Par Samah Jabr
De nombreuses vidéos perturbantes d’abus infligés à des Palestiniens aux yeux bandés ont récemment fait surface sur les réseaux sociaux. L’une d’elles, filmée en Cisjordanie occupée, montre des soldats israéliens forçant des Palestiniens en détention, les yeux bandés, à écouter une chanson pour enfants, Meni Meni Meni Mamtera, en continu pendant huit heures.
Cette vidéo est devenue virale, déclenchant une tendance TikTok dans laquelle les Israéliens se moquent des Palestiniens détenus en reconstituant la scène. Même Yinon Magal, ancien membre de la Knesset et animateur d’une émission de télévision, a participé à cette activité avec ses propres enfants.
Ayant travaillé avec des victimes palestiniennes de la torture pendant près de deux décennies, j’ai été témoin direct des graves conséquences de telles pratiques. Les yeux bandés et la cagoule sont des tactiques couramment utilisées par l’armée, la police et les interrogateurs israéliens pendant la détention et les interrogatoires.
Souvent menées en conjonction avec la torture, ces pratiques rendent presque impossible pour les victimes d’identifier leurs tortionnaires, entravant ainsi les poursuites judiciaires. Ces actions sont devenues de plus en plus cyniques, se produisant fréquemment devant les caméras lors des actes génocidaires qui se déroulent actuellement à Gaza.
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De nombreux détenus déclarent avoir été coupés de leur environnement pendant la majeure partie, voire la totalité, de leur détention. Cette pratique condamnable soulève d’importantes préoccupations juridiques, éthiques et psychologiques.
Le bandeau sur les yeux, en tant que méthode de privation sensorielle, est particulièrement pernicieux. Elle a de profondes conséquences psychologiques et physiologiques – à court et à long terme – notamment des lésions oculaires, des blessures, de l’anxiété, des crises de panique, une désorientation, des problèmes cognitifs et des hallucinations.
La privation sensorielle exacerbe le déséquilibre de pouvoir entre la victime aux yeux bandés et l’interrogateur, amplifiant les sentiments de vulnérabilité, de peur et d’impuissance de la victime. En bloquant la capacité de voir, la victime devient plus dépendante des autres sens, ce qui intensifie la douleur physique et l’impact de l’interrogatoire.
Le fait d’avoir les yeux bandés crée un environnement psychologique d’obscurité et d’isolement privés. L’incapacité de voir son environnement favorise un sentiment de déconnexion de la réalité, rendant les victimes plus susceptibles d’être manipulées.
Cet isolement peut entraîner une augmentation du stress et du désespoir, accroissant ainsi la probabilité que l’individu fournisse des informations ou se conforme aux demandes de l’interrogateur.
Ces résultats concordent avec notre compréhension clinique selon laquelle la privation sensorielle peut entraîner des problèmes de santé mentale importants et des conséquences traumatisantes.
Cette tactique sert également à déshumaniser la victime. Les interrogateurs bloquent la connexion visuelle des victimes avec leur environnement et avec les interrogateurs eux-mêmes, diminuant ainsi le sentiment d’identité personnelle, de subjectivité et d’action des victimes ; ce qui permet à leurs interrogateurs d’exercer plus facilement un contrôle.
La méthode augmente le sentiment de désorientation, d’objectification et de suggestibilité de la victime. Une telle privation sensorielle délibérée vise à créer un environnement dans lequel la victime est plus susceptible de succomber aux pressions lors de l’interrogatoire.
Plusieurs des victimes de torture que j’ai examinées et qui avaient connu des semaines de privation sensorielle pendant leur détention, y compris les yeux bandés, ont décrit des symptômes dissociatifs.
Les victimes peuvent vivre des expériences hors du corps, un sentiment d’irréalité et un profond détachement de leur environnement ; ces symptômes peuvent persister même lorsque la privation visuelle prend fin et peuvent avoir un impact profond sur leur santé mentale. D’autres ont eu peur du noir et sont incapables de dormir spontanément.
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Même si les Israéliens peuvent argumenter que le fait de bander les yeux a des applications pratiques en matière de sécurité, nous savons que des tactiques psychologiques extrêmes aboutissent souvent à des informations peu fiables. Sous la contrainte, les individus sont plus susceptibles de faire des déclarations fausses ou exagérées.
Je crois en effet que le fait de bander les yeux sert à protéger les soldats israéliens du regard palestinien et de tout contact visuel potentiel avec les individus qu’ils interrogent. Cette séparation de l’aspect humain des actions israéliennes est un mécanisme de défense psychologique, permettant aux soldats de se distancier émotionnellement de l’impact de leur comportement.
Ce détachement émotionnel peut contribuer à un processus plus large de déshumanisation par lequel les soldats deviennent insensibles au coût humain de leurs actes. Des études sur la psychologie militaire indiquent qu’un tel détachement peut conduire à une agression accrue et à une plus grande probabilité de commettre des violations des droits de l’homme.
Il est crucial de reconnaître que le recours au bandeau sur les yeux et à la torture est largement défini comme une violation des droits de l’homme. Mais nous ne pouvons pas ignorer ce que nous avons vu, même lorsqu’Israël tente de cacher au monde ses actes génocidaires et d’empêcher l’opinion publique internationale de condamner ces actes.
Les Palestiniens appellent la communauté mondiale à fixer son regard sur Israël et à demander des comptes à ceux qui perpétuent de telles pratiques. Ce n’est qu’en s’attaquant à ces violations que nous pourrons protéger notre vision des droits de l’homme et maintenir une vision d’un monde meilleur.
Auteur : Samah Jabr
* Samah Jabr est médecin-psychiatre et exerce à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Elle est actuellement responsable de l'Unité de santé mentale au sein du Ministère palestinien de la Santé. Elle a enseigné dans des universités palestiniennes et internationales. Le Dr Jabr est fréquemment consultante pour des organisations internationales en matière de développement de la santé mentale. Elle est Professeur adjoint de clinique, à George Washington. Elle est également une femme écrivain prolifique. Son dernier livre paru en français : Derrière les fronts - Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation.
3 juillet 2024 – Middle East Monitor – Traduction : ISM-France – MR