Par Samah Jabr
Plus tôt ce mois-ci, le professeur Paul Hellewell, vice-recteur et doyen du Collège de la santé, de la médecine et des sciences de la vie de l’université britannique Brunel, a avertit ses étudiants qu’un article « anti-israélien » recommandé dans le cadre d’un cours ne serait plus utilisé.
L’article en question était mon interview de 2019 publiée dans Quartz, qui discutait l’applicabilité du diagnostic de SSPT [syndrome de stress post-traumatique] aux victimes palestiniennes de la violence politique.
Apparemment, l’objection à mon article a d’abord été soulevée par des étudiants de Brunel en première année en ergothérapie, puis soutenue par une organisation non liée à l’université, UK Lawyers for Israel (UKLFI).
La page Web de cette organisation identifie très clairement son objectif comme étant la production de messages politiques en faveur de l’État d’Israël.
Néanmoins, apparemment sans reconnaître l’ironie de sa position, l’UKLFI s’est opposée à l’utilisation de mon interview publiée comme exemple de perspectives culturelles sur le diagnostic médical en proclamant qu’il n’est « pas souhaitable de mélanger l’étude objective de l’ergothérapie avec la propagande politique ».
L’UKLFI a affirmé que l’article était susceptible de favoriser l’hostilité envers les étudiants juifs, en ajoutant : « Soulignant la souffrance des Palestiniens sans aucune référence à la souffrance des Israéliens qui sont également traumatisés par le conflit, l’article comprenait des allégations trompeuses et non pertinentes contre Israël. L’article faisait référence aux démolitions de maisons à Jérusalem-Est d’une manière qui impliquait qu’elles étaient fréquentes, alors qu’elles étaient extrêmement rares, et affirmait à tort que presque tous les bâtiments palestiniens étaient jugés illégaux par les autorités israéliennes. »
En ce qui concerne ces allégations de l’UKFLI, il semble qu’un débat ouvert sur les faits pertinents soit absolument nécessaire. Le rapport de 2019 du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) indique clairement que seulement 13 % de Jérusalem-Est occupée par Israël est réservée à la construction palestinienne, tandis que 35 % est allouée aux colonies israéliennes illégales.
Et au moins un tiers des maisons palestiniennes n’ont pas de permis israélien, ce qui expose potentiellement 100 000 Palestiniens à un risque de d’expulsion.
Au départ, il semblait qu’un débat ouvert à Brunel pourrait être autorisé. Lors de la première attaque de l’UKFLI contre la liberté académique de Brunel, le doyen Hellewell n’avait apparemment pas accepté de supprimer mon entretien, mais en laissant entendre que certains matériels pédagogiques pouvaient potentiellement perturber les étudiants.
Le site Web de l’UKFLI expliquait même en février 2022 que Brunel serait heureux d’avoir l’opportunité d’explorer ces questions dans un forum ouvert. Malheureusement, ce mois-ci, Brunel a cédé sous la pression et changé radicalement de position.
La possibilité d’un débat ouvert a été annihilée. Mon entretien a été rayé du programme…
Le cas de l’Université Brunel faisant marche arrière sous la pression ouvertement politique du lobby pro-israélien n’est pas nouveau ni même unique.
Ce n’est qu’un exemple de l’hypocrisie, des réticences et de l’ambivalence au sein du milieu universitaire et ailleurs quant il est question de la liberté académique et de la pensée progressiste en général, en particulier en ce qui concerne la Palestine occupée.
Pour les Palestiniens et les autres peuples opprimés et colonisés, la connaissance est la voie pour changer en mieux une réalité souvent sinistre. Cependant, les obstacles auxquels nous sommes confrontés pour développer des connaissances professionnelles sont infinis.
Dans mon cas, je suis continuellement surmenée et privée du temps nécessaire pour réfléchir sur ma propre expérience en tant que sujet colonial, pour remettre en question et résister à l’empreinte de la colonialité sur ma pensée et ma pratique.
Chaque contribution est faite sous le stress du temps limité, de la privation de sommeil et de l’anxiété face à une attaque et un rejet potentiels.
Il y a une prise de conscience omniprésente que la mise en avant d’une contribution académique est financièrement épuisante, et les conférences et les revues exigent des honoraires qui peuvent dépasser le salaire mensuel d’un médecin spécialiste palestinien.
Comment pouvons-nous partager nos points de vue avec les lecteurs du monde entier et les participants à la conférence alors qu’ils ne représentent que ceux qui peuvent se permettre de financer leur présence et les revues auxquelles nous essayons de contribuer ?
L’ensemble du processus d’intégration des connaissances néglige les colonisés et les opprimés. Et lorsque quelques universitaires palestiniens parviennent à contourner les obstacles présentés par ce processus, nous devons également faire face à l’intimidation et à l’exclusion par Israël et ses partisans.
L’influence des groupes de pression pro-israéliens tels que UKLFI et le site Web Canary Mission pour imposer le silence aux voix palestiniennes, est omniprésente.
En ce moment, l’hypocrisie professionnelle continue et à long terme à propos de la Palestine est mise en évidence à travers la volonté de discuter de l’Ukraine dans les sphères universitaires, de la santé mentale et des sports.
L’université de Brunel a raté une occasion de résister à la pression sur « l’exception palestinienne » et d’accueillir une gamme complète de perspectives intellectuelles, y compris la pensée décoloniale.
Au lieu de cela, l’université est devenue la proie du lobbying pro-israélien et contribue ainsi à la répression et au silence du traumatisme en Palestine occupée.
Auteur : Samah Jabr
* Samah Jabr est médecin-psychiatre et exerce à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Elle est actuellement responsable de l'Unité de santé mentale au sein du Ministère palestinien de la Santé. Elle a enseigné dans des universités palestiniennes et internationales. Le Dr Jabr est fréquemment consultante pour des organisations internationales en matière de développement de la santé mentale. Elle est Professeur adjoint de clinique, à George Washington. Elle est également une femme écrivain prolifique. Son dernier livre paru en français : Derrière les fronts - Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation.
26 avril 2022 – Middle East Monitor – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah