer à l’État kurde.
Il a laissé cela ouvert, parce que la guerre est toujours en cours et ses forces continuent de progresser. Mais il a laissé entendre que les frontières de cet État seraient définies par l’étendue des avancées territoriales faites par les peshmerga. “Nous sommes entrés dans une nouvelle étape, a-t-il déclaré devant son auditoire. “Nous sommes maintenant à quelques kilomètres de Mossoul et, si Dieu le veut, la ville sera bientôt libérée et Daesh (IS) s’achemine vers une défaite majeure”.
Les remarques de Barzani signifient qu’il y a de très grandes chances que la guerre contre l’IS ne génère une autre guerre, peut-être même plus féroce et sanglante que la campagne actuelle pour capturer Mossoul. Barzani ne l’a pas nié, avertissant ses commandants: “Nous ne savons pas quelle sera la prochaine calamité après Daesh. Nous devons rester pleinement préparés à affronter d’autres menaces”.
Si Barzani ne sait pas ce que sera la prochaine “calamité”, nous pouvons le lui expliquer : le déclenchement d’une guerre civile entre Arabes et Kurdes en Irak, ou plus exactement entre le gouvernement irakien et le KRG. Un tel conflit risquerait de se propager dans d’autres pays comme la Turquie, la Syrie et l’Iran, et pourrait inciter les Arabes irakiens – sunnites et chiites – à unir leurs forces dans un front uni contre la nouvelle menace expansionniste du nationalisme kurde.
Le nouveau territoire que les combattants peshmerga ont conquis est ethniquement mélangé, et l’on sait déjà que des résidents non-kurdes en sont expulsés – bien que Barzani a prétendu dans son discours que ce type de mesures ont été prises contre des partisans de l’IS. De plus, alors que Barzani détient les leviers de pouvoir dans le KRG, les Kurdes irakiens ne sont nullement unanimes à le soutenir. Les critiques l’accusent d’avoir recours à la rhétorique de l’indépendance pour détourner l’attention de la mauvaise gestion du KRG et de la dégringolade de la région du Kurdistan dans une crise économique, alors qu’il devrait favoriser la construction de ponts, plutôt que de rompre avec Bagdad.
Il était évident dès le départ – comme le prétendait cette chronique à l’époque – que les peshmerga, les alliés les plus proches des États-Unis dans le combat contre l’IS, n’auraient jamais participé à la bataille de Mossoul si Barzani n’avait pas été assuré d’une grosse récompense de la part de Washington. Ce “renvoi d’ascenseur” était un feu vert américain pour annexer Kirkuk et Jabal Sinjar, et déclarer l’indépendance kurde. Sinon, pourquoi sacrifierait-il la vie et le sang de ses troupes et risquerait-il l’inimitié de ses voisins arabes et peut-être aussi des Iraniens et des Turcs ?
L’hostilité partagée contr l’IS à Mossoul a eu l’effet curieux de créer une alliance militaire par une coalition entre adversaires – les Kurdes, les Arabes chiites, les sunnites, les Turcs, les Iraniens et autres, sous le commandement militaire américain. Cette coalition peut exister aussi pour une bataille similaire pour la capitale de l’IS en Syrie, à al-Raqqa. Mais il est certain qu’ensuite elle volera en éclats, car les alliés d’aujourd’hui sont les adversaires de demain se battant pour le butin, ou plutôt leurs tranches des tartes irakienne et syrienne, avec les encouragements américains et européens.
On parle beaucoup aujourd’hui aux États-Unis de la grande erreur qui a été commise lorsque le traité de Sèvres de 1920, qui aurait donné aux Kurdes un État indépendant, a été abandonné en faveur du traité de Lausanne de 1923 qui définissait les frontières de la république turque moderne, en renonçant à la promesse d’un État kurde dans ce qui est devenu le nord de l’Irak, le nord-est de la Syrie, le nord-ouest de l’Iran et le sud-est de la Turquie.
Les Américains s’efforcent à présent – soit de façon délibérée soit par opportunisme – de rectifier cette erreur avec le soutien de leurs alliés européens. Lorsque le président turc Recep Tayyip Erdogan – mis en colère par la progression en octobre des forces syriennes kurdes dans le nord de la Syrie – les a mis en demeure de choisir entre la Turquie et les Kurdes, les Américains ont effectivement choisi les Kurdes.
L’IS contrôle Mossoull, al-Raqqa et d’autres parties de l’Irak et de la Syrie depuis environ trois ans. Il est peu probable – compte tenu du nombre de pays et de la taille et la puissance de feu des forces impliquées – que la guerre pour reprendre le contrôle de tous ces secteurs dure plus d’un an. Mais le conflit qui pourrait suivre cette phase, si rien n’est fait pour éviter qu’il ne s’enflamme, sera certainement beaucoup plus long.
Les remarques de Barzani étaient importantes et révélatrices. Elles révèlent les plans pour la région, les guerres à venir et une volonté de démembrement des États existants. Le temps pourrait encore venir où certains, chacun pour leurs propres raisons, regarderont avec nostalgie les jours du ‘califat’ de l’IS – non pas par admiration mais par crainte de ce qui pourra suivre.
* Abdel Bari Atwan est le rédacteur en chef du journal numérique Rai al-Yaoum. Il est l’auteur de L’histoire secrète d’al-Qaïda, de ses mémoires, A Country of Words, et d’Al-Qaida : la nouvelle génération. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @abdelbariatwan
18 novembre 2016 – Raï al-Yaoum – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah