Comment la famine imposée par les Israéliens à Gaza affecte les Palestiniens dans le reste du monde

Shaima, âgée de 8 ans, attend son tour dans la foule pour recevoir un repas d'une organisation caritative qui distribue de la nourriture gratuitement dans la ville de Rafah, au sud de la bande de Gaza. « Cela fait deux heures que j'attends ici, mais je n'ai rien reçu. Ma mère et ma petite sœur m'attendent. Elles n'ont pas mangé depuis hier» - Bande de Gaza, décembre 2023 - Photo : UNICEF/UNI495569/ZAGOUT

Par Samah Jabr

En tant que praticienne de la santé mentale, je rencontre de plus en plus souvent chez les Palestiniens des troubles de l’alimentation dus à des traumatismes socio-politiques.

La guerre israélienne contre Gaza s’est manifestée sous diverses formes brutales, la plus insidieuse et la plus dévastatrice étant l’arme de la famine. Le 9 octobre 2023, le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, a annoncé que « l’électricité, la nourriture et le carburant ne seront pas autorisés à Gaza ». La justification était qu’Israël « combat des animaux humains ».

Deux semaines plus tard, le membre de la Knesset Tally Gotliv a déclaré : « Sans la faim et la soif parmi la population de Gaza… nous ne pourrons pas soudoyer les gens avec de la nourriture, des boissons, des médicaments pour obtenir des renseignements. »

Au cours des mois suivants, Israël a non seulement entravé l’acheminement de l’aide aux Palestiniens de Gaza, mais a également pris pour cible et détruit les infrastructures de productions alimentaires, notamment les champs cultivés, les boulangeries, les moulins et les magasins d’alimentation.

Cette stratégie délibérée, qui vise à soumettre et à briser l’esprit du peuple palestinien, a fait d’innombrables victimes à Gaza, dont beaucoup de bébés et de jeunes enfants. Mais elle a également eu de profondes conséquences pour les Palestiniens du reste du monde.

En tant que professionnel de la santé mentale, j’ai été le témoin direct des conséquences psychologiques et physiques de ce châtiment collectif sur les habitants de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie occupée. J’ai observé des jeunes Palestiniens qui développent des relations compliquées avec la nourriture, leur corps et leur identité sociale et nationale en réponse aux horreurs dont ils sont témoins et dont ils entendent parler quotidiennement.

« La faim n’est pas une arme ! »

La guérison nécessiterait une intervention beaucoup plus complexe qui s’attaquerait non seulement aux traumatismes individuels, mais aussi aux traumatismes politiques et historiques à l’échelle de la société.

Des traumatismes produits par la politique et la société

Pour comprendre les effets de l’arme de la famine, il est essentiel de considérer le cadre social et psychologique plus large dans lequel elle se produit.

Ignacio Martín-Baró, figure emblématique de la psychologie de la libération, a affirmé que le traumatisme est produit socialement. Cela signifie que le traumatisme n’est pas simplement une expérience individuelle, mais qu’il est intégré et exacerbé par les conditions et les structures sociales qui entourent l’individu.

À Gaza, les structures traumatogènes comprennent le siège permanent, l’agression génocidaire et la privation délibérée de ressources essentielles telles que la nourriture, l’eau et les médicaments. Le traumatisme qui en résulte est aggravé par la mémoire collective des souffrances subies lors de la Nakba (le nettoyage ethnique massif des Palestiniens en 1947-8) et par les déplacements continus et l’oppression systémique de l’occupation.

Dans ce contexte, le traumatisme n’est pas seulement une expérience personnelle, mais une réalité collective, socialement et politiquement ancrée.

Bien que les Palestiniens vivant en dehors de Gaza ne subissent pas directement la violence génocidaire déclenchée par Israël dans cette région, ils sont exposés quotidiennement à des images et des récits poignants à ce sujet. La famine incessante et systématique des habitants de Gaza a été particulièrement traumatisante.

Quelques semaines après la déclaration de M. Gallant, les pénuries alimentaires ont commencé à se faire sentir à Gaza. En janvier, les prix des denrées alimentaires sont montés en flèche, en particulier dans le nord de la bande de Gaza, où un collègue m’a dit qu’il avait payé 200 dollars pour une citrouille.

À peu près à la même époque, des rapports ont commencé à faire état de Palestiniens contraints de mélanger du fourrage animal et de la farine pour faire du pain. En février, les premières images de bébés et de jeunes enfants palestiniens mourant de malnutrition ont inondé les médias sociaux.

En mars, l’UNICEF signalait qu’un enfant de moins de deux ans sur trois souffrait de malnutrition aiguë dans le nord de Gaza. En avril, Oxfam estimait que l’apport alimentaire moyen des Palestiniens dans le nord de Gaza ne dépassait pas 245 calories par jour, soit à peine 12 % des besoins quotidiens.

À peu près au même moment, le ministère palestinien de la santé a annoncé que 32 Palestiniens, dont 28 enfants, avaient été tués par la faim, bien que le nombre réel de victimes soit probablement beaucoup plus élevé.

Des histoires circulent également sur des Palestiniens tués par balle en attendant que l’aide alimentaire soit distribuée, ou noyés dans la mer alors qu’ils courent après des largages de nourriture par les gouvernements qui ont soutenu la guerre israélienne contre Gaza.

Dans une lettre publiée dans la revue médicale The Lancet le 22 avril, le Dr Abdullah al-Jamal, le seul psychiatre restant dans le nord de la bande de Gaza, a écrit que les soins de santé mentale avaient été complètement dévastés. Il a ajouté : « Les plus gros problèmes actuels à Gaza, en particulier dans le nord, sont la famine et le manque de sécurité.

La famine est une «mort lente et très cruelle»

La police est incapable d’agir parce qu’elle est immédiatement prise pour cible par des drones et des avions espions lorsqu’elle tente de rétablir l’ordre. Les bandes armées qui coopèrent d’une manière ou d’une autre avec les forces israéliennes contrôlent la distribution et les prix des denrées alimentaires et des produits pharmaceutiques qui entrent dans la bande de Gaza en tant qu’aide, y compris ceux qui sont largués par parachute.

Le prix de certaines denrées alimentaires, comme la farine, a doublé à plusieurs reprises, ce qui aggrave la crise de la population ».

Cas cliniques de traumatismes dus à la famine

La famine israélienne à Gaza a eu des répercussions psychologiques et physiques sur les communautés palestiniennes. Dans ma pratique clinique, j’ai rencontré plusieurs cas à Jérusalem-Est et en Cisjordanie occupées qui illustrent comment le traumatisme de la famine à Gaza se reflète dans la vie de jeunes Palestiniens éloignés de la zone de conflit. En voici quelques-uns.

Ali, un jeune homme de 17 ans originaire de Cisjordanie, a modifié son comportement alimentaire et a perdu 8 kg en deux mois à la suite de la détention de son ami par les forces israéliennes.

Malgré cette perte de poids importante, il a nié se sentir triste, affirmant que « la prison fait des hommes ». Cependant, il a pu exprimer plus ouvertement sa colère à l’égard des conditions de vie à Gaza, et ses troubles du sommeil suggèrent un profond impact psychologique. « Je ne peux pas m’arrêter de regarder les bombardements et la famine à Gaza, je me sens tellement impuissant. »

La perte d’appétit d’Ali est une manifestation de sa colère et de son chagrin intériorisés, reflétant le traumatisme social plus large qui l’a enveloppé.

Salma, qui n’a que 11 ans, a accumulé des boîtes de conserve, des bouteilles d’eau et des haricots secs dans sa chambre. Elle a déclaré qu’elle « se préparait à un génocide » en Cisjordanie. Le père de Salma a déclaré qu’elle devenait « hystérique » lorsqu’il ramenait à la maison des produits alimentaires coûteux comme de la viande ou des fruits.

La diminution progressive de sa consommation de nourriture et son refus de manger, qui se sont accentués pendant le mois de Ramadan, révèlent un profond sentiment d’anxiété et de culpabilité face à la famine qui frappe les enfants de Gaza.

Le cas de Salma illustre comment le traumatisme de la famine, même lorsqu’il est vécu indirectement, peut profondément altérer la relation d’un enfant avec la nourriture et son sentiment de sécurité dans le monde.

Layla, une jeune fille de 13 ans, présente une mystérieuse incapacité à s’alimenter, décrivant la sensation que « quelque chose dans ma gorge m’empêche de manger ; il y a une épine qui bloque mon gosier ». Malgré des examens médicaux approfondis, aucune cause physique n’a été trouvée.

Une discussion plus poussée a révélé que le père de Layla a été arrêté par les forces israéliennes et qu’elle n’a plus entendu parler de lui depuis. L’incapacité de Layla à s’alimenter est une réponse psychosomatique au traumatisme de la détention de son père et à sa prise de conscience de la famine, de la torture et de la violence sexuelle infligées aux prisonniers politiques palestiniens.

Elle a également été profondément affectée par les informations faisant état de la famine et de la violence à Gaza, établissant des parallèles entre la souffrance à Gaza et le sort incertain de son père, ce qui a amplifié ses symptômes psychosomatiques.

Riham, une jeune fille de 15 ans, a développé des vomissements involontaires répétitifs et un profond dégoût pour la nourriture, en particulier la viande. Sa famille a des antécédents d’obésité et de gastrectomie, mais elle a nié toute préoccupation concernant son image corporelle. Elle attribue ses vomissements aux images de sang et de démembrement des habitants de Gaza qu’elle a vues.

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Au fil du temps, son aversion s’est étendue aux aliments à base de farine, par crainte qu’ils ne soient mélangés à du fourrage. Bien qu’elle comprenne que cela ne se produit pas là où elle se trouve, son estomac rejette la nourriture lorsqu’elle tente de manger.

Un appel à l’action

Les histoires d’Ali, de Salma, de Layla et de Riham ne sont pas des cas classiques de troubles alimentaires. Je les classerais plutôt parmi les cas de troubles alimentaires dus à un traumatisme politique et social sans précédent dans le contexte de Gaza et du territoire palestinien dans son ensemble.

Ces enfants ne sont pas simplement des patients souffrant de problèmes psychologiques particuliers. Ils souffrent des effets d’un environnement traumatogène créé par la violence coloniale permanente, la militarisation de la famine et les structures politiques qui perpétuent ces conditions.

En tant que professionnels de la santé mentale, il nous incombe non seulement de traiter les symptômes présentés par ces patients, mais aussi de nous attaquer aux racines politiques de leur traumatisme. Cela nécessite une approche holistique qui prenne en compte le contexte socio-politique plus large dans lequel vivent ces personnes.

Le soutien psychosocial doit permettre aux survivants de se prendre en charge, de retrouver leur dignité et de répondre à leurs besoins fondamentaux, afin qu’ils comprennent l’interaction entre les conditions d’oppression et leur vulnérabilité et qu’ils sentent qu’ils ne sont pas seuls.

Les interventions communautaires doivent être menées en créant des espaces sûrs permettant aux personnes de gérer leurs émotions, de raconter des histoires collectives et de retrouver un sentiment de contrôle sur leur vie.

Les professionnels de la santé mentale en Palestine doivent adopter un cadre de psychologie de la libération, intégrant le travail thérapeutique au soutien communautaire, à la défense des intérêts publics et aux interventions structurelles. Il s’agit notamment de s’attaquer aux injustices, de remettre en question les récits qui normalisent la violence et de participer aux efforts visant à mettre fin au siège et à l’occupation.

Le plaidoyer des praticiens de la santé mentale permet aux patients d’être légitimés, de réduire l’isolement et d’encourager l’espoir en faisant preuve de solidarité.

Ce n’est que par une telle approche globale que nous pouvons espérer guérir les blessures des individus et de la communauté.

2 novembre 2024 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine – Éléa Asselineau