Par Samah Jabr
Je ne parle pas seulement du chantage politique que représentent les récentes coupes par l’administration américaine de millions de dollars destinés aux hôpitaux de Jérusalem-Est, et de l’arrêt du financement des services d’éducation et de santé de l’UNRWA, mais également des réalités quotidiennes avec de sombres possibilités de travail, un manque de direction politique, la menace des détentions pour raisons politiques qui hante notre jeunesse et les expériences omniprésentes de morts violentes et de deuil. Des siècles d’oppression politique ont produit une cascade de dommages à l’identité collective et à la personnalité des individus.
Le siège en cours de Gaza n’est qu’un exemple dramatique de la façon dont les réalités politiques de l’occupation détruisent délibérément la qualité de vie des Palestiniens. Dans une société où la mort violente et traumatisante des jeunes est monnaie courante et où l’expérience de la détention et de la torture touche chaque famille, la souffrance psychologique et l’anxiété collective sont des pandémies. Qui mieux que les professionnels de la santé mentale peuvent comprendre comment cette douleur et cette peur omniprésentes peuvent intimider la population, voire même pousser quelqu’un à la radicalisation ?
Dans mon bureau à l’Unité de Santé Mentale en charge des services de santé mentale en Cisjordanie, je reçois souvent des donateurs et des représentants d’ONG internationales – du domaine de la santé en général et de la santé mentale en particulier – qui souhaitent soutenir notre système de santé mentale. Certains sont prêts à financer des médicaments, du matériel, de la formation, mais ils sont très timorés à l’idée d’assurer un plaidoyer et une solidarité politiques.
Mais la solidarité avec le peuple palestinien et le plaidoyer pour ses droits humains et nationaux ne constituent qu’une position thérapeutique face à son traumatisme historique collectif et ne se limitent pas aux professionnels de la santé mentale. Sans cette solidarité, les interventions des professionnels de la santé mentale pourraient faire plus de mal que de bien car elles ne peuvent être préventives, peuvent limiter à la pathologie l’expérience des Palestiniens, médicaliser leurs réactions et inhiber leur libre arbitre tout en maintenant le statu quo de leur contexte pathogène.
La décision de l’Association internationale de psychanalyse et de psychothérapie relationnelles (IARPP) de tenir sa conférence en 2019 à Tel Aviv et la participation de l’Association de Conférences de Psychiatrie de l’Enfant et de l’adolescent de Langue Française en Israël (COPELFI) – lors d’un colloque sur les traumatismes qui s’est tenu à Rennes (France) en décembre dernier – sont des exemples récents de la façon dont les professionnels de la santé mentale négligent la question de la Palestine occupée, démontrant ainsi combien l’identification de l’Occident avec les pratiques israéliennes est facilitée. Mais ce parti pris est classique dans mon métier. J’utilise souvent les moteurs de recherche pour voir combien d’articles sont publiés dans mon domaine professionnel en relation avec la Palestine et Israël : très peu de choses sont mises en ligne sur les traumatismes palestiniens, alors que tant de choses sont publiées sur le “terrorisme” palestinien, les traumatismes israéliens, et si peu sur le terrorisme d’Israël…
La propagande ne se limite pas aux médias ! Même dans les milieux professionnels, la Palestine est passée sous silence et les considérations sur le traumatisme de la nation juive font taire une grande partie du dialogue critique sur l’occupation. En 2014, juste après les massacres à Gaza, j’ai été invitée à prendre la parole devant le “Tavistock and Portman Institute” à Londres. Après de multiples tentatives pour m’intimider et me faire taire, un des participants professionnels a crié au modérateur : “C’est unilatéral; pourquoi n’avez-vous pas invité un orateur israélien ?” “C’est une trahison des pères fondateurs juifs de cet endroit” d’inviter une personne comme “elle !” – en fait une psychiatre qui soulève des questions sur le rôle et la responsabilité que les professionnels partagent avec la réalité politique.
Les Européens, les Occidentaux et les Israéliens ne sont pas propriétaires de la profession de thérapeute, pas plus qu’ils n’ont l’expérience qui est celle des Palestiniens. Ignorer l’expérience des Palestiniens est, à tout le moins, signe de négligence. Imposer à des Israéliens d’inviter des Palestiniens pour la tenue d’une conférence est une illusion de symétrie et une promotion de la normalisation palestinienne à l’égard des Israéliens, de leur dépendance vis-à-vis des instances professionnelles internationales – une dépendance pernicieuse qui rend plus complexe le traumatisme des Palestiniens.
Au lieu d’interroger les professionnels israéliens sur leurs responsabilités éthiques en tant qu’Israéliens à l’égard des traumatismes politiques des Palestiniens, les professionnels internationaux se font les complices du déni, ce qui les empêche de jouer le rôle de tierce partie susceptible de promouvoir la guérison psychologique et d’encourager la justice réparatrice, base de toute réconciliation future.
Aujourd’hui, de nombreux professionnels sont fiers d’avoir assumé il y a plusieurs années, leur solidarité avec Nelson Mandela et le peuple qu’il représentait dans son opposition au régime d’apartheid en Afrique du Sud. Aujourd’hui, rares sont ceux qui souhaiteraient être connus pour avoir amené des professionnels sud-africains blancs, favorables à l’apartheid, à des conférences afin qu’ils puissent partager l’expertise de leur traumatisme causé par les Sud-Africains noirs. De même, les professionnels de la santé mentale ne devraient pas dépendre des Israéliens pour fournir une expertise sur l’aspect traumatique de notre réalité politique.
Au lieu de cela, les professionnels de la santé mentale devraient être fiers de soutenir leurs collègues en Palestine dans leur travail quotidien, et de faire connaître et sensibiliser le public aux violations des droits de l’homme perpétrées par l’État d’Israël et qui ont engendré un traumatisme dans les deux peuples. En attendant, nous, professionnels palestiniens de la santé mentale, poursuivrons notre dialogue critique sur l’occupation jusqu’à ce que son hégémonie soit pleinement révélée et déconstruite.
* Samah Jabr est psychiatre et psychothérapeute à Jérusalem. Elle milite pour le bien-être de sa communauté, allant au-delà des problèmes de santé mentale. Elle écrit régulièrement sur la santé mentale en Palestine occupée.
29 novembre – Palestine Chronicle – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah