Par Samah Jabr
Une histoire m’a été rapportée par des amis de Jérusalem travaillant dans des institutions israéliennes, qui m’ont fait connaître leur malaise à l’occasion du Yom HaZikaron, jour de commémoration en hommage aux soldats israéliens tombés au combat et en hommage à d’autres Israéliens décédés des suites du “terrorisme”. Ce jour-là, en Israël, une sirène retentit dans tout le pays et toutes les personnes sont tenues d’arrêter ce qu’elles font, y compris conduire une voiture, pour manifester par deux minutes de silence leur souvenir et leur respect à l’égard des morts. Une amie a déclaré que son patron israélien lui avait dit soit de se tenir debout dans une attitude respectueuse pendant que la sirène se faisait entendre, soit de ne pas venir travailler du tout ce jour-là. Une autre amie a déclaré qu’elle était allée aux toilettes de l’entreprise à ce moment-là, où elle avait trouvé douze autres femmes palestiniennes. Toutes se soustrayaient à l’obligation d’honorer ceux-là mêmes qui nous persécutent depuis les origines de l’idée d’établir l’État d’Israël sur ce qui est notre patrie.
Une deuxième anecdote m’a été dite, qui a eu lieu dans un collège israélien à Jérusalem où étudient des jérusalémites – Palestiniens de nationalité israélienne et juifs israéliens. Là, un panneau mural a été installé comme mémorial dédié aux soldats israéliens tombés au combat afin que les étudiants puissent écrire le nom de “leurs proches et allumer une bougie à leur mémoire”, comme l’explique le syndicat des étudiants. Le mur du mémorial a ensuite été retrouvé un jour avec les bougies éteintes et “Ramadan Kareem” inscrit sur le panneau. La police et les partis politiques de droite ont alors été impliqués dans cette affaire. Une jeune fille de Jérusalem a été accusée d’avoir commis cet “acte de vandalisme” et six autres personnes ont été accusées de la soutenir. Tous sont actuellement en attente d’une mesure punitive. La condamnation de l’acte toucherait “tous les Arabes” du collège, lesquels devraient en partager la culpabilité et la honte. Personne n’a fait remarquer que la présence de ce tableau en premier lieu efface la mémoire et l’histoire nationale des Palestiniens.
Récemment et à destination de l’Union européenne, Israël a lancé des accusations et tenus des propos provocateurs contre des écoles palestiniennes. Federica Mogherini, haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a répondu par écrit à cette interpellation, disant qu’une étude sur les programmes scolaires palestiniens était en préparation : “Les termes de référence de l’étude sont en cours de préparation avec une identification des incitations possibles à la haine et à la violence, ainsi que de tout éventuel non-respect des normes de l’UNESCO en matière de paix et de tolérance dans le domaine de l’éducation.” Aucune étude de ce type n’est prévue dans les programmes scolaires israéliens ! Les Israéliens exigent apparemment que les programmes scolaires palestiniens effacent complètement la carte et l’histoire de la Palestine et, à la place, enseignent l’histoire de l’Holocauste européen à des jeunes déjà noyés sous les tourments de leurs expériences de vie immédiates.
Je suis totalement en faveur d’une étude académique et d’une réforme des programmes scolaires palestiniens – une étude examinant dans quelle mesure les programmes scolaires palestiniens enseignent la pensée critique, l’autonomie et le libre arbitre, ainsi qu’une réforme qui aide les jeunes Palestiniens à comprendre leur expérience actuelle dans le contexte de la véritable histoire palestinienne. Cette réforme n’aura rien à voir avec la version déformée et amputée de l’histoire palestinienne conforme à la “volonté et aux valeurs” des donateurs. Ce qui est nécessaire, c’est d’étudier et de réformer notre programme d’études, élaboré par les Palestiniens et pour les Palestiniens.
Récemment, le ministère palestinien de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, en présence de hauts responsables palestiniens tels que M. Azzam, M. Saeb Erekat, a publié un livre intitulé Our Role Model is Our President, qui présente une photo de Mahmoud Abbas et dit contenir des extraits de ses commentaires. Ces responsables ont d’abord fait l’éloge de l’ouvrage et annoncé qu’il serait distribué dans toutes les écoles de Palestine. Mais cette initiative a suscité tant de critiques et de railleries de la part des médias universitaires et populaires que le gouvernement a abandonné son soutien à ce projet, annonçant que cet opuscule ne ferait finalement pas partie du programme d’études.
C’est une période de l’année angoissante pour nous – lorsque nous nous souvenons des événements tragiques qui ont conduit à l’occupation de la Palestine et anticipons ce qui doit encore survenir avec “l’accord du siècle”. Nous investiguons l’histoire mal connue des vaincus, redécouvrant ainsi tout l’aspect diabolique du projet sioniste et des puissances internationales qui ont fourni tous les moyens nécessaires aux juifs colonisateurs dans leur conquête de la nation palestinienne. Nous y voyons la trahison des dirigeants arabes officiels qui ont privé les Palestiniens de leur force, et la naïveté et l’incompétence des dirigeants palestiniens qui ont fait confiance à ces dirigeants arabes et aux puissances occidentales.
La Nakba avait débuté de nombreuses années avant l’établissement de l’actuel Israël et se poursuit encore de nos jours. Elle se reflète dans nos profondes appréhensions concernant cet “Accord du siècle” et notre conscience du fait que la dynamique du pouvoir n’a pas fondamentalement évolué depuis ces débuts. La Nakba n’affecte pas seulement les Palestiniens, mais le monde arabe dans son intégralité, car toute la région est affaiblie et minée par l’occupation israélienne, même si ce sont les Palestiniens qui se trouvent sur la route et doivent être tués ou expulsés pour laisser la place à la nouvelle entreprise coloniale des empires occidentaux. L’État d’Israël a été créé grâce à un nettoyage ethnique, aux massacres et aux crimes similaires à ceux que l’État islamique a commis de nos jours pour créer un autre État religieux. La différence est qu’Israël a réussi à en effacer la mémoire. Qui se souvient que les milices de la Hagana ont forcé les Palestiniens à creuser leurs propres fosses communes à Tantoura, puis les ont abattus et enterrés là les 22 et 23 mai 1948 ? C’est cela l’histoire de “l’armée la plus morale du monde”. Les principaux terroristes du passé sont devenus des hommes d’État et ont gagné les prix Nobel – même si l’affiche de recherche pour Menahem Begin pourrait servir de rappel.
Aujourd’hui, le concours de l’Eurovision organisé à Tel-Aviv le jour anniversaire des crimes de “l’indépendance” d’Israël est un exemple de la stratégie de lavage de cerveau qu’Israël a toujours exploitée pour inciter les gens à oublier l’histoire, même toute récente, où l’armée israélienne a tué 60 Palestiniens et en a blessé 2700 en une seule journée lorsqu’ils ont manifesté à la clôture de Gaza lors de la Grande Marche du Retour pour protester contre le déménagement de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem.
À une époque où la culture et la politique d’Israël sont hyper pointilleuses et extrêmement sensibles à leur propre histoire, Israël est implacable dans son attaque ininterrompue contre la nôtre. La guerre contre notre histoire fait partie de la guerre sur notre univers mental et de la poursuite du nettoyage ethnique de la nation palestinienne. Nous avons des souvenirs chargés de souffrance alors que nous avons foi en l’avenir. Il se dit que ceux qui ne se souviennent pas de leur passé sont condamnés à le répéter.
* Samah Jabr est psychiatre et psychothérapeute à Jérusalem, et Professeur adjoint de clinique, Université George Washington. Elle milite pour le bien-être de sa communauté, allant au-delà des problèmes de santé mentale. Elle écrit régulièrement sur la santé mentale en Palestine occupée.
18 mai 2019 – Middle East Monitor – Traduction : Chronique de Palestine