
Palestinian protesters gather near the separation fence during the second week of the Great March of Return, east of Jabaliya, on April 6, 2018. - Photo : Mohammed Zaanoun / Activestills.org
Par Samah Jabr
Les luttes de libération ne se mènent pas seulement sur le champ de bataille ou contre un oppresseur venu de l’extérieur. Elles se déroulent dans l’esprit, dans les relations et dans la dynamique interne des mouvements de libération eux-mêmes, écrit Samah Jabr.
Le dernier avant-poste
Sous un bombardement incessant, deux combattants montaient la garde, leurs fusils en bandoulière, les yeux scrutant l’horizon. L’ennemi était proche, mais leur combat s’était déjà tourné vers l’intérieur d’eux-mêmes.
« Avant d’avancer, dit l’un d’eux, j’ai besoin de savoir : es-tu vraiment engagé ? N’as-tu jamais hésité ? »
L’autre poussa un soupir, las. « J’ai eu des faux-pas, je me suis remis en question, j’ai appris. Mais je suis là. »
« Cela ne suffit peut-être pas », répondit le premier.
Ainsi, au lieu de guetter l’ennemi, ils se mirent à s’observer mutuellement. Lorsque l’attaque survint, ils étaient trop rongés par le doute pour riposter. L’avant-poste tomba, non pas par manque de courage, mais parce qu’ils avaient confondu leur examen de conscience avec la résistance.
Les luttes de libération ne se déroulent pas uniquement sur le champ de bataille ou contre un oppresseur venu de l’extérieur. Elles se déroulent dans l’esprit, dans les relations et dans la dynamique interne des mouvements de libération eux-mêmes.
L’histoire de la décolonisation est remplie de mouvements de résistance qui, dans leur quête de pureté, se sont retournés contre les leurs, purgeant, contrôlant et exilant ceux jugés insuffisamment loyaux.
En Palestine, où l’existence même est un acte de résistance, l’une des plus grandes menaces auxquelles nous sommes confrontés n’est pas seulement la violence de l’occupant, mais aussi les divisions que nous intériorisons.
Lorsqu’un combat commence à tourner autour d’un contrôle idéologique plutôt que d’une émancipation collective, il s’affaiblit de l’intérieur. Ce n’est pas un hasard si les régimes coloniaux s’appuient sur la tactique de la division.
La question est la suivante : pourquoi faisons-nous parfois leur travail à leur place ?
Diviser pour régner : un héritage colonial
Le mandat britannique n’a pas seulement imposé une domination étrangère ; il a cultivé la fragmentation palestinienne, élevé certaines élites, encouragé les rivalités et manipulé les dirigeants de base.
Le projet sioniste a affiné cette stratégie en cooptant, infiltrant et dressant les organisations les unes contre les autres. Il en a résulté l’émergence d’informateurs, de ligues villageoises et de profondes divisions géographiques et politiques qui persistent aujourd’hui.
Mais le colonialisme ne se contente pas de diviser de l’extérieur. Il installe la division de l’intérieur. Lorsque les gens vivent sous surveillance, la suspicion s’installe.
Lorsque la dissidence est traitée par la dénonciation plutôt que par le débat, la résistance devient un exercice d’exclusion. La lutte, au lieu de s’étendre pour inclure autant de voix que possible, se contracte sous un contrôle étroit de conformité idéologique.
L’Organisation de libération de la Palestine [OLP], autrefois envisagée comme un vaste mouvement national, ne représente pas toutes les organisations palestiniennes. Au lieu de s’unir autour du projet de libération, les Palestiniens sont trop souvent contraints de choisir leur camp dans des conflits internes : entre les partis politiques, entre les dirigeants des territoires occupés et de la diaspora, entre la résistance armée et l’engagement diplomatique.
Dans chaque camp, la pression pour prouver sa loyauté devient plus forte que la volonté de construire une véritable solidarité.
Le piège de la politique de pureté
Les mouvements de libération nationale sont particulièrement vulnérables lorsqu’ils tombent dans le piège de la politique de pureté, c’est-à-dire la croyance qu’il n’y a qu’une seule façon correcte de résister et que tout écart est une trahison.
Nous avons déjà vu cela :
- Lors de la première Intifada, lorsque les dirigeants locaux et les militants indépendants ont été écartés par des structures hiérarchiques qui cherchaient à monopoliser la résistance.
- À l’époque d’Oslo, lorsque ceux qui s’opposaient au prétendu « processus de paix » étaient qualifiés d’obstructionnistes, pour que l’histoire leur donne ensuite raison.
- Dans les espaces intellectuels, où les universitaires palestiniens, comme Abdul Sattar Qasem, qui remettaient en question les récits dominants, qu’ils soient imposés par l’occupation ou par les autorités locales, étaient traités comme des menaces plutôt que comme des voix critiques nécessaires.
Lorsque les mouvements donnent la priorité à l’application de la discipline plutôt qu’à la promotion du débat, ils deviennent rigides, autoritaires et intolérants à la différence. Ils commencent à refléter les forces mêmes auxquelles ils s’opposent.
Les conséquences de la surveillance interne
La politique de pureté idéologique ne renforce pas un mouvement ; elle remplace la stratégie par la surveillance. Elle dévoie le temps et l’énergie nécessaires à la confrontation avec le véritable oppresseur et les gaspille dans le contrôle mutuel.
C’est précisément ce que veut l’occupation. L’État israélien profite du fait que les énergies palestiniennes sont consacrées à la surveillance idéologique plutôt qu’à la résistance.
Il profite du fait que les intellectuels palestiniens sont réduits au silence, non pas par la censure israélienne, mais par leurs propres pairs. Il en profite lorsque ceux qui pensent de manière critique et s’expriment avec courage sont ostracisés, ne laissant subsister que ceux qui se plient aux règles.
Mais l’histoire nous enseigne que les véritables mouvements de libération sont ceux qui rejettent les pulsions autoritaires, même dans les moments de crise. Les plus grands dirigeants palestiniens, qu’ils soient politiques, intellectuels ou spirituels, n’étaient pas ceux qui exigeaient l’obéissance, mais ceux qui appelaient à la conscience révolutionnaire, encourageaient le débat et favorisaient la complexité.
Vers une politique de libération
Une Palestine libre ne peut être une Palestine où le silence remplace le débat, où l’autorité centralisée dicte la pensée et l’action, où la loyauté se mesure non pas à l’engagement envers la justice, mais à la soumission au pouvoir.
Un mouvement révolutionnaire qui ne peut tolérer la diversité interne n’est pas assez révolutionnaire pour libérer la Palestine. Une lutte nationale qui exige l’obéissance plutôt que l’engagement n’est pas nationale mais sectaire.
Un projet décolonial qui reproduit la surveillance, l’exclusion et l’effacement de l’État colonial a déjà perdu son chemin.
La véritable libération est la capacité de penser, de parler et d’agir librement dans la poursuite de la justice. C’est la capacité de contenir les contradictions sans sombrer dans la division.
C’est le refus de devenir ce à quoi nous résistons.
Le chemin de la liberté n’est pas pavé de dénonciations, mais de dialogue entre les opprimés. Il ne se construit pas en éliminant la différence, mais en la considérant comme une source de force.
Si nous voulons construire une Palestine véritablement libérée, nous devons d’abord nous libérer de l’arme la plus insidieuse du colonisateur : l’envie de se retourner les uns contre les autres.
Auteur : Samah Jabr
* Dr Samah Jabr est une psychiatre consultante exerçant en Palestine, au service des communautés de Jérusalem-Est et de Cisjordanie, et ancienne responsable de l'unité de santé mentale au sein du ministère palestinien de la santé. Elle est professeur clinique associée de psychiatrie et de sciences du comportement à l'université George Washington à Washington DC. Elle est également membre du comité scientifique de l'« Initiative mondiale contre l'impunité (GIAI) pour les crimes internationaux et les violations graves des droits de l'homme », un programme cofinancé par l'Union européenne.Dr Jabr est formatrice et superviseuse, avec un accent particulier sur la thérapie cognitivo-comportementale (CBT), le mhGAP et le protocole d'Istanbul pour la documentation de la torture. Elle s'intéresse particulièrement aux droits des prisonniers, à la prévention du suicide et aux traumatismes historiques.Elle est une femme écrivain prolifique. Son dernier livre paru en français : Derrière les fronts – Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation.
Le Dr Jabr intègre son expertise médicale à son activisme, abordant souvent l'impact psychologique de l'occupation, des traumatismes historiques et de la guerre. Elle est l'un des membres fondateurs du réseau mondial de santé mentale de la Palestine et donne de nombreuses conférences sur la psychologie de la libération et les responsabilités éthiques des professionnels de la santé mentale dans les zones de conflit.
5 mars 2025 – Tranmis par l’auteure – Traduction : Chronique de Palestine – Lotfallah – Version originale
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