Par Joss Dray
Depuis plus de 30 ans, la photographe Joss Dray photographie la Palestine. Loin des images et des clichés médiatiques, au plus près de la vie et de la résistance quotidienne des femmes, des hommes et des enfants, elle restitue la dignité, l’inventivité, la souffrance mais aussi les moments de joie d’un peuple qui refuse de se laisser effacer de la carte et de l’Histoire. L’entretien publié ici et réalisé en janvier de cette année, fait le point sur le déroulement de sa carrière et de sa vie militante, étroitement imbriquées.
Question : Joss DRAY, peux-tu nous dire comment tu as fait de la photo ton métier ?
Puis-je dire que je suis photographe ? Je suis totalement autodidacte, c’est le militantisme qui m’a amenée à la photo.
J’ai commencé à photographier en étant militante dans les permanences anti-expulsion dans les années 70. On accompagnait les relogements dans les foyers Sonacotra. J’avais un peu pratiqué la photographie… je men suis servi pour révéler les conditions de logements et relogements dans les foyers, mais aussi leurs luttes.
Nous accompagnions les relogements pour empêcher qu’au passage la police ne prenne les clandestins.
Je suivais aussi tous les mouvements autour de l’immigration. J’ai donc appris à photographier comme ça, sur le tas d’une certaine manière… En essayant de témoigner de ce qui se passait autour des questions d’immigration.
Ensuite, et tout à fait par hasard, je suis entrée en 1983 dans un journal palestinien. J’étais allée à Bastia pour un festival du cinéma méditerranéen, et j’y ai rencontré un journaliste tunisien qui travaillait pour une revue palestinienne sur le point de paraître qui s’appelait « Le septième jour » (al-Yaoum a’Sabbah), et il m’a conseillé de les appeler: « qu’ils avaient besoin d’un(e) photographe ».
J’ai appelé et j’ai eu un rendez-vous très rapidement, avec Yousef Seddik, un philosophe tunisien en charge de la culture pour le nouveau journal.
Il a consulte mon Book, qui était encore très fin puisque je n’avais à cette date pas encore produit beaucoup de photos, et essentiellement autour des questions d’immigration, et il m’a tout de suite engagée, ce qui m’a un peu étonnée vu le peu de photos qu’il a pu consulter.
L’administrateur de la revue a ensuite en cinq minutes confirmé la décision, et j’étais bien sûr très très inquiète… Et en l’espace de trois jours j’étais devenue photographe de cette revue, alors que beaucoup d’autres photographes avaient postulé. Une histoire assez folle… Je suis restée dans cette revue de 1983 à 1989.
Je me suis alors occupé à la fois des archives, de l’iconographie, et de tout ce qui concernait les reportages en France, puisque je n’étais pas envoyée à l’étranger. J’ai ainsi photographié tous les intellectuels du monde arabe et de passage à Paris, et j’ai donc commencé à faire plutôt du portrait.
Pour la revue, j’ai continué à travailler sur l’immigration. Jusqu’à ce qu’un jour je leur dise : « J’en ai un peu assez… Je travaille dans un journal palestinien, donc je veux absolument aller en Palestine. »
J’ai alors pris l’initiative d’aller en Palestine en mai 1987, sur mes congés, donc hors mission professionnelle. Quelques mois avant le déclenchement de la Première Intifada.
J’ai décidé d’y aller pour le 40e anniversaire de la fondation d’Israël, et donc la commémoration de la Nakba [« Catastrophe »] palestinienne. J’avais énormément de contacts puisque je travaillais avec des journalistes palestiniens et libanais.
J’ai été très surprise de découvrir la Palestine, je travaillais surtout avec des journalistes venant du Liban palestinien et libanais en exil à Paris, nous suivions la guerre du Liban quotidiennement. Pour moi, les Palestiniens c’étaient les réfugiés au Liban, c’était Arafat quand il était à Beyrouth.
Q : Ton premier contact avec la ville de Jénine se situe à ce moment-là ?
Non. Mon premier contact avec Jénine a eu lieu lors d’un autre voyage, en 1989. Mais mon premier contact avec Arna a eu lieu à Gaza, comme je le dis dans mon livre. Arna était très amie avec une femme assez extraordinaire de la Palestine de 1948, Mary Khas, qui s’était mariée avec un Palestinien de Gaza et s’y était installée.
En 1987 on circulait encore et il était possible d’aller à Gaza en taxi. Pendant mon séjour chez Mary Khas pour découvrir Gaza et y faire des photos, j’ai rencontré Arna.
Arna m’a parlé de ce qu’elle faisait dans le camp de Jénine. Je ne sais pas si je serai allée à Jénine de moi-même. C’est dans le nord et un peu éloigné, et d’autres endroits plus accessibles paraissent tout aussi riche pour faire découvrir ce qu’est la Palestine… Mais Arna était tellement convaincante lorsqu’elle parlait de la Palestine et du travail qu’elle faisait avec les enfants, que j’ai décidé d’y aller.
Mais la Première Intifada s’est déclenchée peu après, et je ne me suis pas rendue tout de suite à Jénine. Je suis retournée en Palestine pour suivre la Première Intifada. Il y avait des manifestations quotidiennes à Ramallah… des assassinats de jeunes tous les jours…
Comme j’avais décidé de suivre en particulier une ville, un camp et un village, et grâce à mes contacts, je suis restée un moment dans la camp d’Al-Amari près de Ramallah, alors sous couvre-feu. Je suis allée aussi dans le village de Mezraa Al-Sharkieh pour voir comment y était vécue la Première Intifada, et de fil en aiguille j’ai fait cela toute l’année 1988.
Q. Ces séjours répétés en Palestine ont donc été l’occasion de reportages photographiques ?
Bien sur, je voulais témoigner et nous étions dans la grande époque du reportage photographique.
J’ai toujours expliqué aux gens que lorsqu’on allait une première fois en Palestine, on ne pouvait pas s’empêcher d’y revenir. J’ai eu un véritable coup de foudre avec la Palestine… et avec les Palestiniens.
Je pense que c’est vraiment eux qui ont fait de moi une photographe. J’ai commencé à faire mes meilleures photos en les photographiant eux. J’ai eu d’emblée une relation extrêmement forte avec les Palestiniens que j’ai rencontrés.
Lorsque l’on reste 10 jours dans un camp de réfugiés, sous couvre-feu avec une famille… ces gens que j’ai rencontrés en 88… je suis toujours amie avec eux. Pareil pour les gens du village de Mezraa Al-Sharkieh; Adnan par exemple, qui était un jeune palestinien parti ensuite aux États-Unis pour fuir la prison, était un des chefs des Comités populaires du village.
Il dormait dans la montagne et j’étais restée dans sa famille. Et quand il est parti aux États-Unis, il m’a laissé ses nouvelles coordonnées et nous sommes restés en contact depuis 88. C’est comme si on ne s’était jamais quittés.
Maintenant Adnan partage son temps entre Ramallah et les États-Unis mais quand je vais en Palestine, c’est chez lui à Ramallah que je me rends en premier. Ils sont ma famille.
Les plus belles photos que j’ai faites, c’est à Mezraa Al-Sharkieh. Il y a une photo que beaucoup connaissent où l’on voit une manifestation et un jeune garçon est visible au premier rang dans son costume blanc. Cette photo a été beaucoup utilisée et Adnan lui-même l’a affichée sur sa page Facebook.
Aujourd’hui ce jeune garçon est Imam à Ramallah.
Pour résumer, c’est à Mezraa Al-Sharkieh que je me suis sentie devenir photographe. Et c’est à eux que je le dois; c’est quelque chose qu’ils m’ont donné. Et mon attachement à la Palestine est aussi lié à cela.
Q. Pourtant il y a toujours eu des éléments techniques dans tes photos qui attestaient leur caractère professionnel…
Peut-être, mais avant cette expérience dans ce village, j’étais toujours assez hésitante, je n’avais pas une vision très particulière de la photo. C’est à partir de là que j’ai commencé à avoir une vraie pratique professionnelle, mais aussi engagée. Et surtout une conception de la photographie qui se construit dans une relation à l’autre, dans l’échange puissant entre le photographe et le photographié.
Tout le travail que j’ai pu faire après, par exemple à Villiers-le-Bel et à Le Blanc-Mesnil, c’est avec cette conception qui est né de la relation avec le peuple palestinien que j’ai pu continuer à avoir la même pratique hors Palestine.
Puis c’est cela qui m’a amenée à me rendre à Jénine avec la 25e mission [de la Campagne Civile Internationale Pour la Protection de la Palestine – ou CCIPPP] et avec d’autres artistes, où nous avons associé les habitants à travers un collectif.
Dans mon travail sur plusieurs lieux en France, je suis toujours intervenue dans un cadre collectif, avec les habitants, de façon à échanger nos regards sur leur vie, leur lieu de vie. Cette façon de travailler est devenu une façon de vivre que j’ai appris et pratiqué avec les Palestiniens, tout mon travail et ma conception de la vie est le résultat de cet échange.
Q. Dans ton livre « Revenir à Jénine » est évoqué l’exposition que tu as préparée avec les habitants du camp en 2018. On devine que tu as assuré un minimum de formation à la prise de photos, que tu as confié des appareils… Ta pratique a-t-elle été la même ici en France ?
Pas tout à fait. Ici c’est moi qui photographiais, mais ce sont les habitants qui concevaient l’exposition. A Villiers-le-Bel j’ai photographié mais toute la conception de l’exposition était prise en charge par le collectif d’habitants et je leur soumettais mes photos. Le schéma était le même à Le Blanc-Mesnil.
Jusqu’à l’avènement du numérique, ni les palestiniens, ni les habitants des quartiers populaires n’avaient vraiment accès à la photographie.
Lors de la première exposition faite à Jénine, en 2002, donc en plein Seconde Intifada, c’est ce principe qui avait déjà été adopté. J’avais amené mes prise de vues faites en 88 et 89, en y ajoutant des photos de la toute récente destruction du camp, et ce sont les habitants qui ont conçu l’exposition.
J’avais apporté quelque chose comme un millier de photos, et dans le cadre de plusieurs ateliers, celles-ci étaient étudiées, sélectionnées ou non, commentées en arabe et traduite en français, et c’est tout ce travail qui a donné l’exposition « Mémoires de Jénine » en 2002.
Après la terrifiante destruction du camp, et alors que je l’avais découvert avec Arna, tellement vivant et tellement fort… Nous avons voulu travailler sur cette mémoire vivante d’Arna, sur la mémoire du camp, et nous avons fait témoigner les habitants sur cette destruction.
Q. C’était une transition importante, car tu avais connu le camp alors que la vie battait son plein comme elle pouvait l’être dans un lieu de réfugiés palestiniens de 48. Mais après l’exposition de 2002, qu’as-tu entrepris ?
Nous sommes revenus en 2003, pour être présents à l’occasion de la première commémoration de la destruction du camp, avec le Comité populaire qui a fourni les intervenants. Nous avons présenté notre exposition « Mémoires de Jénine » tandis que le Comité présentait son exposition sur les « Martyrs ».
Les deux expositions étaient dans le même lieu. C’était un moment très touchant, qui a donné un lien extrêmement fort entre les habitants, les gens de la mission civile internationale. Un sculpteur présent dans la mission a créé le « Guetteur de Jénine », ce qui a été un grand moment.
Puis en 2003 et 2004, j’ai commencé à travailler sur Gaza, et je ne suis plus retournée à Jénine. Pour différentes raisons dont des raisons de santé, je ne suis plus retournée en Palestine jusqu’en 2016.
Q. Comment s’est passé ce retour à Jénine ? Tu y as retrouvé des gens devenus entre temps des adultes. Les liens étaient-ils toujours aussi forts ?
Quand je suis rentrée dans le camp, les gens ont crié : « Joss Dray ! »… Un moment incroyable. Et lorsque nous avons rencontré le Comité populaire, cela n’a été que des rappels et souvenirs – entre autres sur le « Guetteur » – sans que la délégation française qui était avec moi ne puisse même se présenter.
Et lorsque nous avons fait le tour du camp et chaque fois que nous entrions quelque part, quelqu’un disait : «Joss Dray, tu es là ?! ».
Au début nous n’avions pas tous ces outils pour communiquer, Facebook et les téléphones portables nous nous étions forcément un peu perdus de vue. Alors que maintenant nous sommes en permanence en contact les uns avec les autres, quasiment tous les jours.
Durant toutes ces années d’éloignement, il y avait juste un ami du camp, Ibrahim, qui m’appelait à peu près tous les deux mois, et le courrier électronique n’était pas aussi répandu qu’aujourd’hui.
Et encore maintenant, lorsque je suis retournée dans le camp deux années de suite pour faire les ateliers, il se trouve toujours du monde pour me reconnaître.
Q. Il y a le camp de réfugiés, mais il y a aussi la ville de Jénine … Peux-tu en dire un mot ?
Je n’ai pas de relation particulière avec la ville. Aujourd’hui elle touche le camp, alors qu’en 2002 elle en était assez éloignée. La ville, pour moi c’est juste un endroit où faire quelques courses, aller au marché, aller à la pâtisserie pour y trouver des gâteaux ensuite à partager…
Quand je suis à Jénine, je suis dans le camp, et nulle part ailleurs. On sent une rupture, bien que les deux lieux soient très proches aujourd’hui.
Mais le camp, c’est le camp… Lorsque je m’y suis installée deux années de suite pour notre travail, nous étions logés dans un appartement qui nous avait été prêté, je finissais par m’y sentir chez moi et je faisais tout ce qui pouvait être fait dans le camp même.
Et les Palestiniens me disaient : « De toute façon tu fais partie du camp, tu es chez toi ici ».
Je faisais des incursions régulières en ville pour aller à l’imprimerie avec laquelle nous préparions l’exposition, et j’y allais à pied (à un quart d’heure), ce qui épatait mes amis palestiniens qui prenaient un taxi… Et les commerçants sur le parcours ont fini par me connaître.
Q. Revenons à ton dernier ouvrage, ton dernier recueil, « Revenir à Jénine ». Comment as-tu connu l’éditeur Scribest ?
Mon premier contact a été à l’occasion de la préparation de la version française de « The Second Palestinian Intifada », pour laquelle j’ai fourni les photos tirées de mes séjours en Palestine dans le cadre des Missions civiles. J’ai ensuite eu l’occasion de fournir une ou deux photos pour « Le livre de Handallah ».
Avant la conception et la préparation du livre « Revenir à Jénine », il y a eu tout un travail dans le camp : mise en place des ateliers, animation du travail de photographie et de préparation d’une exposition, ce qui a duré au moins une année. Lorsque nous étions à Paris, nous communiquions par mail ou téléphone, puis nous avons fini par nous poser la question : « Fait-on un catalogue de l’exposition ? » Ce qui demandait que nous trouvions un financement…
Mais entre temps je me suis dit que ce qui était intéressant, c’était de remettre ce travail dans son contexte, de faire connaître aujourd’hui ce qu’est un camp de réfugiés en prenant l’exemple du camp de Jénine. Et surtout de faire aussi cet hommage à Arna qui est la femme qui m’a fait découvrir le camp.
Et cette époque ne doit pas être oubliée. Et Arna était un peu un symbole des anti-coloniaux [israéliens], des liens qui pouvaient exister entre Palestiniens et Israéliens anti-coloniaux.
Depuis « Mémoires de Jénine » en 2002, j’étais décidée à ce que cette mémoire ne se perde pas, et il est vrai qu’avec un livre comme celui-ci, on peut à présent intervenir dans la polémique sur l’anti-sionisme et l’anti-sémitisme, l’anti-colonialisme dans la société israélienne… Ce qui revient à dépasser les limites de l’exposition.
Q. Quand tu photographies, tu privilégies le noir et blanc…
C’est vrai. Mais lorsque j’ai commencé à photographier dans les années 80, on faisait du noir et blanc. C’était la grande époque du reportage noir et blanc. Jusqu’en 2003, voir 2004, où j’ai malgré tout fait de la couleur, à Gaza. Mais en travaillant toujours en argentique.
Mon fils m’a fat comprendre que finalement je finirai par passer d’une époque à une autre, de l’argentique au numérique.
Quand je photographiais en Palestine, il y avait très peu de Palestiniens photographes, car ils n’avaient que très peu de moyens… appareils, laboratoires… et encore, leurs photos étaient faites en Palestine de 48 [la Palestine historique] et assez peu en Cisjordanie ou à Gaza.
Le numérique a permis aux Palestiniens de se mettre à la photo, et il y a eu alors toute une génération de grands photographes palestiniens. Et aujourd’hui, lorsque nous mettons en place des ateliers avec tous ces jeunes, tous ont déjà au minimum pris des photos avec leurs téléphones, Même si c’était beaucoup de selfies
Il fallait alors les faire travailler autrement… Leur faire construire des récits. Ils ont plutôt tendance à faire des instantanés, un peu tout ce qui se présente, dans une manifestation par exemple, sans perspective précise, juste pour se les échanger. Le but ici était de photographier pour donner à voir en France.
Surtout que 2018 était l’année d’Israël en France. Je leur disais que pendant qu’il serait question d’Israël en France cette année-là, et bien nous, nous parlerons de la Palestine et du camp de Jénine.
Je leur ai dit que nous allions travailler sur cette image-là, et ne pas rentrer dans la victimisation. Je leur disais : « Vous allez raconter votre vie, celle de tous les jours, comment vous résistez tous les jours… » Jusqu’à un point où un jeune qui était présent a dit : » Mais alors… Elle nous aime ?! ».
Nous voulions montrer un peuple debout, des gens debout, un peuple vivant…
Q. Venons-en au choix de la version arabe de l’ouvrage. Est-ce qu’il correspond à une volonté de diffusion en Palestine ? Mais aussi pour quel autre public ?
Tout était affaire de bilinguisme dans ce projet. « Mémoires de Jénine » en 2002 était également en version bilingue, ce qui est une façon aussi de vivre ensemble. C’est quelque chose que je recherche toujours, cette rencontre-là entre deux cultures, nous français, et eux arabes et palestiniens.
Les ateliers d’écriture ont été faits en arabe et en français, et Nadjet, la personne qui cordonnait ce travail est française née en Algérie, donc tout à fait bilingue.
D’autant plus que les jeunes Palestiniens ne parlent que l’arabe, et quasiment pas l’anglais. Sauf les adolescents les plus jeunes et qui sont encore scolarisés… Donc l’essentiel s’est fait par l’intermédiaire de traducteurs.
Ce livre leur est à tous destiné, il ne pouvait donc qu’être en arabe et en français. Et sa diffusion a commencé en Palestine, puisque le Musée de la Palestine à Ramallah en a acquis un premier lot, et une première série a aussi été distribuée dans le camp.
Avec en priorité tous les participants au projet – de façon à ce qu’ils en aient au moins deux exemplaires – et tous ceux et celles qui nous ont accompagnés, comme la directrice du Centre des Femmes, et d’autres.
Ce livre se veut donc le reflet d’un partage, où tout le monde est représenté sur un pied d’égalité.
Comme j’ai un lien très fort, très particulier avec le camp de Jénine, j’ai toujours été une sorte de catalyseur pour tous les groupes que j’ai accompagnés ici, et ça explique en partie la force des liens, la force de cette histoire commune, au fil des années.
Q. J’ai le souvenir que sur la dizaine d’années qu’a duré la Campagne Civile pour la Protection du Peuple Palestinien, il y a eu plus de 1000 personnes qui se sont rendues en Palestine pour témoigner. Il y avait donc une présence assez constante de la solidarité. Que dirais-tu du contexte d’aujourd’hui ?
Malheureusement beaucoup de chose se sont perdues. Il faut dire que la Palestine est ici moins fascinante qu’elle a pu l’être… Après mon séjour en 2016, j’ai mis un peu de temps à m’en remettre car j’avais trouvé les choses tellement changées par rapport aux années de la Seconde Intifada.
Ce Mur [de séparation, ou d’apartheid] est insupportable à regarder, et quand j’arrive dans le camp je ne souhaite pas en sortir. J’y suis en famille, et je ne veux pas voir le Mur, pas voir les colonies.
A chaque fois que j’ai circulé un peu, j’en suis malade… Quand on voit à quel point tout à été confisqué… Sur la route de Ramallah à Jénine, il n’y a que des indications en hébreu, avec des colonies de part et d’autres.
Alors qu’on est dans son taxi, soudain déboulent on ne sait combien de soldats armés jusqu’aux dents, venus des collines avoisinantes.
Quant aux barrages, certaines fois l’on passe sans problème, mais d’autres fois cela prend un temps fou, et avec des soldats partout.
Tous ces assassinats dont on entend parler se passent comme cela… Des soldats qui descendent, un gamin qui jette des pierres et qui se fait alors tuer. L’armée rentre dans le camp toutes les nuits, les soldats arrêtent des jeunes presque toutes les nuits.
Le dernier jour où nous étions dans le camp, le jour de la commémoration de la Nakba, le gouverneur a fait une sorte de cérémonie ridicule, sur la place du gouvernorat et les gens n’ont même pas eu le droit de faire une marche.
Nous sommes restés sur place, avec des gens déguisés en paysans de 1948… C’était grotesque. Alors nous sommes partis, tellement c’était triste.
Surtout que de notre côté, pour cette commémoration avec le Centre des femmes et le théâtre de la liberté, nous avions inaugurée l’exposition « La liberté commence ici » dans le camp !
Le soir même, les jeunes du camp ont tiré des coups de feu en l’air, pour commémorer cet évènement, et c’est la police palestinienne qui est rentrée dans le camp pour les en empêcher, et cette affaire s’est conclue par des jets de pierres sur la police palestinienne. Cette nuit là l’armée n’est pas entrée dans le camp, la police palestinienne avait fait le travail.
Je pense que pour les gens qui découvrent la Palestine aujourd’hui, ce n’est pas facile de s’y inscrire et de trouver une façon d’y être et de partager.
Au moment de la destruction du camp, en 2002, ce qui a été vécu sur les ruines était absolument extraordinaire, en partage, en intelligence, en créativité…
Alors qu’en 2016 et 2017 il fallait un travail de chaque jour pour mobiliser les personnes pour les ateliers de créations , alors qu’ils étaient inscrit depuis plusieurs mois.
L’explication tient au fait que les gens sont déprimés, ne voient aucune perspective, et les accrocher dans le projet n’était pas évident. Mais pourtant, quand l’exposition a été présentée la première fois, ils étaient littéralement fous de joie. Comme s’ils n’y avaient pas vraiment cru.
Après avoir passé un an et demi dans le camp, je me suis finalement interrogée sur le fait que nous n’apportions à tous ces gens que de la culture – ce qu’il faut bien sûr faire – mais comme il y a tant de besoins, nous avons maintenant monté un projet d’aide à la réhabilitation des maisons les plus pauvres du camp.
Nous avons obtenu un financement de la Fondation Abbé Pierre, et d’une association sous égide de la Fondation de France, Un Monde Par Tous . Les 20 maisons prévues sont presque terminées.
Ce que nous voulions, c’était nous rendre à nouveau dans le camp, avec des architectes et d’autres métiers liés à cette réhabilitation, mais avec la crise sanitaire cela n’a pas été possible et nous travaillons donc à distance.
Je m’y rendrai dés que ce sera possible cet été pour faire un bilan de ce projet pilote et créer de nouveau projet de ce type là, et j’espère que nous pourrons repenser des projets culturels, en lien avec ces projets plus économiques, les retours que nous en avons par nos réunions Zoom sont encourageants, les participants au comité de pilotage, crée pour l’occasion, nous disent être vraiment heureux d’avoir travaillés ensemble : Le centre des femmes, l’ingénieure de l’UNRWA, le comité Populaire nous parlent d’une expérience nouvelle de travail collectif, et d’une façon plus intéressante de connaître et de créer des relations avec les familles dans le besoin, ils ont l’impression de redécouvrir le camp.
Je pense que c’est à peu près tout ce qu’il est possible de faire en ce moment. Donner un peu de moyens et d’énergie pour vivre mieux au jour le jour.
Auteur : Joss Dray
Janvier 2021 – Propos recueillis par Chronique de Palestine